Guerre totale (I, 240d-244b)

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BOULÉTAMANTE – Cette guerre aura, en fin de compte, duré bien longtemps.

PROCRASTINOS – Si longtemps, alors que l’on pensait à un conflit bref : la surprise fut grande pour les belligérants. A partir du moment où le front se fige…

BOULÉTAMANTE – On en a pour des piges.

PROCRASTINOS – Mais il n’y a pas qu’en durée, que la guerre s’allonge ; 241 d’un point de vue géographique, elle s’étend sur toute la surface du globe, d’abord par les alliances, puis par l’introduction des pays neutres – les États-Unis, le Japon qui ne prendra pourtant pas part aux combats – et enfin, les colonies européennes, sources d’hommes ou sources d’or. Si l’on envisage le conflit dans sa totalité, nous nous retrouverions à trente-cinq États belligérants.

BOULÉTAMANTE – Voilà un bien gros paquet.

PROCRASTINOS – C’est intimement lié à la prolongation de la guerre : tu remarqueras que l’entrée de nouveaux pays dans le conflit n’arrive que tardivement, vers 1917.

BOULÉTAMANTE – J’entendais dire que cela avait été en outre un conflit des plus total.

PROCRASTINOS – Ça l’est, en effet. Et c’est une chose inédite, que notre ami Clémenceau appellera en son temps une « guerre intégrale. » L’on a mobilisé pour l’occasion toutes les ressources humaines, économiques, sociales, financières, tu m’auras compris. Aussi touche-t-elle autant le front que l’arrière : il faut bien produire ce qu’il faut pour ce que l’on doit.

BOULÉTAMANTE – Cela ne veut rien dire.

PROCRASTINOS – Tais-toi, c’est moi qui enseigne. Retiens que cette guerre constitue une guerre industrielle, c’est-à-dire qu’elle mobilise l’industrie, et ce sans préparation aucune.

BOULÉTAMANTE – Que veux-tu dire par-là ?

PROCRASTINOS – Je veux dire que nul ne s’était préparé à faire cette guerre, et que tout a dû se dérouler empiriquement : l’économie mondiale fut grandement perturbée, et ce dès l’été 1914. Par exemple, les trains sont maintenant utilisés au transport des troupes, non plus des marchandises.

BOULÉTAMANTE – C’est bien logique.

PROCRASTINOS – Et les opérations militaires 242 empêchent tout échange, ce qui entraîne des pénuries de matières premières. Je te citerais en exemple les usines textiles de Manchester : les pauvres diables durent fermer 90 p. 100 de leur industrie, par manque de coton de l’Empire Britannique et de teinture allemande.

BOULÉTAMANTE – C’est bien dommage.

PROCRASTINOS – Si l’économie est bouleversée, le front, lui, se stabilise avec la guerre de position. Ainsi, une partie du Nord Pas-de-Calais est occupée par l’Allemagne ; les bougres exploiteront ses ressources en charbon et, avant de restituer la région, inonderont les mines.

BOULÉTAMANTE – C’est bien méchant.

PROCRASTINOS – Les usines, d’ailleurs, ne servent presque plus qu’à la production d’armement, si bien qu’en Allemagne – encore eux ! – on quadruple les cinq milliers de pièces d’artillerie après 1914.

BOULÉTAMANTE – Mais qui travaille dans ces usines ? Les hommes sont tous partis, personne ne peut remplacer un homme.

PROCRASTINOS – Penses-tu, quelques fois, aux femmes ? Et puis l’on fait revenir du front certains ouvriers très spécialisés ; mais dans l’ensemble, ce sont bien les femmes qui constitueront une importante source de main d’œuvre – sache qu’elles travaillaient déjà, et en masse, dans le milieu populaire. Et puis n’oublions pas les travailleurs étrangers : Belges et Polonais en Allemagne, gens des colonies en France et en Grande-Bretagne. En France, cela représentera, nombre non négligeable, un demi-million d’hommes et près de deux-cent milles ouvriers supplémentaires – pour un total de quatre-vingt mille morts.

BOULÉTAMANTE – Ça alors !

PROCRASTINOS – 243 La question de l’implication de l’État se pose. En France, le gouvernement se concerte de plus en plus avec l’industrie et l’armée – on y retrouve du Mercantilisme de Louis XIV –, et l’impôt sur le revenu – quel plaie ! – apparaît en 1914, couvrant 15 p. 100 des dépenses de guerre. Aussi apparaît la souscription nationale pour l’effort de guerre, ainsi que les emprunts : d’abord aux banquiers américains, puis, aux États-Unis eux-même en 1917. Ainsi le Nouveau Monde ne dépendra plus de capitaux externes, mais sera débiteur de l’Europe.

BOULÉTAMANTE – Cela m’a tout l’air d’un bouleversement conséquent.

PROCRASTINOS – En effet. Vois-tu, ce conflit est très important pour comprendre la situation actuelle.

BOULÉTAMANTE – En as-tu fini avec lui ?

PROCRASTINOS – Non. Il me reste à te parler de la totalité de ses dimensions : la guerre est au sol, dans les airs, sur les mers, sous les mers. Il mobilise de même une logistique impressionnante, en France on utilise de nombreux camions Berliet lors de la Marne et de Verdun, et puis enfin, les chars font leur entrée. Les premiers seront britanniques, puis en France, la société Renault en produira, ce qui fera dire à Pétain, en 1917 : « j’attends les chars et les Américains. »

BOULÉTAMANTE – On attend, on attend, mais on ne se bat pas beaucoup, monsieur Pétain.

PROCRASTINOS – Surveille ta langue : de Pétain ne fait fi ; gare aux personnes qui l’adulent !

BOULÉTAMANTE – Très bien. Qu’en est-il des avions ?

PROCRASTINOS – Elle est balbutiante. Elle sert surtout, au début, à observer puis fera quelques bombardements par la suite. Mais elle constitue une force importante, puisque la France en produire deux-cent mille en tout.

BOULÉTAMANTE – Eh bien ! Ne veux-tu pas conclure, à présent ?

PROCRASTINOS – Non. 244 Je te parlais de la dimension sociale de la guerre : elle concerne en effet l’esprit du peuple. Il s’agit alors de soutenir le moral, puisque l’arrière fait tenir bon le front, et réciproquement. A l’inverse, on démoralisera l’ennemi – je pense aux tracts que l’on envoyait aux Allemands à la fin de la guerre, les priant de se rendre. L’aviation, nous l’avons dit, servira cette cause : bombarder c’est ruiner villes et âmes, tandis qu’à l’intérieur, les médias se chargent d’effectuer une propagande dite de bourrage de crâne. On utilisera tout support : des affiches, dans les rues ; des cartes postales – les lettres, elles, sont censurées – ; les tracts – je t’en parlais tantôt –, et la presse, bien entendu censurée elle-aussi, existant aussi sur le front avec des journaux de tranchée, qui donnent la parole, forcément, aux plus instruits des soldats ; n’oublions guère les images animées, les actualités, les films de propagande et les opérateurs qui filment à même le champ de bataille. Stéphane Audoin-Rouzeau parlera d’une étanchéité de l’arrière et du front.

BOULÉTAMANTE – Je trouve qu’il n’a pas tort.

PROCRASTINOS – Évidemment.

BOULÉTAMANTE – Vas-tu conclure ?

PROCRASTINOS – Je vais conclure.

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