Chapitre 5

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— Quels visionnaires ces Tryo, on adore. Qui veut dire quelque chose ? Chloé, nous t'écoutons.

— Je mettrai les photos que j'ai prises hier sur le site, vous pourrez juger de l'étonnement de Mathéo qui se lit très bien sur son visage, c'est amusant et vous ferez sa connaissance.

— Je suis allé faire un tour sur le net, enchaîne Manu, et je peux vous dire que ce qui a démarré hier chez nous est en train de se propager dans tous les pays. C'est une révolution mondiale. Cela doit faire grincer les dents de nos élites.

— Tu m'étonnes ! s'exclame Sylvain. Ils doivent être bien ennuyés, avec les élections qui pointent leur nez. Ça va compliquer leur travail de propagande. Nous n'avons pas fini de les voir parader sur le marché. En attendant, depuis la panne, je constate un changement dans les comportements. Là où les télés se sont éteintes, les yeux des gens se sont rallumés. Il n'y a pas de mot pour raconter, ça se voit, c'est tout. Et c'est beau !

— Je me demande comment ils vont s'y prendre pour remettre les gens devant, dit Mathéo. Ils ne vont pas se laisser faire, croyez-moi.

— Alors là, nous n'avons pas la réponse, répond Sylvain. Mais c'est un sacré problème pour eux. Sans la manipulation médiatique nos esprits reprennent leur indépendance et les choses risquent d'être différentes.

— Je ne vois pas comment ils pourraient empêcher les gens de réfléchir et d'évoluer si tout le monde récupère cent pour cent de son temps de cerveau ! Allez, puisque nous n'avons pas les réponses à ces questions, écoutons le "j'accuse" de Saez ».

Manu lance le morceau au moment où Louise et Juju font leur entrée dans le studio.

— Sylvain, ton fils est un amour.

— Comment veux-tu qu'il en soit autrement ? Il a de qui tenir.

— Nous vous écoutions en faisant la cuisine et nous avons eu très envie de venir vous rejoindre.

— Super ma Louisette, tu ne viens pas assez souvent, lui dit Chloé en souriant.

— C'est Juju qui m'a motivée.

— C'est bien mon garçon. Tu préfères faire de la radio plutôt que de jouer à la console, tu grandis et je suis fier de toi !

— Euh... Je jouerai quand même après manger...

— Allez c'est reparti. Trois, deux, un, décompte Manu. « Chers auditeurs et auditrices, nous attendons vos appels. Vous aussi, vous avez droit à la parole sur Radio Bulle. Je vous informe que Louise nous a rejoints, bonsoir Louise.

— Salut vous tous. J'écoutais l'émission à la cuisine et je veux apporter mon témoignage. C'est un secret pour personne ici, moi, je suis accro à la télé et aux nouvelles technologies.

— La preuve que l'on peut s'entendre et que les différences ne sont pas un problème, souligne Manu.

— C'est vrai ! confirme Louise. J'ai toujours eu la télé et pour moi cette panne a été un vrai sevrage. Je veux le dire : moi, la télé je l'aime.

— Donc, tu n'as pas balancé ton poste... lui reproche Chloé, mine de rien.

— Pas question, je le garde ! rétorque Louise avec fermeté. Il faut bien que quelqu'un puisse vous informer de ce qui se passe dans la boîte à images, maintenant que la révolution est en cours. Je serai votre espionne.

— OK, Louise 007 ! rigole Manu. Ah, nous avons un appel. Bonsoir, cher auditeur. Qui es-tu ? C'est à toi, nous t'écoutons.

— Salut à tous. Chris de Bordeaux. J'ai envie de donner, moi aussi, mon avis d'accro au petit écran.

— Salut Chris, donc comme Louise, tu restes fidèle à "thé ou café", "Top chef" et "l'amour est dans le pré" ? questionne Sylvain, un brin provocateur.

— Je suis plutôt reportages sur Arte, mais oui, et je suis content d'avoir entendu Louise il y a deux minutes, parce que je craignais que, dans votre bulle, il ne se trouve que des convertis de longue date.

