Chapitre 3

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Mathéo commence à se demander ce que Chloé lui cache, elle ne semble pas vouloir rentrer dans les détails. Jusque-là, il n'avait ressenti que de l'attirance physique et de l'ennui envers la gent féminine. Avec elle c'est différent, elle l'enchante. Elle est si naturelle et en même temps si difficile à cerner. Il contemple le paysage landais qu'il ne connaît pas, comme un touriste sous le charme du guide que la vie a placé sur sa route. Ils roulent un moment à l'intérieur des terres verdoyantes. Chloé aime cette région, le climat océanique, l'herbe, le sable et l'eau. Le vert, le jaune et le bleu de la basse Côte Atlantique. Après une petite demi-heure de route, ils s'engagent sur un chemin caillouteux au milieu des pins. Elle stoppe la camionnette devant une grande maison de plain-pied entourée de mobiles-homes et de yourtes. Mathéo se demande si c'est un camping ou un camp de manouches. Des chiens jappent et tournent autour du véhicule en remuant la queue, ce sont deux grosses boules de poils très accueillantes.

Les chiens lui font la fête comme s'ils le connaissaient. Une femme assise à une grande table, sur la terrasse couverte devant la maison, interpelle Chloé. Une crinière de boucles châtain doré encadre son visage. Elle porte, elle aussi, magnifiquement sa quarantaine.

— Alors ! Tu étais passée où ? Bon Dieu, tu fais chier de couper ton portable !

— Salut, Louise. Je te présente Mathéo. Tu peux virer mon numéro de tes contacts, je l'ai balancé.

— Non, mais t'es folle cette fois-ci, ça te monte à la tête cette histoire de révolution ! Salut Mathéo. Ben dis donc, ça va ma vieille... Et il vient d'où ce charmant jeune homme ? Chloé s'approche de Mathéo, l'embrasse et se tourne vers Louise.

— C'est le Petit Prince, je lui fais visiter notre planète.

— Je regrette de n'être pas venue avec toi, hier.

— Eh bien pas moi, si t'avais été là, nous n'aurions pas passé la même soirée, et crois-moi cela aurait été bien dommage.

Elles rient toutes les deux. Elles sont complices et semblent vraiment bien se connaître. Louise s'est inquiétée pour Chloé, partie la veille prendre quelques photos. La plupart du temps, elle s'en fait pour rien, c'est son activité favorite. Elle est soulagée de constater que tout va bien, même très bien, puisque Chloé ramène une conquête. Par contre, qu'elle n'ait plus de téléphone la stresse un peu, c'est si rassurant pour elle de pouvoir joindre ses amis à n'importe quel moment. Chloé lui passe une main dans le dos pour la réconforter et s'adresse à Mathéo.

— Assieds-toi. Tu veux manger quelque chose ? Juste un petit casse-croûte, sinon nous n'aurons pas faim, et ce soir c'est Louise qui régale, c'est elle la meilleure cuisinière du camp.

— Au fait, Chloé, sais-tu qui a gagné ?

— On a perdu.

Louise fait la grimace. Les sourcils de Mathéo se soulèvent jusqu'à la racine de ses cheveux. Une fois de plus il ne comprend rien à ce qui l'entoure.

— J'ai bien fait de rester là alors, dit Louise dépitée, ça m'aurait énervée.

Chloé réapparaît avec un plateau chargé de pain, de fromages, de charcuterie et d'une carafe d'eau.

— Tout à l'heure, il y avait un monde fou dans les bars et les Basques, eux, sont en train de fêter la victoire ! Louise est une fanatique, sa drogue à elle, c'est le rugby. Nous sommes auvergnates, l'ASM a perdu contre Biarritz tout à l'heure.

— Alors moi, le sport, c'est pas trop mon truc.

— Ah bon, et c'est quoi ton truc ?

Il enfourne précipitamment un morceau de pain et de chorizo, histoire d'avoir le temps de réfléchir à la pertinente question de Louise. Chloé tend son appareil photo à son amie.

— Regarde ces images, c'est génial.

— Tu crois que c'est pareil dans toutes les villes de France ?

— Je l'espère bien ! Qui est aux manettes en ce moment ?

— Manu. Tu vas le rejoindre ?

— Mathéo, tu veux venir voir notre station de radio ?

— Vous avez une station de radio ?

— Dans le mobil-home là-bas. Je vais te faire visiter et t'expliquer ce que nous essayons de faire ici.

