2. Mutation

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2. Mutation

« Notre préparation face à ces événements chaotiques est faible ; ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que l’époque ne prête pas à la prévision d’événements catastrophistes (Cassandre est toujours ridicule !). Les besoins sociaux relayés par la presse sont des besoins immédiats ; ils répondent à des peurs spontanées qui sont rapidement chassées par d’autres peurs ou inquiétudes. Dans ces conditions, mettre en place un système qui permette d’éviter les conséquences dramatiques d’événements improbables et à long terme est extrêmement difficile. Il est même vraisemblable que cela soulèverait dans la presse des commentaires extrêmement négatifs dénonçant le catastrophisme, la paranoïa, voire le gaspillage. »

Extrait du Rapport de Mission du Pr. D. Raoult sur le bioterrorisme

 La Justice est séculaire, elle dépend directement de la société qui la porte, la notion de justice aujourd’hui peut être en complète opposition avec la conception du siècle dernier. Vous noterez comment un verdict peut être influencé radicalement par les évènements récents : une guerre, une famine, un changement politique ou autre évènement majeur.

Mon auditoire est composé majoritairement d’humains, quelques aras ou corbeaux volent dans la salle et rejoignent de temps en temps les épaules de leurs partenaires, l’atmosphère est chargée d’une bonhommie tranquille presque palpable, une espèce de marshmallow social, Denis est évidemment absent. Il me semble que même la lumière qui filtre des hautes fenêtres et fait flotter la poussière de la salle d’audience a changé.

Le monde que vous avez connu n’existe plus et Denis et moi en sommes les principaux responsables.

 - M. Raphaël Du Picon, vous êtes accusé de crime contre l’humanité sans intention de donner la mort, M. Veuns et vous-même avez provoqué une chute spectaculaire de l’économie mondiale. En deux ans les plus grands groupes commerciaux planétaires ont fait faillite laissant dans leurs sillages des millions de ménages sans emploi. Les infrastructures de plusieurs pays sont à l’abandon et la forêt bloque les accès entre plusieurs grandes villes. Je ne vous parle pas de l’insalubrité qui règne dans les capitales dûe au retour des animaux. Comment pensez-vous réparer vos torts ?

Réparer mes torts ? Réparer mes torts !?! Quels torts puis-je sensément avoir quand le juge qui me pose la question vit une histoire d’amour avec un lémurien ? Quels torts veut-on m’imputer quand nous avons réussi ce qu’aucune religion, aucun mouvement n’a réussi depuis l’avènement de la poudre à canon ? Souvenez-vous de votre enfance, la cour de récré, l’école maternelle Jean Tartempion où vous avez fait vos premiers pas dans la société, un halo de chaos bienveillant vous enveloppe et vos souvenirs sont à cette image : titubants, imprécis mais doux et sécurisants. La seule véritable autorité qui vous gouverne est éthérée, elle se situe au-delà des magistrales portes de l’établissement. Voilà le monde que je vous ai offert, voilà pourquoi je suis assis ici aujourd’hui !

 Reprenons. Denis avait changé de regard, ses pupilles étaient plus noires, je me surpris à l’observer comme un sujet, non plus comme un ami. Il avait brisé le serment qui nous unissait et je devais comprendre pourquoi.

Le soir venu nous nous retrouvions comme d’habitude à la fin des cours mais cette fois-ci nous étions trois avec le rat. En marchant vers le labo, il était très agité. Il me racontait comment sa vie avait pris une autre tournure depuis qu’il avait compris certaines choses… depuis hier en fait. Notre sous-sol était sans dessus-dessous, le sol était jonché des restes de nos futures expériences, l’odeur de chlorure de mercure emplissait la pièce et tous les éclairages disponibles étaient rivés sur Minou 1.0, plus coloré qu’un manteau Desigual, ce qui conférait à la scène un aspect onirique : je me trouvais transposé dans le cerveau de Lewis Carroll ou projeté sur une toile de Warhol. L’aquarium, sous les feux des projecteurs, était encore en place. Denis et sa compagne avait les yeux rivés dessus, il me parlait en même temps de Nirvana et de révolution, d’équation divine et de mécanique quantique, les mots s’entrechoquaient avant même de sortir de sa bouche, j’avais l’impression d’assister à un de ces prêches de fanatique américain en transe.