— Tu oublies que nous menons une expérience dont le but est de prouver que nous pouvons tous vivre ensemble quand chacun y met du sien et s'applique à respecter l'autre.

— Donc vous avez encore la télé au camp. Louise j'aimerais savoir, depuis que les programmes ont repris, tu la regardes comment la télé ? Comme avant, ou pas ?

— Ben, pareil et pas pareil. Manu soulève les sourcils et enchaîne.

— Tu peux préciser Louise, ta réponse n'est pas limpide.

— En fait, j'ai toujours allumé la télé le matin, les infos, la météo, bref, là aucun changement. Quand je vous laisse le soir, c'est pareil, je me glisse sous ma couette et je regarde n'importe quoi. C'est ma façon à moi de décompresser. Par contre, quand mon regard se pose dessus, elle n'est plus la même, je la regarde avec un peu de méfiance, comme une vieille connaissance dont on ne se méfie pas assez et qui pourrait bien nous trahir. Mais une chose a changé, avant j'étais plus télé que lecture, et maintenant c'est l'inverse. Et toi Chris ?

— D'une certaine façon je me rends compte que souvent elle n'est qu'un bruit de fond. Qu'elle me donne l'impression d'une présence. C'est un leurre, un piège mais qui me rassure. Faut dire que nous sommes la première génération à avoir grandi avec elle. C'est comme un membre de la famille, ajoute-t-il en riant.

— Est-ce que depuis la panne tu as fait des activités que tu ne faisais pas avant ? demande Chloé à l'auditeur.

— Oui, les mardis soirs je vais dans un café de mon quartier, nous faisons des tournois de tarot et les vendredis après-midi je suis dans une association pour donner un coup de main. C'est pas grand-chose, je vais animer un atelier de bricolage où nous réparons du matériel électronique.

— Pas grand-chose, mais au contraire, réparer c'est bon pour la planète, c'est super ! Vive la panne ! s'enthousiasme la militante.

— C'est vrai, et je me suis aussi rendu compte que de rendre service aux autres m'apporte énormément.

— Là, on est tous à cent pour cent d'accord avec toi Chris. As-tu une autre question ? interroge Manu.

— Pas d'autre question, et puis je suis content d'être représenté sur l'antenne par Louise. Bises à vous tous. Salut.

— Merci de ton appel et pour ce témoignage, à bientôt Chris. Nous avons un autre appel. Bonsoir.

— Salut la compagnie. Moi, j'ai balancé ma télé et cela m'a fait trop plaisir !

— Je suis ravie de l'entendre, se réjouit Chloé. Quel est ton prénom, charmante auditrice ?

— Bénédicte. J'appelle de Biarritz. Vous parliez de Capbreton tout à l'heure et bien sachez qu'à Biarritz aussi les places ont leurs montagnes d'écrans. C'est in-croy-able.

— Salut Bénédicte. Est-ce que tu aurais cru cela possible, avant la panne ? Tu en étais où, toi, dans ta relation avec ton petit écran ? enchaîne Manu.

— Ah non, franchement, il y a un mois de ça, on m'aurait dit « balance ta télé » j'aurais répondu « ça va pas bien non ! ».

— Que s'est-il passé ? Tu aurais pu faire comme Louise, Chris et plein d'autres, garder ton poste. Pourquoi l'as-tu jeté ? poursuit Manu.

— J'ai un mari et deux enfants, cinq et huit ans, nous avons redécouvert le sens du mot famille. Nous nous sommes rendu compte grâce à cette panne, à quel point elle nous avait éloignés les uns des autres. Cet arrêt brutal nous a obligés à passer plus de temps à faire des trucs ensemble. Les sorties, le ménage, la cuisine, les courses, les jeux de société, nous nous sommes rapprochés, retrouvés. Je reconnais que c'était de notre part une solution de facilité et que nous sommes responsables. Pour nous la panne a été un déclencheur, sans elle je serais passée à côté de ma famille. Cela me semble impensable aujourd'hui. Et c'est tous les quatre que nous avons répondu à l'appel du collectif, nous en avons balancé trois hier soir.

