1. Construction

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1. Construction

Quand on ne sait pas ce qu'est la vie, comment pourrait-on savoir ce qu'est la mort ?

Confucius

  Mon premier enterrement fut riche d’enseignements : à l’âge de 6 ans j’ai entrevu pour la première fois que la mort ne signifiait pas uniquement la fin du corps mais aussi le répit des contingences sociales. Et c’est, je m’en souviens avec une précision rare, à l’instant exact où le cercueil passa en terre que je me suis imaginé mourir pour ne plus avoir à prendre de douche chaque jour. Je revois encore les petits tas de terre sauter vers le vide, je m’imaginais alors le cercueil chutant à toute berzingue vers la Chine ou un quelconque pays de l’autre côté de la terre où des petits bonhommes aux yeux bridés et marchants la tête en bas allaient s’occuper de tonton Albert ou tante Berthe… oui, l’identité du cadavre est restée un mystère.

C’est la bave gluante des bisous de tous les tontons, mamies, pépés ou tatas qui me sortirent de mes douces et funestes rêveries et entérinèrent mes envies mortifères. Rien de tel que les lèvres fripées d’un ancêtre sur des joues toutes neuves pour vous convaincre durablement que la mort est une réalité !

À 10 ans je voulais toujours m’échapper. En fusée ou en dirigeable, en volant ou à trottinette. J’étais tour à tour Spiderman ou Cyclope; Oudini de mon propre cerveau se libérant de ses menottes alors qu’un alligator fonce droit sur sa cage. Filer, s'évader, s'enfuir, déguerpir, se sauver, se calter, décaniller. Partir. Mourir. À 10 ans je voyais la mort comme un mélange de lumières multicolores au bout d’un tunnel, de cour de récré sur les nuages avec sirop de pastèque à volonté et de voyage à dos de superman à travers les airs. Cool quoi !

Mes parents s’arrachaient les cheveux quand je traversais la route tête baissée, quand je sautais du haut des rochers dans l’eau avant d’avoir appris à nager. J’ai eu un baby-phone quasiment jusqu’à l’adolescence et mes sorties se faisaient toujours sous haute surveillance. Comment leur expliquer qu’à mes yeux il n’y avait aucune différence entre les deux mondes, que peu m’importais où se trouvait ma chambre et mes jouets, dans un immeuble chez les vivants ou sur les nuages avec tante Berthe.

 À 13 ans j’ai compris que pour être mort il fallait d’abord mourir, et c’est à ce moment que les choses se sont compliquées: au vu de la douleur provoquée par une entorse simple, multipliée par le coefficient de nécessité pour le trépas, auquel vient s’ajouter le facteur exponentiel des probabilités de causes de décès, on dépasse un seuil non quantifiable mais toutefois largement supérieur à mes capacités de résistance. Ainsi, par couardise certainement, plutôt que de me rendre à la mort je décidais de la faire venir dans mon quotidien, malgré les réticences de papa et maman.

Sur les murs de ma chambre Odin supplanta Oudini et Superman fut déchu au profit des Chevaliers de l’apocalypse. Mes (rares) copains de jeux devaient avoir de sacrées histoires à raconter à leurs parents après une après-midi avec moi ! Je me souviens de la mère de Julien me demandant qui était Azraël et sur quel continent se situait le Walhalla, j’étais devenu incollable sur les légendes et traditions mortuaires ; alors que mes camarades se passionnaient pour le karaté ou les volcans j’introduisais le concept d’entomologie forensique (comment les vers et les mouches aident la médecine légale dans la datation des cadavres) dans ma classe de quatrième. Mes parents ne supportaient plus les odeurs de putréfaction qui émanaient des expériences de savant fou que je pratiquais dans la cabane de jardin familial, je me souviens encore du gigantesque amalgame dans mon esprit foisonnant, entre Frankenstein, rites cabalistiques, astronomie et Tim Burton. Je vous rassure sur un point : je n’ai jamais fait de mal à notre chat (ma mère semblait y tenir), en revanche nombre de mouches, vers, escargots et autres poissons ont rencontré leur créateur grâce à moi et, malgré mon acharnement, je n’en ai jamais ramené aucun.

