Chapitre 6 (fin du chapitre 1)

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C'est effectivement un joyeux bazar : des livres, des CD, des photos moitié couleur moitié noir et blanc, des peintures, des sculptures, des herbes sèches... Bien plus de choses que le cortex frontal de Mathéo ne peut en appréhender en quelques minutes. Ses yeux se posent dans ceux de Chloé et s'y arrêtent. Ils se sourient en silence et c'est comme une promesse d'infinies surprises entre eux. Le cerveau reptilien de Mathéo, en revanche, fonctionne à merveille, il est submergé par une foule d'émotions. Il se contente d'enlacer l'objet de ses désirs et de regarder autour de lui, en berçant leurs deux corps lentement. Une joie envahit son être, ce n'est pas une exaltation, c'est doux et tendre. Tout l'étonne, et en même temps, tout lui apparaît comme une évidence. Il y a un accord entre l'intérieur et l'extérieur de lui. Chloé se détache de son étreinte et fait un peu de place sur la table entre les deux banquettes. Ils s'assoient chacun d'un côté. Mathéo pose ses coudes sur la table, positionne ses mains devant lui, face à elle, et écarte les doigts. Chloé place ses mains grandes ouvertes sur celles de Mathéo et leurs doigts se referment, comme deux morceaux d'une même machine qui se rejoignent et s'accrochent l'un à l'autre.

— Je t'ai inscrit sur le tableau pour la semaine prochaine, annonce-t-elle.

— Tu m'ouvres ta bulle ! Rien ne peut me faire plus plaisir que de rester ici, avec toi.

— Allons rejoindre les autres ! Si nous restons cinq minutes de plus tous les deux, comme cela, je ne réponds plus de rien.

— Je peux t'embrasser quand même ?

— Ce ne serait pas prudent ! Je n'ai aucune volonté. Ils se lèvent en riant.

Mathéo passe une main légère le long de la colonne vertébrale de Chloé et s'arrête sur le haut de sa chute de rein, puis la pousse délicatement dehors. À la maison, tout le monde s'active. Sylvain et Juju mettent la table sur la terrasse. La température est estivale.

— Contente de vous voir revenir vers nous. J'avais un doute, avoue Louise.

— Tu sais bien que rien ne peut rivaliser avec ta cuisine, la taquine Chloé.

— C'est vrai, confirme Manu, la délicieuse odeur de ta poêlée de légumes m'a sorti de sous la douche, impossible de résister.

— Quelle journée ! Comment cette expérience a commencé ? Vous vous connaissiez tous ? questionne Mathéo en se laissant tomber sur une chaise.

— Tout cela est parti d'une folie, répond Louise. N'est-ce pas, Chloé ?

— Oui, ma Louisette, comme le disait La Rochefoucauld qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit. Mathéo voit de l'amour dans le regard que Louise et Chloé échangent.

Elles sont si différentes et pourtant, elles semblent ne faire qu'une seule et même personne par moment. Manu coupe l'herbe sous le pied des deux femmes avant qu'elles ne se lancent dans l'historique du projet.

— Pardon les filles, j'éprouve beaucoup de plaisir à évoquer tous ces souvenirs, mais demain je me lève très tôt... Si cela ne vous dérange pas je préférerais que l'histoire se fasse en deuxième partie de soirée. Par contre, Mathéo, si tu veux bien nous en dire un peu plus sur toi. Excuse-moi, mais je suis curieux. Tu débarques d'un voyage en mer en solitaire ? C'est pas banal comme aventure.

Manu est un homme discret et avenant, toujours à l'écoute des autres. À l'aube de ses cinquante ans, il a conservé la capacité enfantine de s'émerveiller de tout.

— Manu est un gros dormeur, Mathéo. Il faut bien comprendre que pour lui, le marché, c'est une corvée, explique Sylvain.

— Ce n'est pas le marché, c'est de m'arracher du lit de bonne heure qui me coûte. Je ne veux rien imposer à personne, ce n'était qu'une suggestion, les amis.

— Non, tu as raison Manu. Si les filles commencent à parler, nous ne pourrons plus les arrêter, ajoute Sylvain en riant aux éclats.