Denis tendit ses mains et souleva la capsule de verre avec une précaution digne d’un chevalier avec le Saint Graal. Le nuage de spores multicolore se répandit dans la pièce, stagna un instant puis, face à notre immobilité, fut lentement aspiré pas les extracteurs d’air de l’incinérateur. Notre cobaye 1.0 ne ressemblait plus qu’à la version en deux dimensions de lui-même. La micro forêt de champignons émettait un rayonnement hypnotique, il me sembla à cet instant que si une seule chose devait survivre à l’humanité c’était elle.

 La suite vous vous en souvenez votre honneur, un peu comme ces épisodes de folies collectives passagères que l’on peut lire dans les livres d’histoire. Notre quartier subît en l’espace de quelques jours une révolution d’amour et de luxure à faire pâlir de jalousie le plus fervent hippie de 68 : mes parents décidèrent de refaire un enfant, le b-b-b-bègue tira le curé de sa confession pour vivre une semaine de sexe éhonté, la sulfureuse brune abandonna son chihuahua pour un pauvre chat errant, notre professeur d’histoire s’amouracha d’un pigeon et, d’une manière générale, tous les habitants humains ou animaux qui avaient été en contact avec les spores découvrirent la Passion amoureuse avec la première créature qu’ils croisèrent.

Nous vivions le prologue d’un des plus grands bouleversements que la terre ait connu depuis la disparation des dinosaures.

Je me souviens encore des journalistes qui affluaient de tout le pays. La nouvelle dépassa même les frontières : la Rai en Italie en parla aux infos de 20h entre la statue de la vierge qui pleure du sang et la hausse scandaleuse du prix du Parmesan.

 - Et vous, M. Du Picon, vous semblez ne pas avoir été affecté. Comment s’est passée cette période pour vous ?

Je n’avais pas été « affecté », j’étais anéanti ! Je subis de plein fouet les affres de la passion. Quand les spores envahirent l’air de notre sous-sol je tombai instantanément amoureux de mon ami. Comprenez alors ma situation : mon corps d’adolescent découvrait les bouillonnements de l’estomac (et du bas ventre), pour la première fois mon cerveau était obnubilé par une personne et non une expérience, c’était mon meilleur (et seul) ami et il était amoureux d’un rat dont j’étais atrocement jaloux. Je vivais les jours qui suivirent dans une frustration permanente, chaque fois que Denis apparaissait avec son rat j’avais l’impression de recevoir un coup de couteau. Pour calmer cette douleur presque physique je me lançais à corps perdu dans une vengeance dont, je peux l’avouer aujourd’hui, je suis assez fier.

 J’avais dérobé le chat de la brune à qui je servis l’éternel repos sur un lit de barbituriques (Brel aussi a tué des chats, peut-être parce qu’ils ne sentaient pas bon ?). Je refis l’expérience ainsi avec minou 2.0, seul (de toutes façons mon bien aimé ne revenait plus au labo). Par chance pour les félins du quartier je réussis du premier coup et rapidement je me retrouvais avec un stock de spores prêts à répandre le bonheur autour de moi. Chaque jour je venais aspirer dans une bouteille en plastique le désir en suspension dans l’aquarium puis partais en vélo le libérer dans différents quartiers. La production quotidienne était suffisante selon mes calculs pour un kilomètre carré, de quoi perturber largement une ville de la taille de N. en très peu de temps.

Au bout d’une semaine les journaux locaux ne parlaient plus que de ça ; les galeries Lafayette en plein centre-ville était devenues un vaisseau spatial libertin où les règles extérieures étaient abolies, chacun venait y vivre une idylle, charnelle ou non. Les employés des magasins alentours démissionnaient en masse, les supermarchés distribuaient la nourriture gratuitement. Je poussai le vice jusqu’à répandre mon Arme de Débauche Massive lors d’une manifestation : la police et les étudiants se mirent alors à former des cercles de danse et abandonnèrent leurs matraques et leurs pavés.