 Il s'en fallu plusieurs fois de peu que je ne puisse vous raconter cette histoire aujourd'hui, tantôt par mégarde, souvent presque involontairement, on peut dire que je côtoyais alors la mort dans tous les sens du terme. Un jeudi, de retour de l'école, je m'enfermais comme à mon habitude dans mon laboratoire-cabane-fusée-abri atomique pour tenter de réanimer une grenouille à laquelle il manquait un œil et une demi-patte. L'odeur pestilentielle ne m'incommodait plus du tout, à vrai dire je l'associais au travail de scientifique, comme l'odeur de l'alcool est associée à l'hôpital pour le chirurgien. J'avais réussi à subtiliser une bouteille de gaz de camping dans le garage de mes parents et je lui avais fabriqué un embout avec un tuyau de jardin et un capot de maquette de Ford Mustang en guise de bec-bunsen, c'était mon outil de prédilection pour cautériser les malheureuses amputations de mes cobayes. Ce jeudi donc, la grenouille avait doublé de volume depuis que je l'avais laissée la veille et je remarquais un épanchement verdâtre qui suintait de son globe oculaire; opération unique dans l'histoire de la médecine: je décidais de lui souder l'œil grâce à mon invention avant de procéder à la trente-huitième réitération de mon expérience de réanimation post-mortem. La grenouille en cachotière avait passé sa nuit à fabriquer du méthane afin de m’offrir une explosion de joie au passage de la flamme du bec bunsen, de surprise je lâchais mon outil et couru hors du cabanon, en oubliant évidemment de fermer le robinet de la bouteille de gaz! La grenouille, pleine de ressources, mis le feu au lit de coton sur lequel elle reposait (je prenais soin de mes cadavres) ce qui eut pour effet immédiat de transformer ma cartouche de gaz en torche et enflamma l’intégralité du laboratoire. Nettoyage par le feu. Ma première vie de laborantin prit donc fin sur une sensation d’inachevé, j’étais amer je dois l’avouer mais je pense aujourd’hui que c’est cet évènement qui posa les fondations de mon avenir.

 Je ne pus l’analyser que des années plus tard mais cette explosion eut des conséquences bien plus importantes : mes parents m’interdirent toute nouvelle expérience et me confinèrent alors dans le Q.H.S. de ma chambre, avec inspection en bonne et due forme chaque jour. Passée la période de révolte suivant l’incarcération, je tentais de passer mon cas en appel pour obtenir une remise de peine, j’avais en tête de monter un labo clandestin dans le grand chêne creux de notre voisin, mais pour papa la décision était irrévocable. Je fus confiné alors avec pour seules sorties autorisées mes heures strictes de cours. Maman, qui était plus sensible, me faisait passer discrètement les livres que je lui commandais afin que mon séjour carcéral fût plus supportable ; à noter que, faute d’expériences pratiques, mon appétit pour la lecture allait croissant et je pouvais engloutir un manuel de dissection ou un traité de mythologie Scandinave aussi rapidement qu’un bol de Chocapic.

J’avais en 6 mois et demi engloutis 37 kg de science sans en vomir un morceau, je pense aujourd’hui que la seule raison pour laquelle je n’ai pas fait d’indigestion était mon absence totale de relations sociales : la partie de mon cerveau en charge de l’interaction s’était mise en veille au profit de l’apprentissage. Je commençais dans le même temps à trouver fade l’enseignement scolaire, les enseignants nous déversaient un flot incessant d’optimisme naïf et de culture totale ; nous étions censés assimiler dans la même journée les victoires d’un peuple sur son roi, les bienfaits de la démocratie, la chanson du petit âne espagnol et le théorème de Machin. Lorsque nous avions un cours de sport il fallait démontrer non pas notre esprit guerrier de conservation mais un vague sentiment républicain mollasse d’entraide et de coopération… J’étais atteint de nausée intellectuelle lorsqu’arrivait le mardi et les survêtements, l’odeur de transpiration de mes camarades me répugnait. Je m’évertuais à finir en tête de toutes les courses pour avoir le respect et la haine suffisante des autres enfants afin qu’ils me laissent tranquille et seul, et je dois avouer que j’excellais dans ce domaine : personne ne voulait m’approcher.

Je fus libéré le 14 juillet 1989, après une année scolaire quasi complète de rétention et à l’âge de quatorze ans moins deux jours.