— C'est toi qui dis ça, Sylvain ? Non mais, je rêve ! s'insurge Louise, faussement outrée.

— Pour une fois que ce n'est pas moi qui me fais chambrer comme pipelette, j'en profite. Et surtout, nous non plus, nous ne voulons pas trop traîner, parce qu'avec Juju, demain, nous allons draguer les filles à la plage.

— OK les gars, intervient Louise, j'avoue que moi aussi j'aimerais bien en savoir un peu plus sur toi Mathéo.

— C'est maintenant que va démarrer un véritable interrogatoire, prévient Chloé en faisant un clin d'œil à son nouvel ami.

— Je trouve tout à fait normal que vous ayez envie de savoir qui je suis. J'arrive, vous m'ouvrez grand votre porte, je serais bien ingrat de ne pas accepter de vous en dire un peu plus. De toute façon, cela va aller assez vite. Au risque de vous décevoir, mise à part ma parenthèse aquatique, destinée à éliminer toutes les toxines que je m'étais mises dans le corps auparavant, je n'ai jamais rien fait d'exceptionnel. Pour tout vous dire, je rentre d'un sevrage, comme croisière il y a mieux. J'ai passé ma vie à me défoncer et je ne sais même pas par quel miracle je suis encore en vie. Mais, je m'en suis sorti, la drogue c'est terminé.

— Eh bien dis donc, c'est un peu extrême comme solution, s'étonne Manu songeur. Il y a bien longtemps que je n'ai pas entendu parler de ce type de sevrage à la dure. Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, on enfermait les camés dans une pièce et on les laissait souffrir, parfois mourir. Je croyais que les choses avaient évolué. Depuis combien de temps en prenais-tu ? Pourquoi ne t'es-tu pas fait aider par un médecin ?

— Une chose en entraînant une autre, les soirées, les copains, l'argent de poche, la facilité à se fournir, la fête qui ne s'arrête jamais... La dépendance s’installe et le rapport au produit change. Il n'est plus festif, il devient quotidien. J'ai fait plusieurs séjours en cure de désintoxication, sans succès. Ton médecin devient ton dealer de Subutex et rien ne change en définitive. J'ai replongé à chaque fois. J'ai cramé une partie de ma vie avec ces saloperies. Puis, est arrivé le drame, quelqu'un de... très cher...

Les yeux de Mathéo se perdent dans le vague. L'image d'une jeune fille étendue dans un linceul, plane devant lui comme un hologramme qu'il est le seul à voir. Sa vision se trouble. Il essuie d'un revers de bras la larme qui vient de s'échapper du coin de son œil. Louise voit qu'il a besoin d'une pause et brise le silence.

— Plus personne ne veut de l'entrée ? Je vais chercher la suite. Qui vient m'aider ?

Sylvain se lève et secoue les cheveux de Juju en passant. Chloé se penche doucement vers Mathéo et dépose un baiser léger sur sa joue. Il la regarde. Ce petit geste tendre, le ramène autour de la table et fait disparaître son fantôme. Louise et Sylvain reviennent les bras chargés de plats fumants aux arômes méditerranéens. Il reprend :

— En début d'année, j'ai enterré ma petite sœur, Lucy, dix-sept ans, une overdose.

Il n'est pas nécessaire qu'il en dise davantage. La blessure de Mathéo est béante. Chloé prend sa main, leurs doigts s'emmêlent et se resserrent.

— Je suis contente que tu n'aies pas fait naufrage, murmure-t-elle dans le creux de son oreille.

Le côté Mère Teresa de Louise entre en action, compatissante et décidée à chasser les idées noires de Mathéo, elle lève son verre.

— À cette belle nuit d'été, à l'aventure, à la révolution et aux rencontres providentielles !

Mathéo sourit pour remercier, lève son verre et embrasse Chloé dans le cou. Son odeur est devenue pour lui une symphonie de joie. Il lui baise la main avant de la lâcher et de se lever pour trinquer avec Louise à l'autre bout de la table. Sylvain entame une tirade où il vante à Mathéo la qualité des produits qu'ils dégustent, tous parfaitement bios et savoureux, histoire de changer de sujet.

