Image de couverture de Sourire de Feu [FINI]

“L’objectif de notre refuge : garantir à chaque enfant la possibilité de repartir sur de bonnes bases, et ce quel que soit le milieu dont il est issu. Nous priorisons l’adoption pour les parents en couple, afin de s’assurer que chacun de nos protégés bénéficie de la structure familiale la plus stable. Néanmoins, il est possible pour des parents isolés d’adopter un enfant. Ces situations doivent être examinées au cas par cas…”

Yoanna fit défiler la page jusqu’en bas. La suite du texte racontait au lecteur l’histoire de la Fondation des Amis d’Ailleurs et parlait des valeurs qu'elle s'attachait à défendre. Un sourire délicieux se fixa sur son visage. Mes mains glissèrent autour de ses hanches.

“On va enfin pouvoir… déclara-t-elle.

  • Oui”, répondis-je, ému.

La Fondation avait répondu favorablement à notre demande d’adoption, et ce n’était plus qu’une question de temps avant que le désert de stérilité dont souffrait notre couple ne se transforme en oasis luxuriante. L’enfant changerait tout. Notre descendance, même si elle n'était pas, au sens strict, issue de notre amour, n'en serait pas moins le couronnement de notre mariage. La joie et l'excitation d'être enfin père me permettaient de mieux supporter l'ennui infernal qui régnait au bureau. Tout prenait un nouveau sens. Yoanna et moi ne serions plus jamais seuls ; nous pourrions enfin nous considérer comme une famille à part entière. La dernière faille qui restait dans mon cœur était enfin comblée.

“Je vais me laver, annonça-t-elle.

  • Prends ton temps, je ne pars que dans quinze minutes" répondis-je en déposant un baiser sur son cuir chevelu.

Je profitai du peu de temps restant pour écouter un morceau de synthwave. Alors que mon esprit était absorbé par le milieu de la piste, quelqu’un sonna à la porte. Je regardai brièvement dans l'œil de bœuf et découvris, à ma grande surprise, deux sauriens : un mâle et une femelle, sur le pas de la porte.

Qu’est-ce qu’ils nous veulent… ? grognai-je.

“Bonjour, déclara le mâle, nous sommes vos nouveaux voisins et… (La femelle me montra un moule rempli d’un gâteau verdâtre.)

  • C’est pour vous, déclara-t-elle, un sourire remontant jusqu’à ses trous auditifs.
  • C’est gentil mais… Qu’est-ce que… ?
  • Un gâteau au matcha, nous espérons qu’il vous plaira, répondit le mâle.
  • C’est-à-dire que ma femme est allergique au lait et…
  • Ha, ça tombe bien ! Moi aussi, répondit la femelle. Aucune inquiétude à avoir, nous n'avons utilisé que du lait d'amande.
  • Eh bien, il me semble qu’elle est également allergique à la farine.
  • Dans ce cas... soupira le mâle. Disons que c’est l’intention qui compte, n’est-ce pas ?
  • E… exactement.
  • Si je ne m’abuse, vous écoutez du LittleBoyAsleep ? C’est l’un de mes artistes préférés !
  • Ah, drôle de coïncidence.”

Le bruit du carillon interrompit la discussion. Je le remerciai intérieurement d'annoncer huit heures trente.

“Je suis désolé, il est l’heure pour moi d’aller au travail.

  • Pas de problème ! J’espère pouvoir discuter plus amplement de musique avec vous !
  • Ah ! Bonne journée.
  • Si cela vous intéresse, nous souhaitons organiser un repas commun dans notre jardin, ce vendredi. L'occasion de faire tous plus ample connaissance ! insista ce satané voisin.
  • Je... On en reparlera, hm ?
  • Avec grand plaisir !" répliquèrent en cœur les sauriens.

Ils exécutèrent leur révérence étrange avant de prendre les escaliers. Je pus enfin refermer la porte, soulagé.

“Ce sont les nouveaux voisins ? demanda Yoanna en sortant de la salle de bains.

  • Il semblerait, marmonnai-je.
  • Ils sont sacrément gentils… Je les ai croisés quelques fois dans le couloir, pendant leur emménagement. Monsieur… Je n’arrive pas à me rappeler son nom. Il m'a aidé à remonter les courses de la semaine dernière. Il faudra qu'on lui redemande comment il s'appelle.
  • On peut aussi simplement regarder sur la boîte aux lettres, tu sais.
  • Ne sois pas si timide, ça m’a l’air d’être le genre de personnes avec qui tu peux facilement discuter. Et puis, j'ai entendu que vous partagiez les mêmes goûts musicaux ?
  • C’est ce qu’il a dit.
  • Ça vous fait un point commun, alors !
  • On peut le voir comme ça. Je vais devoir y aller, je suis légèrement en retard.”

Yoanna déposa un baiser tiède sur ma joue et me souhaita une bonne journée. Ce simple contact me permit de retrouver une partie de ma bonne humeur.