— Moi, je me colle aux fourneaux, dit Louise en souriant, il y a cinq inscrits pour ce soir.

— Tu ajoutes Mathéo, s'il te plaît.

— D'accord. Je vais au potager voir Sylvain et son fils, ce sera salade, ratatouille et saucisses.

— Tu as besoin d'un coup de main ?

— Non, ça va aller. Demain, ce sera ton tour, et il y a déjà quinze inscrits pour le repas du soir.

Mathéo ne sait pas dans quel endroit il se trouve, cette maison basse, entourée par ces habitations de loisir et ces tentes mongoles, c'est un lieu atypique qui lui donne l'impression d'être en vacances. Les mobil-homes sont disposés en quinconce sur la gauche de la maison. Entre chacun d'eux, il y a des haies, ce qui crée un petit espace d'intimité. Dans le fond, derrière la maison, trois yourtes forment une ronde aux couleurs chatoyantes. Du linge sèche sur des fils tendus entre les tentes. À côté, se trouve un grand hangar. Elle se dirige à droite, vers un mobil-home taggué aux couleurs de la nature, se fondant si bien dans le décor avec sa tenue de camouflage qu'il ne l'avait pas repéré, il la suit en l'écoutant.

— Nous sommes six à vivre ici toute l'année : Louise, Manu, Sylvain, Lili et Idriss, plus moi. Il y a cinq ans nous sommes venus passer quelques jours avec Louise et Sylvain, nous ne sommes jamais repartis. Mon mobil-home c'est le premier, ensuite c'est celui de Louise, puis d'Idriss et Lili, Manu et Sylvain ont chacun une yourte. La troisième, ainsi que la maison, servent pour les gens de passage. De l'autre côté, c'est la radio, l'atelier, et derrière, le potager. Viens, je vais te présenter Manu.

Mathéo regarde autour de lui, comme un enfant qui découvre la fête foraine pour la première fois. Tout cela lui semble improbable. Depuis qu'il a remis les pieds sur la terre ferme, il est comme emporté dans un tourbillon d'allégresse. D'abord, la révolution et ses montagnes de téléviseurs, puis sa rencontre avec Chloé, et maintenant ce lieu. Il se demande s'il n'a pas replongé et s'il n'est pas en pleine hallucination !

— Tout cela doit te paraître un peu étrange. Nous vivons simplement différemment, nous testons un nouveau modèle de société. En réalité : tu es dans une expérience.

— Une expérience ?

— Oui. Nous expérimentons un mode de vie collectif, fondé sur le partage, l'entraide, et l'échange, un peu comme ce qui se faisait en soixante-huit. Sauf qu'aujourd'hui, il est plus facile de relier entre elles toutes les initiatives, cela ouvre de nouvelles possibilités et permet une accélération et un développement qui n'était pas évident à l'époque. C'est une aventure humaine passionnante, puisque tu sembles disponible, je t'invite à rester parmi nous quelque temps. Si tu en as envie.

— Surtout que personne ne me réveille, je suis en plein rêve !

— Ne te fais pas d'illusion. Ce n'est pas le paradis.

Elle glisse son bras sous celui de Mathéo et l'entraîne vers la radio. L'intérieur est séparé en deux. Une cloison transparente isole le studio du reste. En face de l'entrée, un grand tableau noir, comme à l'école, est recouvert d'horaires, de prénoms et de thèmes. Chloé appuie sur un bouton et une voix retentit dans la première pièce : « Nous poursuivons avec un morceau de Tracy Chapman. Laissez-vous aller en cette belle fin d'après-midi, vous écoutez Radio Bulle. Je vous accompagne en musique jusqu'à dix-sept heures, puis nous nous retrouverons pour nos bavardages quotidiens. » Un homme, la cinquantaine, au look baba-cool, un casque sur les oreilles, actionne deux manettes. Une, pour lancer le morceau, l'autre pour couper son micro. Il fait un petit signe dans leur direction, pouce en l'air, et Chloé entrouvre la porte.

— Salut Manu, tout va bien ?

— Impeccable.

— Je suis avec un ami, Mathéo, je lui fais visiter.

— Salut. Mathéo serre la main que Manu lui tend, il paraît sympathique avec son large sourire, ses cheveux en désordre et ses petites lunettes rondes.

— Nous repasserons tout à l'heure.