— Ah quand même, presque un chacun. Ton témoignage me donne des frissons. Regardez, j'ai les poils des bras qui se dressent. C'est fort, Bénédicte, ce que tu viens de dire, s'émeut Sylvain.

— Il ne nous reste plus qu'à modérer la consommation de nos autres écrans, on essaye en tout cas. Nous apprenons à nous ménager du temps sans portable, sans internet, sans console, on appelle ça nos voyages dans le temps, c'est très amusant. Les enfants sont beaucoup plus calmes et nous constatons une vraie amélioration dans leur comportement. C'est trop bien !

— Merci Bénédicte, bisous à toute la famille qui nous écoute, je suppose, dit Manu, voyant un autre appel en attente.

— Oui, nous sommes tous là, tchao.

— Merci à vous quatre, à bientôt. Nous ne pourrons pas tous vous prendre à l'antenne ce soir, il y a de nombreux appels, s'excuse Manu. Bonsoir...

— Bonsoir, Jean-Marc de Bordeaux. Je viens pousser un coup de gueule !

— Vas-y, libère-toi, nous t'écoutons... lance Manu en soulevant les sourcils.

— Je travaille à la mairie et nous sommes un peu dépassés ! Alors faudrait arrêter les conneries !

— Oui, toutes les communes vont avoir un souci dans les jours à venir, c'est sûr, confirme Sylvain calmement pour tenter de désamorcer la colère qu'il entend dans la voix de l'auditeur.

— J'en appelle au bon sens, arrêtez ! Les téléviseurs contiennent des matériaux toxiques qui nécessitent un traitement particulier avant recyclage. Cette idée à la con risque de se transformer en catastrophe écologique. C'est bien gentil tout ça, mais faudrait réfléchir avant de faire n'importe quoi !

— Jean-Marc, est-ce que tu veux dire qu'après avoir pollué nos esprits, les télés vont polluer notre environnement, c'est bien cela ? tente Chloé qui ne veut rien lâcher.

— C'est ça, faites les marioles ! Nous sommes confrontés à un très gros problème, beaucoup de mairies ne savent pas où elles vont évacuer ces montagnes de déchets ! Les déchetteries vont être rapidement saturées. Nous ne serons pas en mesure de nettoyer avant plusieurs jours, voire plusieurs semaines ! Vous vous prétendez écolos, non ? s'énerve Jean-Marc.

— Je comprends ta colère et en tant que jardinier, j'avoue que cela m'interpelle. Tu as raison de nous alerter. Je me joins à toi et j'invite tous ceux qui nous écoutent à ne plus alimenter les montagnes de déchets électroniques sur les places. Pensons à nos enfants, à nous, et prenons soin de notre mère nourricière la Terre ! Vous pourriez peut-être envisager de demander de l'aide pour le nettoyage, propose Sylvain prenant immédiatement conscience de la mesure du problème soulevé par l'auditeur.

— Nous n'en sommes pas là. Pour le moment, nous ne savons ni où ni comment nous allons évacuer tout ça. Il est réellement urgent que ça s'arrête... s'inquiète Jean-Marc sans agressivité.

— Message reçu, le rassure Manu. De toute façon, je ne crois pas que nous ayons envie que les places de nos villes et de nos villages restent trop longtemps dans cet état. Salut et merci Jean-Marc ! Le temps passe vite, nous prenons un dernier appel, allô, allô...

— Bonsoir. Claire de Mimizan.

— Bienvenue Claire, nous t'écoutons, l'encourage Sylvain.

— Je suis d'accord avec Jean-Marc, mes fenêtres donnent sur une montagne d'immondices. C'est une horreur ! Est-ce que tout le monde est devenu fou ?

— Que se passe-t-il, concrètement, sous vos fenêtres, Claire ? demande Chloé, un peu moins combattante après le grave souci qui vient d'être évoqué, et percevant une fragilité dans la voix tremblotante de Claire.

— Les agents des services communaux ont sécurisé la place. Des barrières ont été installées, car il y a un risque d'effondrement par endroit. Les forces de l'ordre expliquent le problème à ceux qui arrivent encore pour jeter leur poste et commencent à verbaliser.