— Pas besoin de saletés chimiques dans le jardin si l'on sait associer les fruits, les légumes et laisser une place aux herbes folles et aux fleurs. La nature a tout prévu, c'est la magie de l'écosystème. Chaque plante a ses qualités et ses défauts, comme les humains, le secret est de savoir bien les mélanger. Dans le potager aussi, c'est la vie en communauté.

— Et voilà, c'est parti ! soupire Louise en rigolant.

— Arrêtez-le ! La drague ne sera pas fameuse, demain matin ça va être grasse matinée... ajoute Chloé.

— Vous exagérez les filles ! répond Sylvain, dépité.

— Tu ne vas quand même pas te servir de Juju pour attendrir les nanas ? demande Louise.

— Je vais me gêner ! Viens mon Juju, nous avons une stratégie à mettre au point. Julien lève les yeux au ciel et se tourne vers son père.

— Tu ne vas pas me parler toute la nuit ?

Tous éclatent de rire.

— Je vais profiter du voyage moi aussi. J'ai un bon bouquin qui m'attend et il ne faut pas que je tarde à dormir, annonce Manu.

— C'est quoi ton bouquin ? lance Louise.

Les griots célestes de Pierre Bordage, c'est excellent, je l'ai pris dans le salon.

Sylvain, Juju et Manu débarrassent leurs couverts et laissent Louise, Chloé et Mathéo finir la soirée tous les trois. Les filles expliquent à Mathéo qu'ils laissent leurs livres dans le salon quand ils les ont lus. C'est la petite bibliothèque de la maison. Le propriétaire du livre inscrit son prénom sur la première page s'il souhaite que le livre reste ici. Sinon, une étiquette livre en liberté est collée dessus avec la date. Au bout d'un an, ils le mettent dans le camion puis le déposent dans un lieu public, un square, un arrêt de bus, dans la salle d'attente du dentiste ou chez le coiffeur, dans un bistrot, bref, n'importe où. Ils indiquent sur le site internet l'endroit où ils l'ont laissé. La personne qui le prend fait la même chose une fois qu'elle l'a lu. Parfois ils regardent sur le site pour savoir jusqu'où voyagent les livres.

— C'est rigolo et surprenant, les bons côtés de la technologie ! balance Louise pour taquiner Chloé.

— De la littérature en liberté, répond Mathéo séduit par la démarche. Tout est comme cela ici ?

C'est si différent de ce qu'il a toujours connu, son milieu aisé où l'argent est le centre de tout.

Il a l'impression d'avoir débarqué sur une autre planète où tout est réfléchi, partagé, on pense aux autres et à l'environnement. Finalement il se demande si être pauvre ce n'est pas plus planant que tous les shoots qu'il s'est fait en quinze années de dope. Un sourire candide se dessine sur son visage et Chloé s'empresse de le ramener à la réalité.

— Oui, tout est comme ça, mais il y a des règles pour la cuisine : celui qui doit préparer le repas le lendemain, doit aussi faire la vaisselle de la veille. La cuisinière, demain, c'est moi, alors action !

Il lui donne un coup de main pour débarrasser et faire la plonge. Louise propose une tisane et demande à Chloé ce qu'elle peut mettre dedans. Chloé récolte et fait sécher les plantes. Ils en vendent sur le marché en plus des légumes, des fruits et des confitures, c'est compris dans le forfait qu'ils acquittent à la Mutuelle Sociale Agricole. Mathéo est à nouveau sur le cul et s'esclaffe :

— Je croyais que les tisanes étaient juste bonnes pour les maisons de retraite.

— Tu vas goûter et nous en reparlerons, lui répond Louise sans rigoler.

— D'où tu connais les plantes, Chloé ?

— J'ai appris un peu dans les livres et puis surtout avec des cueilleurs, sur le tas. Grâce au woofing. D'ailleurs, cette année au mois d'octobre, je vais une semaine chez un producteur de safran, pour apprendre et aider à la récolte. En fait, ce sont des agriculteurs, des artisans, des maraîchers, orientés bio, qui t'accueillent chez eux, et contre le gîte et le couvert, tu leur donnes un coup de main. C'est un échange de savoir et d'expérience, une entraide. Ce sont toujours de belles rencontres. Il nous arrive d'accueillir des woofeurs ici aussi.

— Vraiment, cela existe ? interroge-t-il.