 Il faut le dire, mon anniversaire a toujours été un désastre, tous les adultes ayant toujours eu la gueule de bois en me le souhaitant. Et cette année ce fut pour mes parents la gueule de bois du bicentenaire, Robespierre aurait été fier d’eux ! La veille, jour de commémoration nationale de la victoire du pain sur la brioche, nous avons comme chaque année pris la voiture pour nous rendre chez cet oncle exécrable et hideux que nous appellerons Voldemort par respect pour tous les Jean-Pierre. Et comme chaque année je me retrouvais contraint d’assister à un après-midi de petite beuverie entre adultes en gardant sa fille, de 8 ans ma cadette : Jenny. A grandir dans une telle atmosphère et orpheline de mère je l’imaginais devenir un de ces sérial-killers sadique tel Anthony Hopkins dans Le Silence de Agneaux ou Jack Nicholson dans Shining, je vous laisse imaginer à quel point je me réjouissais qu’elle fut ma cousine. Elle avait six ans et s’entêtait malheureusement, cette année encore, à jouer avec ses poupées et ses licornes ; aucune trace de perversion en vue mais je gardais espoir. Cette fois-ci cependant, un couple d’ami de Voldemort était présent à la table orgiaque des parents, une sorte de caricature de couple heureux de pub pour Ricoré en poudre avec des grandes chaussettes jusqu’aux genoux pour elle, un polo avec un misérable crocodile vert cousu dessus pour lui, et des têtes de gagnants de panier garni de tombola. Ils avaient trainé (vu son accoutrement il faut entendre trainer au sens propre, comme on traine une trottinette cassée) leur adolescent avec eux et se faisaient une joie de nous laisser ensemble. J’étais au comble du bonheur ! La perspective de passer notre Fête Nationale avec un groupe d’adultes ivres, une apprentie tueuse en série et un humain de mon âge en guenilles me remplissait d’une joie indicible. Si j’avais pu mourir à cet instant je l’aurais fait mais, pour des raisons précédemment évoquées, je décidais de rester en vie et d’endurer ce mauvais moment. D’autant que mon anniversaire était le lendemain et que j’aurais peut-être le droit de recommencer mes expériences, du moins était-ce le seul cadeau que j’avais demandé.

Ce soir-là il m’arriva quelque chose d’étrange, un phénomène chimique que je n’avais pas ressenti depuis l’âge de 10 ans : je trouvais une connivence avec un autre être humain. Le fils du couple Ricoré, Denis, présentait des similitudes étranges avec mon cas : il était paria, cultivé, et sortait lui aussi d’une période de disette sociale forcée pour cause d’outrage au monde des grands. Son univers était riche bien que complètement différent du mien, il se passionnait pour les champignons et, d’une manière plus générale pour les parasites et les symbiotes. Tandis que je cherchais à faire revivre ce qui avait vécu, lui étudiait la vie qui naissait de la mort.

Le sacro-saint feu d’artifice terminé et nos parents complètement plein de fierté nationale (je parle du vin), la troupe rentra chez Voldemort où nous étions hébergés. Les parents rampèrent jusqu’à leurs chambres respectives, je couchais Jenny dans son palais de princesse et Denis et moi restâmes dans le salon où un canapé lit nous attendait. Nous passâmes une partie non-négligeable de la nuit à discuter de nos expériences scientifico-magique, de nos lectures, de nos parents, de notre aversion pour les autres adolescents et pour l’école en général. Il habitait un autre quartier de la ville, à quelques arrêts de bus de chez moi, et était en passe d’investir un sous-sol abandonné qu’il avait récemment découvert pour y installer son laboratoire ! Nous nous endormîmes dans le lit sans même nous en apercevoir. Le lendemain au réveil nous étions les meilleurs amis du monde, Montaigne venait de rencontrer La Boétie. A nous voir ainsi transformés nos parents se mirent en tête des idées d’adultes, nos comportements « devenaient évidents » ; la présomption d’homosexualité nous accorda un crédit et une compréhension où la science n’avait apporté que mépris et peur. Nous vivions un drôle de moyen-âge.

Avec l’âge vient la sagesse parait-il. Denis et moi fîmes profil bas pendant les temps qui suivirent notre remise en liberté, en échange, nos adultes respectifs s’accordèrent pour nous laisser vivre notre « idylle », ce qui contentait tout le monde : nous, eux et les voisins qui avaient encore en mémoire l’explosion du cabanon.