J’avais dix-huit ans et, comme cadeau de passage dans le monde des adultes, Jean Pierre Pernaut m’offrit la distinction honorifique de Bioterroriste. Toutes les polices du territoire s’étaient associées pour me retrouver afin de me décerner le prix. C’est à ce moment que je compris l’étendue de mon pouvoir, moi qui pensait venger une déception de gamin, je venais de découvrir comment renvoyer la boite de Pandore à Zeus. L’état tremblait devant moi, j’allais faire trembler le monde.

Mais avant j’avais besoin d’un peu de repos…

Les effets de la bombe se dissipèrent soudainement au bout de quelques semaines, laissant sur son passage un troupeau inter-espèces d’animaux vaguement réjouis et complètement désorientés. La ville, sa morosité et ses tristesses reprirent peu à peu leurs droits avec l’hiver, Edouard Leclerc fît à nouveau des bénéfices, privés d’ocytocine les CRS rejouèrent la sérénade du tonfa aux étudiants, l’inspecteur des impôts reprît la prostitution, bref chacun retrouva sa place et je retrouvai mon complice. Notons qu’il y eu un pic de naissance dans la région neuf mois plus tard (j’allais avoir un petit frère !).

- Raphaël, désolé, je…

- C’est moi qui n’ai pas pris le temps, le recul. Laisse tomber.

- …

- …

- On est quitte alors ?

- Héhé oui !

- …

- …

- T’as vu la pagaille cet été ? devine d’où ça vient.

- Incroyable ! Tu as refait l’expérience ? Seul ? et t’as réussi !

- Denis, je crois qu’on tient dans nos mains le pouvoir de changer le monde, on ne peut pas rester sans rien faire. Tu imagines si demain on peut éradiquer la violence, la peur ? tu imagines les effets incroyables de notre trouvaille ?

- Mais j’ai vu aux infos qu’on avait carrément Interpol au cul, on est des bio-te-rro-ristes, s’ils nous tombent dessus on est cuits. Plus d’expériences, plus rien.

- Et elle te servira à quoi ta science ? A faire des savons sans mousse ? Des girolles au goût de cèpes ? Je te propose de donner à la terre une leçon de bonheur, de donner une chance aux générations futures de ne pas vivre dans la peur de Monsanto ou des banques !

- …

- Denis, écoute-moi bien. C’est aujourd’hui que tu décides dans quel monde ton enfant va grandir. Quelle que soit ta décision souviens toi que tu fais partie des deux seules personnes au monde à avoir eu cette option. Moi j’ai choisi.

 Avant la création du labo, nous allions nous asseoir quelquefois sur un banc du centre-ville avec une canette de soda. C’est un poste d’observation idéal de l’être urbain dans son habitat naturel, essayez de vous y asseoir et vous vous vous transformerez en ornithologue face à une réserve naturelle en Bretagne. J’y emmenai Denis pour terminer notre discussion.

- Regarde ces gens qui sortent des magasins les poches et le cœur vides. Notre civilisation est si pervertie que l’humain se sent plus à sa place sous les néons qu’au soleil. Tu vois le clochard qui mendie là-bas ? je suis sûr que si on mesurait son plaisir il banderait plus fort devant un IPhone que devant une femme. J’ai vu pendant les orgies de cet été plus de rires et de bonheur que jamais et nulle part auparavant, et tout ça grâce à nous !

Monsieur le juge, je ne suis pas un anticapitaliste primaire et je vous assure que si les banquiers pouvaient être riches sans entretenir les guerres je n’aurais pas continué ce jour-là.

- Ok.

- Comment ça ok ?

- Ok t’as raison, on retourne au labo

Je crois que pour la première fois je l’ai pris dans mes bras. Les spores de nos champignons peuvent certes provoquer des dérèglements neuronaux mais la joie totale de cet instant était naturelle.

Il nous fallait à présent un plan et surtout une méthode pour systématiser la prolifération de nos champignons pour une action durable et globale. Après un nettoyage minutieux du sous-sol nous nous concentrâmes sur le plan. Fini les expériences, exit le matériel, comme dans un jeu nous avions gravi quelques échelons dans l’illégalité et il fallait être discret. Avec la célébrité vient la paranoïa.

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