— Non mais d'où tu sors ? s'exclame Louise. Ils n'en font pas la publicité, mais quand même... Tu ne t'es jamais intéressé à rien. Enfin, vu ce qui se passe, les médias vont bien finir par relayer ce genre d'initiatives. Toutes ces montagnes de télés cassées sur les places publiques, c'est dingue !

Elle secoue la tête de gauche à droite et écarte les bras paumes vers le ciel pour marquer son incrédulité.

— C'est fou, mais c'est si beau un peuple en pleine action pacifique et intelligente ! ajoute Chloé en quittant son tablier de plongeuse.

— Hum, c'est bon votre breuvage, les filles.

— Tu vois, nous sommes tous pétris de préjugés. Les tisanes pour les vieux, non mais... C'est la pharmacie de la nature, tout est là. En plus, la cueillette des simples c'est aussi de belles balades, renchérit Chloé.

— Des simples ?

— Oui mon cher Mathéo, c'est le pseudo des plantes médicinales. Il est plus joli que mauvaises herbes et beaucoup plus juste. Une mauvaise herbe cela n'existe pas, nous appelons ainsi les végétaux et les humains dont les qualités sont méconnues ou mal utilisées, dit Louise avec malice.

— Je me sens ignorant, j'ai presque honte... s'excuse Mathéo.

Les deux femmes lui répondent que la vie est une école, qu'il n'est pas au bout de son apprentissage, mais qu'être conscient que l'on ne sait rien c'est de l'humilité, une noble qualité. Sur ces bonnes paroles Louise leur souhaite une douce nuit. Sur la commissure de ses lèvres se dresse un sourire taquin qui ne laisse aucun doute sur ce qu'elle sous-entend. Mathéo et Chloé ferment la maison et regagnent le mobil-home.

— J'ai très envie de te serrer dans mes bras, je ne suis pas sûr que ta tisane me fasse dormir tout de suite...

— Ce n'était pas sa vocation, moi aussi j'ai très envie de toi.

L'attirance physique qu'ils ressentent est ambiguë. Malgré la tendresse et la douceur dont ils font preuve l'un envers l'autre, avant ou après, pendant leurs rapports sexuels, il y a ce désir violent, primitif, qui les submerge. Chloé sent exploser sa libido éteinte durant ces dernières années. Ce qu'elle vit là, dans son corps, elle l'a déjà connu deux fois dans sa vie. La première fois, elle a cru que c'était quelque chose d'unique : le grand amour. La seconde fois, cela a été une révélation et une joie immense. Elle ne s'attendait pas à revivre cette fabuleuse expérience sensorielle. Elle est maintenant intimement convaincue que cela n'a rien à voir avec l'amour, mais que c'est la mystérieuse alchimie des corps. Cela peut se produire, mais c'est très rare. Qu'elle ait droit à un troisième tour de manège, c'est tout de même assez exceptionnel ! Épreuves ou récompenses ? Pour le moment elle a le sentiment que c'est Noël. Et elle reçoit ce cadeau avec beaucoup de gratitude.

Mathéo, lui, n'a aucun souvenir, sauf peut-être dans sa petite enfance, de s'être jamais senti aussi complet, entier. Depuis qu'il a décroché et médité sur le bateau, qu'il a rencontré cette femme, qu'il observe cette communauté bienveillante, tous les morceaux de lui, de son puzzle, semblent trouver leur place. Son esprit est clair et son corps envahi d'une énergie de vie extraordinaire. Ce désir, ce plaisir, à la fois physique et mental, le rassemble. Avec Chloé, il a attrapé des sentiments sexuellement transmissibles. Il n'est pas inquiet et n'a pas la moindre intention de se soigner, ni de guérir. Au contraire, il espère cette SST incurable. Il remercie mentalement la nature de ne pas l'avoir fait périr en mer et le hasard de lui avoir offert cette rencontre qui l'a conduit ici.

Tous deux gardent les yeux fermés. Ils profitent de la plénitude de cet instant. Aucun d'eux ne dit mot, aucun d'eux ne bouge, ils s'endorment ainsi, en partageant, silencieux et immobiles, ce moment rare qui fait de la vie un joyau aux mille facettes.

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