Chapitre 4

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Manu lance Question de peau un morceau de Bernard Lavilliers en duo avec Tiken Jah Fakoly. Chloé s'installe à l'autre bout de la table devant un micro et enfile un casque.

— Tu as déjà perdu ton nouvel ami ?

— Il est au jardin avec Sylvain et Juju.

— Tu es resplendissante, ça fait plaisir à voir.

— Merci. Je reconnais que je me sens régénérée.

— On lance l'émission, c'est parti : « Bonsoir, nous sommes en direct avec vous, comme chaque soir, sur Radio Bulle. Chloé vient d'arriver, nous serons en petit comité ce soir. Nous devrions avoir Sylvain, qui termine les préparatifs pour le marché de demain et Louise qui est aux gamelles et nous rejoindra en fin d'émission. Parlons aujourd'hui d'actualité et du franc succès de l'opération de libération qui a lieu en ce moment. Chloé qu'en penses-tu ?

— Je suis ravie et surprise par l'ampleur de la réaction au mot d'ordre lancé par le collectif "Brisons nos chaînes technologiques". Hier soir, je suis allée à Capbreton pour prendre la mesure de ce qui s'est propagé comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser au raz de marée "Je suis Charlie" et au regroupement gigantesque et instantané que cela avait déclenché. Je pense que nos dirigeants ont été sidérés ce jour-là, comme moi, de découvrir l'étendue du pouvoir que nous donnent ces nouveaux moyens de communication. Leur impuissance à contrôler cette extraordinaire possibilité d'organisation et de rassemblement se confirme aujourd'hui ! Et moi, qui viens de me séparer de mon portable, à cause de son côté laisse électronique, je reconnais qu'il est aussi un magnifique lien invisible qui relie tous les citoyens et je me demande si je n'ai pas fait une connerie.

— Dans la bouche de la militante anti-technologie du camp, c'est assez surprenant !

— Je ne suis pas anti-technologie ! Je ne suis pas non plus anti-télé, c'est l'usage qui en est fait qui me rend malade. Tant que les chaînes faisaient partie du service public, tout n'allait pas si mal. Ça a basculé en 1987 quand Jacques Chirac a vendu TF1 à Bouygues. Lui, n'en a rien à foutre du contenu des émissions, ce qu'il vend c'est de la pub, pas du savoir. Rendez-vous compte du changement : dans les années soixante, une présentatrice se faisait virer parce qu'elle montrait ses genoux, et Yves Mourousi a choqué tout le monde parce qu'il osait commencer le très sérieux journal par un simple "Bonjour". Maintenant les femmes à poil font vendre tout et n'importe quoi et le 20h est devenu une fumisterie.

— C'est vrai que l'on a du mal à reconnaître aujourd'hui la télé de notre enfance. Je me souviens qu'à la maison elle était en noir et blanc, il n'y avait que "la première chaîne", je regardais "Aglaé et Sidonie". On peut retrouver tout ça sur Internet d'ailleurs.

— Cela avait bien commencé, il y avait des émissions pour la jeunesse, comme "l'île aux enfants", avec des animateurs, des musiciens, des acrobates, des marionnettes, des clowns, de la pédagogie. Les générations suivantes n'ont eu droit qu'à des dessins animés japonais qui véhiculaient une tout autre culture "Au pays de Candy" pour les filles.

— Et "Goldorak" pour les garçons, je me souviens, puis plus tard "les chevaliers du zodiaque"...

— Ouais, la télé nous formate, c'est pour ça qu'il faudrait qu'elle reste entre de bonnes mains. C'est comme Internet, j'ai été une pionnière sur la toile, on nous offrait une telle possibilité de liberté d'expression, c'était incroyable, nous étions sur le cul. Mais on a vite compris. Ce n'était que pour mieux développer le commerce et nous manipuler qu'ils nous l'ont donné, pour faire toujours plus de fric. Le "Bug de l'an 2000" par exemple, quelle escroquerie...

— Je t'interromps car tu nous as ramené un invité, Mathéo, et il est en train de s'installer avec Sylvain. Nous attendons aussi vos appels. Mathéo s'assoit à côté de Chloé et ils se bécotent. Elle en oublie ce qu'elle voulait dire et soulève les épaules en direction de Manu. Sylvain réagit immédiatement et prend la parole.

— Salut les amis ! C'est Sylvain. J'espère que vous avez passé un bon dimanche. Merci à ceux qui sont venus acheter mes bons légumes et mes belles fraises ce matin au marché ! Super ambiance, plein de soleil et de jolies filles en robes légères. Demain, c'est Manu qui vous vendra nos excellents produits.

— Sympa Sylvain de me rappeler que demain matin c'est moi qui me lève à l'aube.

— C'est vrai que tu n'es pas le plus matinal de la bande. Nous essayons de respecter le rythme de chacun mais tu as perdu à la courte paille, donc c'est toi qui t'y colles. Chloé, tu nous présentes ton ami ?

— J'ai rencontré Mathéo hier. Il venait de débarquer d'un voyage en mer en solitaire coupé du monde. Autant vous dire qu'il était complètement perdu et ne comprenait pas ce qui se passait. Je me suis fait un plaisir de le lui expliquer et je l'ai ramené ici pour qu'il découvre notre petite expérience.

— Mathéo, tu devais bien être la seule personne hier à ne pas avoir entendu parler du mouvement. Tu as dû halluciner ?

— On m'entend, là ? C'est la première fois pour moi la radio. Je n'ai aucune idée de comment ça fonctionne.

— C'est simple, le voyant vert est allumé devant toi donc ton micro est ouvert et nous t'entendons.

— Ok, c'est vrai qu'hier, en débarquant, j'ai eu l'impression d'être un extra-terrestre. Je voyais tous ces gens qui trimbalaient leurs télés dans les rues. Pour moi, soit tout le monde était devenu fou, soit j'étais en plein délire. Maintenant j'en ris, mais sur le moment j'étais scotché.

— C'est drôle ! s'esclaffe Manu. Tu as dû avoir un grand moment de solitude.

— Heureusement, j'ai croisé la route de Chloé. Depuis je vais de surprise en surprise, la révolution, cette belle rencontre, me retrouver ici avec vous, faire de la radio. J'ai l'impression d'avoir traversé une dimension parallèle ou de participer au tournage d'un long métrage.

— Je suis très heureuse que tu sois là, Mathéo, glousse Chloé.

— Bon, les tourtereaux, je propose un petit morceau de musique : Tryo et leur "Déchets télévisuels", ça s'impose ! » intervient Manu.

Les lumières de tous les micros passent au rouge en même temps, Chloé dépose un baiser sur la joue de Mathéo, et Sylvain se lève.

— Qui veut une petite bière pour fêter ça ? Tout le monde ? Parfait ! Il passe dans la première pièce et sort quatre bières bien fraîches du petit frigo, qu'il décapsule avec un briquet, avant d'en tendre une à Mathéo.

— Tiens, bon retour parmi nous.

— Merci, les gars.

— Tu sais, nous avons un paquet d'auditeurs, précise Manu. Nous émettons sur le net depuis plusieurs années. Nous répondons chaque soir à leurs questions concernant notre expérience de vie en groupe. De plus en plus de gens envisagent ce genre de modes de vie que se soit par goût ou par nécessité financière. Ils sont curieux de connaître les difficultés que nous rencontrons et comment nous tentons de les résoudre. Mais, ce soir c'est un peu différent, l'actu c'est la révolution. Nous devrions avoir pas mal d'appels. Allez on reprend !

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