La vie en quelques chiffres

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Quatre enfants en six ans. A vingt-six ans ma mère, passionnément amoureuse de mon père était avec lui, à la tête d’une famille de quatre filles. Quatre empêcheuses de s’aimer en rond : "je t’aime, tu es l’amour de ma vie, je ne veux que toi"… c’est au bout d’un an transformé en "je dois laver les couches, pourquoi pleure-t-elle ? Il va falloir l’éduquer…, etc.… " . Deux gosses éperdus d’amour se sont retrouvés à se lever la nuit, faire face à des dents qui poussent dans la douleur, de violentes otites ou des plaies et bosses diverses.

Alors, oui, ils ont fui ce quotidien que l’absence de contraception leur imposait à leur corps défendant. Vingt-six ans et une numéro un de six ans, une numéro deux de cinq ans, une numéro trois de trois ans et un nourrisson. Comment se dire « je t’aime pour la vie » quand il faut se lever la nuit pour le cauchemar de l’une, la poussée dentaire de l’autre ou la bagarre entre sœurs trop proches, trop rivales, tellement différentes et tellement semblables ?

Alors, ils ont fui, un peu lâchement, c’est vrai mais qu’aurais-je fait à leur place de mômes étouffés sous cet afflux d’enfants ?

Alors, ils ont fui dans un travail commun. Un enfant sans exigence qui leur donnait la possibilité de se regarder dans les yeux lorsqu’ils levaient le stylo, de partir en mini voyage d’une journée ensemble et de se susurrer des mots doux en faisant semblant de n’être pas parents. On ferait comme si…

Ils ont embauché une dame pour nous garder toutes les quatre. Une espèce de chameau comme on en fait peu. Pour calmer leur conscience, ils ont choisi une espagnole ne parlant pas un traitre mot de français. Ainsi, pensait-ils, les enfants apprendront une nouvelle langue :

« Garbancito dond esta ? In la barriga del buey ! ». Oui, en réalité, après six ans en sa présence, il ne me reste que ça et le mot « mantequilla ». Peu et c’est un euphémisme.

Comme elle dormait à la maison, chaque matin, elle nous houspillait pour que nous nous préparions plus rapidement pour aller à l’école, elle nous brusquait, me frappait discrètement pour que ça ne se voit pas : elle n’aimait pas les enfants des patrons. Lorsqu’ils la laissaient seule avec nous en vacances, nous accomplissions des « travaux » pour elle : lui gratter les ongles pour qu’elle les repeigne dans un rouge qu’elle affectionnait particulièrement, faire du ménage. Lorsqu’elle cassait quelque chose, ce n’était jamais elle mais une de nous (avec une nette préférence pour l’ainée qui avait l’outrecuidance de lui résister).

Nous étions certes en sécurité matérielle mais en manque d’amour certain !

L’été, nous passions un mois avec nos grands-parents maternels. Les petits plats, les desserts maison, le petit verre de Pchit, le petit bonbon après le repas et ma grand-mère qui nous lançait chaque matin au réveil : « Debout là d’dans, ça sent le renard dans cette chambre ! ». Nous nous rencognions dans nos draps, entortillés dans une chaleur humaine qui nous faisait tant défaut au quotidien. Les petites citadines que nous étions ont appris à s’occuper en extérieur à la campagne… en renâclant certes. Ma grand-mère avait un talent particulier pour nous amener à accomplir les tâches qu’elle nous demandait : rarement elle grondait, jamais elle ne nous frappait… elle se contentait de demandes joyeuses exprimées avec entrain qu’il nous était impossible de rejeter ! Le soir, mes grands-parents prenaient le temps de nous observer esquisser trois pas de danse, chanter quelques chansons. Souvent nous leur préparions un spectacle. Ils s’installaient dans des fauteuils et regardaient avec une indulgence et une attention sans borne. Puis ma grand-mère clamait : « Pipi, les dents, la prière et au lit ! » et les quatre donzelles filaient en gloussant puis s’engouffraient avec bonheur dans des draps de lin dont j’ai toujours la nostalgie. Parfois, la nuit venue, mon grand-père nous faisait un cours « d’étoiles ». Il nous embarquait pour la Grande, la Petite Ourse, Cassiopée ou la voie lactée.

Ils nous aimaient tous deux tendrement et nous le leur rendions bien.

Puis, il nous fallait réintégrer le foyer habituel, recommencer à se débrouiller seules pour se donner maladroitement, les preuves d’amour que nous ne trouvions pas entre les bras interdits ou lointains de nos parents.

Nous étions quatre filles et mon père disait en riant qu’il baptiserait bien la maison « la Gueulardière ».

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