Chapitre 2

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Elle le suit. En elle, une énergie oubliée s'est remise à circuler. Ils se promènent. Ils rient. Ils déambulent dans les rues animées. Les gens sont heureux et le bonheur est communicatif. Ils profitent de ce bain régénérateur, transportés par la force vitale qui émane de la foule. Envolée l'ambiance pesante d'avant la panne, ce sentiment d'insécurité quasi permanent. Aucune présence policière n'est là pour essayer d'enrayer le mouvement. Sans doute ont-ils reçu l'ordre de rester dans les casernes et les commissariats. La nuit est chaude. Ils entrent dans un hôtel. Faire l'amour, leurs esprits et leurs corps ne sont plus que cette pensée unique. Ils montent. Le monde autour n'existe plus. La porte de la chambre se referme. Se déroule alors, un corps à corps à la fois voluptueux et plein de rage, une scène qui aurait été censurée par le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel.

Dehors, le soleil a remplacé la lune, il escalade le ciel et inonde la chambre d'une chaleur délicate. Chloé ouvre les yeux, se demande où elle se trouve, si toute cette histoire n'était pas qu'un songe ; passe une main dans ses cheveux, ressent des douleurs dans tous ses muscles. Seule sous le drap, le reste du linge emmêlé sur le sol, elle contemple le champ de bataille ; se redresse, s'étire, a envie d'un bon bain. Ne pas se laver et garder sur sa peau les traces olfactives de cet agréable échange ; quelle drôle d'idée. Le capitaine de sa nuit est parti sans un mot, mais ce qu'il lui a donné lui suffit. Elle rit toute seule, le taux de naissance pourrait bien exploser dans les neuf mois à venir si la libido de ses compatriotes s'est déchaînée, comme la sienne, à l'occasion de l'abandon des programmes télévisuels du samedi soir. Son corps glisse dans le bain bouillant aux vertus apaisantes ; son cerveau va bientôt retrouver son fonctionnement normal. À la maison tout le monde doit s'inquiéter. Elle ne regrette pas d'avoir jeté son téléphone au milieu des téléviseurs hier soir, même s'ils étaient peu nombreux à exécuter cette partie de la consigne ; se sent plus libre, plus vivante, sans cette laisse technologique. Elle commence à ressentir les bienfaits de l'eau chaude ; à presque retrouver sa sérénité. Mais soudain, la porte de la chambre claque.

— Chloé ? Chloé !

Mathéo entre dans la salle de bain et brandit triomphalement un sac en papier blanc maculé de beurre.

— Tu as faim ? Je suis allé chercher les croissants.

Sans retirer son regard vert noisette de celui de Chloé, muette écarquillant les yeux, il la rejoint tout habillé dans son bain.

— Je ne me suis jamais senti aussi bien. J'ai encore envie de toi, je dirais même, que je n'avais jamais fait que baiser avant.

Il l'embrasse. Elle oublie sa surprise. Ils rient et partagent très naturellement, une nouvelle fois, un bon moment de vérité. Mathéo engloutit ses viennoiseries. Chloé boit son thé et n'arrive pas à croire qu'il ne soit pas parti, il semble même très content d'être là. Ils se regardent, sourient. Elle le trouve beau et mystérieux. Sans raison, son esprit s'emballe, elle est comme tétanisée. Elle a l'impression de vivre avec cet inconnu un véritable décalage. Qu'est-ce qu'elle fait là ? Qui est ce mec assis en face d'elle qui se goinfre délicieusement ? Hier, tout s'est passé si vite... Au réveil, elle était persuadée de ne plus jamais le revoir. Et à présent il la regarde droit dans les yeux, en souriant bêtement. Elle pressent un danger. Qu'est-ce qui l'effraie, l'homme ou ses émotions ? Elle se rend compte qu'elle ne sait plus comment se comporter dans cette situation. Elle panique, repousse le plateau, puis se lève d'un bond.

— Il faut que je sorte d'ici !

Il se lève lui aussi et se dirige vers la salle de bain. Elle tente de retrouver ses vêtements en même temps que ses esprits et enfile nerveusement son jeans. Mathéo réapparaît dans ses habits qui dégoulinent sur la moquette, l'air totalement naturel et décontracté.

— On va où ?

Prise d'un fou rire, elle se plie en deux, pleure, a mal au ventre. Ses nerfs retombent. Ce fou rire salvateur la vide instantanément de toutes ses tensions. Elle tente de reprendre son souffle. Il s'approche et la serre dans ses bras mouillés. Ils chahutent un moment, finissent enlacés et trempés. Il lui murmure à l'oreille :

— Et si nous mettions nos affaires à sécher ?

— D'accord Mark Harris, mais à condition que tu me parles un peu de toi...

— Qui est ce Mark Harris ?

— L'homme de l'Atlantide. Ça non plus tu ne connais pas ? En à peine dix ans, la télé a creusé un fossé générationnel entre nous, c'est une catastrophe...

Il quitte ses vêtements qui lui collent à la peau, s'allonge et tapote le matelas à côté de lui sans la quitter des yeux. Elle se dévêt machinalement, comme on le fait quand on se couche seul, lui tourne le dos et se blottit dans le creux de son ventre, ferme les yeux et se laisse aller. Elle écoute son silence. Mathéo cherche ses mots. Puis, comme s'il se le racontait à lui-même, il déballe, sans enjoliver ni exagérer, sa vie de fêtard, ses nuits parisiennes entre alcool, sexe et drogue. Toutes ces années d'errance affective entre un père absent et une mère dépressive, dans un milieu social doré. Tout ce qui l'a conduit à s'en aller sans savoir s'il reviendrait. Il se revoit, larguant les amarres.