 Le sous-sol qu’avait repéré Denis se révéla un lieu parfait pour la mise en place d’un laboratoire commun et nous nous y investîmes corps et âme. Il fallait rester discret, nous décidions donc d’adopter un style vestimentaire plus commun, avec casquette et lunettes de soleil - au service de Sa Majesté la Science – nous nous imposions des règles simples de sécurité : chaque entrée et sortie du labo se faisait après inspection des alentours, nous ne rentrions jamais en même temps et, comme dans le film Fight Club sorti quelques années plus tard, nous ne parlions jamais de nos expériences. Les deux accès étaient équipés de contacteurs discrets reliés à une lampe, de sorte que si une porte s’ouvrait nous pouvions déguerpir par une autre issue. Les rats le savent bien : il faut toujours prévoir une issue de secours. Il nous fallut quelques mois pour que tout soit opérationnel, je vous avoue aujourd’hui que le jour de « l’inauguration » restera gravé dans nos mémoire comme une des plus grandes fiertés de nos vies.

Pendant la période d’installation nous discutions beaucoup des modalités d’un projet commun : dans quel cadre pouvions-nous unir nos connaissances ? Dans quelle mesure mes morts pouvaient-ils servir ses vivants ? De quelle couleur était la lumière au bout du tunnel ?

Depuis la Préhistoire, le Rat a toujours accompagné l'Homme dans ses expansions et ses décadences. Leur organisation sociale peut être comparée à la nôtre. Vecteur des pires maladies ou cobaye pour leur vaccin, il tient une place prépondérante dans le développement de nos civilisations, nous avons grandi ensemble et il est probable que nous mourrons ensemble.

Connaitre les rats c’est nous connaitre

 À l’entrée au lycée, notre secret était toujours aussi bien gardé, je commençais une culture bio de bouton d’acné entre mes sourcils et mes cheveux, Denis avait enfin appris à s’habiller, nous étions toujours inséparables, le mythe de notre homosexualité tenait toujours aussi bon auprès de nos parents, les voisins ne m’aimaient toujours pas, les walkmans de tous les gamins du monde riche crachaient une dance-music lavasse, Mitterrand vieillissait tranquillement et nous avions découvert que les rats supportaient mal les indigestions d’Amanita muscaria. Bon bilan.

Mes camarades de classe semblaient droits sortis d’une sitcom stupide, je retrouvais les mêmes Brendan ou Kelly que sur le petit écran, que ce soit dans les styles vestimentaires, les attitudes ou leurs relations. L’ethnologie scolaire me donnait des frissons : vierge de tout passif social je pouvais objectivement constater que Pierre ou Paul était un idiot. J’adorais mon nouveau passe-temps. Comme sur mes cobayes, je collais mentalement des étiquettes de couleurs sur mes congénères afin de répertorier leurs circulations et interactions, les jaunes étaient les exclus, les rouges les stars de la cour, etc… Analogie encore : savez-vous que sur un groupe de six rats deux seront dominants, trois seront dominés et le dernier sera hippie dans le Cantal ? Le rat dominant est capable de se rouler dans son urine pour être sûr que tous les autres en profitent : les grosses brutes sont capables des pires âneries pour asseoir leur autorité.

Il y a au cours de la vie des mammifères un cycle dans la hiérarchie : les jeunes grandissent et deviennent des tondeurs ou des tondus, vivent leur existence à une certaine place, en changent parfois avec l’âge, finissent tous par passer par la case vieillesse où ils acquièrent le noble statut d’anciens puis, et c’est une obligation autant physiologique que sociale, meurent. Et c’est là qu’est toute la différence entre les marginaux et les autres : les rats, humains (ou éléphants) grégaires développent une phéromone particulière lors de leur décomposition qui rend tolérable leur mort à leurs voisins vivants : avez-vous déjà senti l’odeur d’une charogne en forêt ? La puanteur semble emplir tout l’espace, on la sent parfois à plusieurs centaines de mètres. A l’inverse, si vous habitez dans un centre urbain, imaginez un instant le nombre de dépouilles de rats qui gît sous vos pieds. S’ils développaient la même pestilence personne n’oserait prendre le métro…

 Il m’a fallu un paragraphe pour vous résumer plus d’un an de recherche et d’analyses, d’observations en milieu humain et clinique, un nombre incalculable de rats passés par l’incinérateur du labo, autant de cervelles disséquées que dans dix paquets de Miel Pop’s et deux ouvrages de neurobiologie (peut-être la partie la plus désagréable). L’idée nous est même venue de trouver des cobayes humains mais il y avait là une ligne que nous ne pouvions décemment pas franchir : il était hors de questions de fabriquer un incinérateur plus gros ! Et comme pour toutes les grandes découvertes, c’est complètement fortuitement que nous avons eu, que Denis a eu La révélation.