— Vous voulez dire les gardiens de la paix, Claire ? ironise Chloé, c'est plus fort qu'elle, elle est comme ça.

— Pardon, je ne comprends pas ?

— Vous dites : les « forces de l'ordre », moi je préfère dire : les « gardiens de la paix », cela m'aide à mieux respecter leur travail et leurs interventions.

— Ah ! Oui, vous avez raison de le faire remarquer, concède la douce voix de l'auditrice, donc « les gardiens de la paix » mettent des PV.

— Et vous, Claire, votre télé, vous ne l'avez pas passée par la fenêtre ? taquine Sylvain.

— Certes pas ! J'ai quatre-vingt-six ans et plus aucune visite. Je ne peux plus ni lire ni tricoter, vous ne vous rendez pas compte parce que vous êtes jeunes, mais nous sommes nombreux à ne plus voyager que grâce au Tour de France. C'est bien triste, mais c'est comme ça. Je n'ai plus qu'elle pour me distraire et garder l'impression de faire encore partie de cette société.

— Je ne sais pas vous, mais moi j'ai un peu honte quand je vous écoute, dit Manu. Merci beaucoup de nous avoir appelés, Claire.

— Je vous écoute souvent, juste avant "question pour un champion", je vous embrasse tous et ne changez pas l'heure de l'émission surtout.

— D'accord Claire, c'est promis et n'hésitez pas à nous rappeler, ajoute Chloé. Les révolutionnaires retardataires sont prévenus. Attention ! Les autorités ont sorti les carnets à souche. N'en jetez plus, pensez à notre belle planète ! Opération réussie de toute façon ! Faites-en des pots de fleurs, des aquariums pour poisson rouge ou ce que vous oserez imaginer. Je vous invite à m'envoyer des photos de vos réalisations, je les mettrai sur notre site pour donner des idées à ceux qui n'en auraient pas... Et aller discuter avec vos voisins !

— Ma pauvre Chloé, les flics ont des tablettes. Et tu oublies que les télés sont plates. Comment veux-tu en faire des pots de fleurs ou des aquariums ? s'esclaffe Manu.

— Pff, c'est vrai... Je m'en suis débarrassée depuis si longtemps...

— Nous allons nous quitter sur cet éclat de rire, conclut Manu dans l'hilarité générale. C'est fini pour ce soir. Salut et bonne soirée avec ou sans télé ! À demain, sur Radio Bulle, en direct du camp. Nous : nous passons à table. »

Devant eux, les voyants passent au rouge. Manu pianote sur les touches du clavier de l'ordinateur et lance une play-list.

— D'un peu plus, je pouvais même pas en placer une et on se fait engueuler, dit Louise en riant.

— Quand les gens appellent, nous leur laissons la parole, c'est le but, se justifie Manu.

— Je sais, mais c'est à chaque fois si différent, ajoute-t-elle en se levant.

— Oui, et parfois c'est bien utile d'avoir un moulin à paroles, glisse Sylvain. Alors Mathéo ? Cette première radio ?

— Très bien, j'adore.

— Nous passons à table dans une demi-heure, Juju une bonne douche va te faire du bien.

— Je peux la prendre dehors papa, au milieu des fleurs ?

En sortant de la radio, tous s'éparpillent comme une nuée de moineaux. Mathéo suit des yeux Julien et son père qui se dirigent vers un coin du terrain où il aperçoit une douche extérieure installée derrière un paravent végétal. C'est plus beau que dans les publicités. Manu part dans l'autre direction, il va au hangar préparer le marché du lendemain. Chloé prend Mathéo par l'extrémité de ses doigts et l'entraîne du côté du premier mobil-home. Derrière la haie de thuyas qui fait office de brise vue, l'ambiance est bucolique : sur une petite terrasse en palette de récupération se trouvent une table ronde en métal, recouverte d'une mosaïque multicolore et deux chaises pliantes en bois rouge. Dans des pots aux couleurs vives, des plantes aromatiques créent une atmosphère mentholée et citronnée, très agréable. La main sur la poignée de la porte, Chloé prévient :

— Sois indulgent, c'est le bordel. Bienvenue, chez moi !

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