— J'ai pris le voilier et je suis parti, direction l'océan, la haute mer. Objectif, mettre le plus de distance possible entre mon monde et moi. J'ai emporté des provisions et assez de grammes de poudre pour une dizaine de jours. Mon idée était de mettre le cap au large jusqu'à épuisement de mon stock de drogue. J'ai eu de bons vents et au bout de huit jours j'étais loin. Désormais pour trouver une dose, il me faudrait faire le voyage en sens inverse. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour me contraindre au sevrage. Pourtant, au moment de prendre ma dernière ligne, le désespoir m'a envahi, mais j'ai baissé les voiles et le moment de savoir si je voulais vivre ou mourir est arrivé... Des journées suivantes, je ne me souviens plus que vaguement. Torturé par des douleurs physiques et des pensées effrayantes, je me sentais comme un animal pris au piège. Je me maudissais de m'être mis dans cette situation. J'ai souffert le martyre, plusieurs fois pensé à me jeter par-dessus bord, comme une réponse à mes prières l'océan s'est déchaîné. Recroquevillé dans la cabine, secoué, jeté d'un côté puis de l'autre par les éléments en furie, j'étais sûr que la masse liquide allait m'engloutir et j'ai su à ce moment-là, que je n'en avais pas du tout envie. J'avais beau hurler telle une bête, pleurer toutes les larmes de mon âme et vomir tous les malheurs de mon corps, elle allait prendre ma vie. J'ai dû me cogner ou m'évanouir. Quand j'ai repris connaissance tout était calme, c'était la pétole. Je n'entendais que le clapotis de l'eau contre la coque. Je me suis hissé en rampant hors de la cabine dévastée. Allongé sur le dos, les bras et les jambes en croix, étendu sous le réverbère céleste, j'ai compris à ce moment-là que ma vie n'avait été qu'une longue tempête. Mère Nature venait de me mettre une belle raclée, mais je ne l'avais pas volée. C'est la sensation de faim qui m'a sorti de ma torpeur. Les jours qui ont suivi n'ont pas été faciles. Je n'avais jamais dépassé le sentiment d'ennui et de tristesse que provoque la solitude. L'isolement total dans lequel je me suis retrouvé m'a révélé à moi-même. J'ai passé des nuits merveilleuses, bercé par les vagues, à écouter le chant transcendant de l'océan, les yeux arrimés aux étoiles. Je me suis senti porté et aimé par la Terre et le Ciel. J'ai parlé à ces deux compagnons de voyage, comme à de vénérables grands-parents bienveillants. J'ai ressenti le besoin d'une forme de spiritualité, de croire en quelque chose. J'étais relié à ce qui m'entourait, mon âme vibrait. Puis le vent du retour s'est mis à souffler, j'ai hissé les voiles et j'ai débarqué hier, juste avant de tomber sur toi.

Mathéo se tait. Chloé émue se tourne vers lui, lui caresse la joue comme à un enfant, et dépose un léger baiser sur ses lèvres.

— Il est temps, cette fois-ci, de sortir de cette chambre. Que dirais-tu de m'accompagner ? Je ne vais pas te raconter ma vie, ce sera plus simple de te la montrer.

Mathéo accepte sans hésiter. Il bondit hors du lit et saute dans ses vêtements humides. En sortant de l'hôtel, il lui prend la main. Elle est un peu gênée, mais ne proteste pas. Ils se dirigent d'un bon pas vers le centre-ville. Les montagnes de téléviseurs n'ont pas bougé, Chloé prend encore quelques clichés. Mathéo regarde ses contemporains. Comme lui, ils sont nombreux à sourire. Il se demande si c'est de s'être débarrassés de leurs postes qui rend les gens aussi sympathiques, ou s'il a retrouvé lui-même un peu de son humanité, maintenant qu'il n'est plus l'otage de substances stupéfiantes. Ils passent devant le bar des sports où il y a un monde fou. Mathéo demande à Chloé de le prendre en photo, et se dirige vers la table où ils s'étaient installés la veille. Lorsqu'il se retourne vers elle, tout le monde hurle et applaudit... Sur la première photo, Mathéo, dans un mouvement de surprise, rentre la tête dans les épaules. Sur la photo suivante, il rit aux éclats de son moment de stupeur. L'équipe a marqué un essai, les supporters exultent. Il s'empare de l'appareil et fait quelques images de Chloé qui s'impatiente devant les téléviseurs en miettes.

— Dépêchons-nous un peu. Je crains que depuis ce matin mon absence étonne et inquiète. Ils risquent de finir par déclencher une alerte enlèvement.

— Qui ça, ils ?

Elle pose son index sur ses lèvres, cligne d'un œil et ne répond pas. Elle préfère lui réserver la surprise. Ils reprennent leur chemin, arrivent sur une aire de stationnement et grimpent dans un véhicule utilitaire, une sorte de minibus.

— C'est pratique, nous avons six places assises et la banquette arrière s'enlève en deux minutes.

— Et ça sert à quoi ?

— Tu verras...

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