À l’extérieur, l’air était pégueux au possible. J’eus à peine le temps de franchir l’espace séparant notre immeuble du garage commun que des traînées de sueur se faufilèrent entre mes omoplates,avant de glisser vers le milieu de ma raie. J’avais toujours eu une sainte horreur de l’été. Je me demandais si l’enfant, lui, serait plus adapté à ce genre de climat que nous. Serait-il blond, brun, châtain, grand, petit, plutôt littéraire ou sportif ? Les questions se bousculaient dans ma tête.

La voiture fila sur le Boulevard de la Révolution. Je constatai avec effroi que plusieurs affiches avaient encore été ajoutées dans la nuit. Les sauriens étaient partout, décidément. Je découvris la tête d’affiche du prochain blockbuster américain ; La Passion des Braves. Évidemment, la moitié du casting était saurienne. Lana El-Varan embrassait à pleines lèvres la bouche d’un de ces foutus extraterrestres. Son nez s’écrasait sur le museau de Sketul Medores, un affreux parvenu dont le visage avait recouvert des pans entiers de la ville. La nouvelle star s’était acoquinée avec la plupart des actrices à l'origine de tous nos fantasmes. La vue de ces écailles poissoneuses posées sur la peau d’une femme pourtant si raffinée m’inspira le plus profond dégoût.

Une autre affiche de promotion pour les nouvelles céréales à la mode affichait un bambin vert, trônant fièrement au milieu d'une assemblée d'enfants normaux, qui l'écoutaient attentivement prêcher pour la paroisse des "Tiger Flakes".

La quasi-totalité de la ville était recouverte de ces images venues de l’enfer. Les sauriens tiraient des sourires plus larges les uns que les autres ; la cohabitation, sur ces affiches, semblait avoir été le plus grand bienfait apporté à notre civilisation depuis l’invention de la machine à vapeur. Il était quasiment devenu impossible d’allumer la télévision sans tomber sur une chaîne où les extraterrestres se gaussaient avec quelques-uns des nôtres, dont le comportement aurait fait pâlir n’importe quel collabo du passé. Tout n’était que sourires, rires et chansons. L’invasion des sauriens avait été la plus pacifique de toute l’Histoire humaine.

La voiture m’arracha à mes pensées.

“Nous sommes arrivés, déclara la voix sucrée du haut-parleur.

  • Merci, Dhori”, répondis-je, avant de refermer la porte.

La plupart des employés était occupée à piailler autour de la machine à café. Sakhsi, fidèle à lui-même, abreuvait mes collègues de ses exploits du week-end. Randonnée jusqu’au sommet du Canigou avec sa femme et ses merveilleux enfants -des métis, de surcroît, ce qui suscitait toutes les admirations-, finalisation d’une merveilleuse toile bénie par son génie artistique, merveilleuses actions bénévoles pour la Croix-Rouge durant le dimanche après-midi, sans oublier la merveilleuse Séance de Gratitude du dimanche matin. Tout, chez les ménagères attroupées, du regard illuminé aux lèvres entrouvertes, desquelles un filet de bave était prêt à dégouliner, me débectait au plus haut point.

Quelqu’un m’écoutait-il jamais, à l’exception de Yoanna, lorsque je faisais part de mes nouveaux textes, des petits plats cuisinés avec elle, et de mes séances de sport ? Je conçois que ma voix était loin d’être aussi grave que celle de Sakhsi, mes muscles loins d’être aussi saillants, mon parfum loin de coûter aussi cher que le sien. Cela méritait-il pourtant un tel mépris de la part de mes semblables ? Pourquoi étaient-ils toujours prêts à dérouler le tapis rouge pour ces déchets venus des fins fonds de l’espace ? En moins d’un an, Sakshi avait gravi autant d’échelons que moi, alors que j’étais là depuis les tous débuts de l’entreprise !

Je ne pris même pas la peine de saluer cette foule répugnante et me dirigeai vers mon bureau ; dernier refuge dans le bâtiment préservé des envahisseurs et de leurs cohortes de traîtres à l’Humanité. Enfin, c’était sans compter sur la boîte mail, saturée par les noms de Sakhsi, Bar-Kajin, et Han-Ja. La colère irradia mon corps ; ma poitrine se comprima sous l’effet de l’adrénaline. Mon poing s’écrasa sur le bord du bureau et mes yeux se tapissèrent de larmes.

“Salut ! Comment tu vas ? demanda Georges en ouvrant la porte avec fracas.

  • Bien, écoute, et toi ?
  • C’est pour toi, déclara-t-il en montrant un dossier avec le logo de GoMarché.
  • Tu peux le poser ici.”

Georges s’exécuta et se dirigea vers la porte.

“J’ai une bonne nouvelle, fis-je, sans trop savoir pourquoi. Les Amis d'Ailleurs ont enfin validé notre dossier !

  • Ha ! Cool pour toi !”

Il ferma la porte sans se retourner. Un sentiment d’étouffante solitude envahit toute la pièce. Les larmes accumulées sur le coin de mon visage coulèrent pour de bon. Une pointe aiguë transperça ma gorge.

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