Clara, petite boule joyeuse de six ans ma cadette, est arrivée lorsque le couple parental prenait son rythme de croisière. Sept ans de vie commune, sept ans à s’aimer, à se regarder énamourée, sept ans à oublier que l’on a des enfants. Et puis un petit être s’annonce, Maman a grandi, elle a vingt-huit ans. Elle a compris que cet homme de neuf ans son aîné, ne pouvait pas, seul, la consoler complètement de ses années de rude combat avec une mère obnubilée par son seul fil.

Elle est prête à entrebailler la cage de la passion amoureuse. Elle consent à accueillir un petit être dans le cœur de cet amour exclusif.

Clara nait et Maman ouvre enfin les yeux sur ce bébé frisé, joufflue et de bonne composition.

Lorsque, juste avant la naissance attendue pour le mois d’avril, on me demandait si je préférais un petit frère ou une petite sœur, je m’entêtais, à la surprise de tous, à choisir une fille. Mon cerveau de six ans, comprenait déjà qu’un dernier né garçon dans cette famille de trois filles serait un cataclysme. Trop souvent oubliées, mises au ban et abandonnées pour cause de fanatisme passionnel, les trois ainées se feraient dévorer par une autre exclusion. Il fallait qu’au moins par le sexe, le quatrième enfant soit l’une d'entre nous.

Pourtant, malgré ma jeune lucidité, Je n’avais pas anticipé un nouveau tumulte dans nos vies chahutées : ma mère et mon père avec elle, se découvraient, éblouis, capables d’instinct maternel et paternel !

Elle arrive et déjà nous la jalousons : pour les baisers et les câlins que nous n’avons jamais reçus, pour la tendresse qu’elle obtient sans jamais la quémander. Elle est chouchoutée, elle est désirée, elle vit douceur, chance et complétude.

Nous, nous tirons la langue comme le loup de Tex Avery devant l’harmonie mère-enfant qui s’étale complaisamment devant nos yeux.

Jalousie, comme tu es douloureuse ! Mes parents nous rabrouent, nous culpabilisent pour ce sentiment pourtant si logique. Six ans, sept ans puis dix, puis douze, ou quinze, la complicité manifeste entre Clara et ma mère ne cesse de croître me laissant, affamées et meurtries.

Maman, aide Clara (pourtant excellente élève) dans son travail scolaire, alors que je n’avais récolté que des coups lorsque mes notes ne satisfaisaient pas la famille ; Maman câline Clara pendant des heures. Couchée en travers des genoux maternelle celle-ci ferme les yeux de plaisir tandis que sa mère lui gratte délicatement le cuir chevelu ou la caresse avec tendresse. Leur entente explose littéralement à la face des délaissés et déchire un peu plus leurs egos fragilisés de n’avoir pas su capter l’attention de leurs parents. Pour supporter cette injustice avec dignité, nous nous moquons de Clara, ce qui déclenche immédiatement l’ire des parents « Vous n’avez pas honte…, demandez-lui pardon… ». Jamais l’une d’entre nous n’a réellement réclamé une part d’affection. Savais-je vraiment que cela me manquait ? Je n’en suis pas si sûre.

Si le désespoir a fait son lit en moi, il a malgré tout laissé une petite place à une certaine forme d’optimisme : elle est la préférée, ça, je ne peux pas le contester mais elle demeure pour moi « ma petite sœur » et elle le restera toute sa vie : elle ne pourra pas fuir le cachot familial comme moi parce qu’elle sera « adulte » que bien plus tard : six ans après, une éternité pour un enfant !

Je me débrouillais avec des moyens enfantins à me garder vivante, à conserver pouvoir de résistance face à des sentiments mortifères qui m’envahissaient bien souvent.

J’ai continué longtemps à appeler Clara ainsi, même jeune adulte : en la nommant ainsi je la renvoyais à une position qui me rassurait, mettait ma jalousie en arrière-plan et m'autorisait la vie.