Elle referme la porte. Manu tapote sur le clavier de l'ordinateur et actionne les manettes. « Chloé est dans les murs, elle nous a amené un invité. Nous les retrouverons plus tard. Je vous propose un petit morceau de Yodélice, spéciale dédicace pour notre Chloé. » Mathéo enlace Chloé, il se sent vivant, porté par cette force que seuls les moments de joie procurent. Leurs yeux se disent bien plus de vérités que leur bouche ne saurait le faire. Chloé prend la main de Mathéo et il la suit en faisant un petit signe à Manu qui les regarde de l'aquarium.

— Allons au jardin voir Sylvain, notre maraîcher, horticulteur, musicien et moulin à paroles.

Derrière le hangar, il y a un grand potager où les mauvaises herbes ont leur place, rien à voir avec un jardin tel qu'on en voit habituellement. Il y règne une anarchie qui ne semble pas nuire à la production. Sylvain est avec Louise, il remplit un énorme panier de légumes, mélange de belles couleurs aux odeurs végétales entêtantes.

— Salut Chloé, te voilà enfin, avec ton nouveau copain. Les nouvelles vont vite Mathéo, surtout avec radio Louise. J'ai pas mal de fraises que Julien est en train de ramasser. Un peu d'aide serait la bienvenue.

— Avec plaisir, je serai enchanté de participer.

— Juju ? La petite tête brune du fils de Sylvain sort de derrière un imposant Dahlia. Mathéo va t'aider pour les fraises. Tiens, prends ces barquettes, plus tu en ramasseras, mieux ce sera, mais uniquement les bien mûres. Juju, tu lui expliques, je compte sur toi. Ce que nous ne mangerons pas ce soir sera pour le marché de demain. Je termine de récolter les courgettes, les aubergines, les poivrons et les tomates, dans moins d'une heure nous avons l'émission. Veux-tu du basilic et du persil pour la ratatouille, Louise ?

— Oui et une salade aussi, laquelle je prends, Sylvain ?

— Malheureuse, impossible de couper les salades à cette heure-ci ! Prends-en une dans le hangar. Les salades ne se récoltent que le matin de bonne heure, sinon elles deviennent molles et ne se conservent pas, ce sont des êtres hypersensibles ! Savez-vous qu'après un orage il faut vite venir les arroser d'un fin jet d'eau pour qu'elles se calment et ne montent pas en graine ? Ben oui, elles sont vivantes, fragiles et émotives, comme nous...

Les filles fuient en direction de la maison pour échapper aux longues explications de Sylvain concernant la dure vie des laitues. Mathéo lui, boit les paroles de cet étrange jardinier. Louise n'attend pas d'être à la cuisine pour questionner Chloé.

— Alors ? Vas-y, raconte ! D'où tu le sors, ce mec ?

— Nous nous sommes rencontrés par hasard et les choses sont allées très vite. Je ne pensais pas qu'il serait encore là ce matin. Je ne sais pas grand-chose, nous n'avons pas passé la nuit à discuter. Et toi, quoi de neuf ?

— Rien d'aussi intéressant, et c'est bien dommage. Merde ! Moi aussi je veux des câlins !

— Arrête de te plaindre. Je fais la vinaigrette, je coupe les tomates et je vais à la radio.

Louise est contente pour son amie dont la mine épanouie fait plaisir à voir. Chloé n'a pas eu d'amoureux depuis si longtemps. Elle aussi voudrait trouver quelqu'un avec qui partager de la tendresse. Cela lui manque et elle se demande si c'est encore possible. Cette semaine, Carine, la sœur de Louise, et ses deux nièces viennent lui rendre visite. Julien, le fils de Sylvain, va être heureux d'avoir de la compagnie de son âge. Tous sont des enfants de couples séparés, et ce n'est pas toujours facile pour eux d'être bringuebalés entre leurs parents. Au camp, le temps des vacances, ils retrouvent un semblant de vraie cellule familiale. Louise note leur séjour sur le tableau qui se trouve dans la maison, il permet d'organiser les repas pris en commun et de savoir qui doit se charger de cuisiner. Elle pense à tous ces couples qui ne résistent plus à l'épreuve du temps. Toutes ces amours semblent si fragiles, si éphémères, pourtant elle n'arrive pas à se résigner. Elle veut un homme auprès d'elle ! Elle veut continuer à croire qu'on peut s'aimer longtemps, s'aimer vraiment. Elle regarde Chloé ajouter Mathéo pour la semaine sur le tableau et se demande s'il sera encore là dans huit jours.

— Carine et tes nièces viennent passer quelques jours ? C'est chouette ! Je file pour l'émission. Tu nous rejoins ?

— Je ne sais pas, peut-être...

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