 Sur le chemin du lycée, nous avions environ seize ans, Denis découvrit le chat de mon voisin bègue empalé sur un pic du portail du Manoir-du-coin-de-la-rue. Nous nous empressâmes de le rapporter au labo. C’était notre premier mort hors-labo, le premier à qui nous n’avions pas donné l’extrême onction. Un bon chat du quartier, avec des copains chats et des rendez-vous de chat, des gueuletons de croquettes de chat, peut-être même une amoureuse chat et des rejetons chats! Bref, pas une panthère solitaire de la savane. Il venait certainement de se suicider involontairement en surestimant ses capacités athlétiques pour sauter par-dessus la grille (NB : le quartier dégueulait de chats tous plus enflés les uns que les autres, phénomène certainement dû à une sorte de crise de manque affectif collectif… je vous laisse le temps de réfléchir à l’absurdité de la chose). Denis transporta vite le chat au labo et revint aussitôt à l’école. Le voisin bègue nous rendit vi-vi-visite le lendemain p-p-p-p-pour nous de-de-demander si nous n’avions p-p-p-p-pas vu son chat. Je me souviens m’être senti à ce moment comme complice d’un a-a-a-a-achassinat. À cause d’une quelconque fête familiale nous ne pûmes retourner voir Minou que 5 jours plus tard.

Un choc !

La première surprise fut l’absence totale d’odeur, rien ne laissait filtrer qu’un félin de sept kilos pourrissait ici. Denis, dans sa précipitation, avait déposé (soigneusement tout de même) le corps du côté de ses champignons et, là était le mystère, celui-ci n’était pas dévoré par les vers mais recouvert d’une pellicule blanchâtre de poussière. Une poussière qui se révéla après analyse être une prolifération de spores. Nous avions oublié une fiole ouverte de chlorure de mercure sous la table (qui nous servait pour embaumer les rats), les vapeurs avaient sans doute aidé à empêcher l’action des vers, ce qui permit aux bébés champignons de venir coloniser les poils de Minou, que nous appelions désormais Minou 1.0.

Afin de permettre à l’expérience de se dérouler dans les meilleures conditions nous plaçâmes le support-à-spores sous une cloche de verre (un aquarium retourné). C’était presque féerique : à mesure que le chat diminuait de volume une forêt de champignons multicolores prenait place. Sans mouvement d’air sous la cloche, les spores s’autofécondaient et mutaient, renouvelants sans cesse le panel des couleurs et des formes. Denis ne savait plus où donnait de la tête, c’était plus qu’il n’aurait pu en rêver.

Mais la partie de notre histoire qui nous intéresse, messieurs les jurés, commença environ deux semaines plus tard. Je retrouvais ce jour-là mon compère dans la cour du lycée, au centre d’un attroupement composé majoritairement de filles. Très étonnant vu notre discrétion habituelle quasi-monacale, et quelle ne fut pas ma stupeur quand je compris la source de tout ce cirque ! Il tenait un rat de notre colonie dans ses mains, lui susurrait des mots (doux ?) à l’oreille et, vous pouvez me croire au vu des évènements de ces derniers mois, le rat aimait ça !

Pandore a eu sa boite, Denis son aquarium. Par curiosité il avait enfreint la règle de partage de nos expériences et avait soulevé la cage de verre. Vous auriez fait de même à sa place, non ?

 Vous vous souvenez de cette phéromone qui permet de supporter l’insoutenable pesanteur de la mort ? Une petite digression pour mieux comprendre la suite : ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi cette magnifique brune qui vit deux portes plus loin accorde plus d’importance à son chihuahua qu’à votre plastique incroyable ? Elle ne vous a même jamais remarqué alors qu’elle embrasse sans vergogne son cabot ! Ce n’est que depuis les années 1980 que les scientifiques se penchent sur le sujet : la chimie de l’amour, de tous les amours. Je ne reviendrai pas ici sur le débat entre science et sentiments, je prends pour acquis que passions, attachements, manques, orgasmes, et autres jalousies déclenchent des impulsions électriques entre les neurones qui viennent titiller certaines clés chimiques telles que dopamines, endorphines ou ocytocines. Or Denis ce jour-là fit une découverte capitale : cette phéromone de la grégarité associée à la décomposition fongique d’un organisme à sang chaud, perturbe les neurotransmetteurs qui « mélangent » les signaux des clés chimiques… Il était tombé amoureux de son rat…

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