3. Annihilation

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« Alors je vis que l’Agneau avait ouvert un des sceaux, et j’entendis l’un des quatre animaux qui disait d’une voix de tonnerre : Viens et vois.

Je regardai donc, et je vis un cheval blanc, et celui qui était monté dessus avait un arc, et on lui donna une couronne, et il partit en vainqueur, pour remporter la victoire.

Et lorsque l’Agneau eut ouvert le second sceau, j’entendis le second animal qui disait : Viens, et vois.

Et il sortit un autre cheval qui était roux ; et celui qui le montait reçut le pouvoir de bannir la paix de la terre, et de faire que les hommes se tuassent les uns les autres ; et on lui donna une grande épée.

Et quand l’Agneau eut ouvert le troisième sceau, j’entendis le troisième animal, qui disait : Viens et vois. Et je regardai, et il parut un cheval noir, et celui qui était monté dessus avait une balance à la main. […]

Et quand l’Agneau eut ouvert le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième animal, qui disait : Viens, et vois.

Et je regardai, et je vis paraître un cheval de couleur pâle ; et celui qui était monté dessus se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait ; et le pouvoir leur fut donné sur la quatrième partie de la terre, pour faire mourir les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre. »

Nouveau Testament, Apocalypse chap. 6, 1-8

Traduction révisée par Jean-Frédéric Ostervald

Les informations circulent vite aujourd’hui, un génocide s’oublie aussi aisément que le dernier téléphone à la mode et le torrent permanent d’informations confère à toutes la même importance, aucune. Ce noël-là, on parlait encore dans les chaumières du centre-ville envahi par les hippies cet été, entre deux tranches de dinde bio aux marrons. Comme un vague souvenir de gueule de bois dont on n’est pas si fier au réveil.

Pour la rentrée universitaire Denis et moi avions intégré un des meilleurs établissements scientifiques de France : Paris Science et Lettres. Enfin libres, enfin nous pouvions préparer notre révolution planétaire. C’est à cette période que nous avons rencontré Lucrezia, disons plutôt que nous avons découvert l’ouragan Lucrezia.

Comme il est de coutume dans les universités dignes de ce nom, il y avait un groupuscule de militants de gauche, des « graines de révolutionnaire », des « radicaux » disent les médias, et c’est Lucrezia qui nous introduisit dans le cercle. Elle était de tous la plus engagée, sa verve et son aplomb ajoutait un charme fou à son corps parfait et son teint de miel, et je pense très honnêtement qu’au moins cinquante pour cent des mâles du groupe n’étaient pas tant combattants de la Cause que de celle de leurs hormones. Bref, nous arrivions en rivaux.

Il ne fallut que trois mois pour que Lucrezia soit au courant de notre implication dans les évènements de N. l’été dernier, et ce jour-là nous lui apprîmes par la même occasion notre secret. Elle trouva ça méga-cool et nous positionna directement dans le top 5 de ses amis. Voilà que notre bande de deux devenait un trio…

- [Intervention du procureur] Messieurs les jurés, je vous rappelle le curriculum de ladite Lucrézia : destruction de bâtiment public, organisation de manifestation sans déclaration préalable, critique publique de la politique du gouvernement. Elle a créé le groupe de radicaux politiques dont faisait partie l’accusé. Elle demeure aujourd’hui introuvable.

Comme le dira Dantec dans quelques années : « La loi est censée être le bras séculier de la justice. Elle n'est souvent que la prothèse du pouvoir », les hommes qui me jugent ont forgé les lois qui m’inculperont. Il n’y a et n’aura jamais de justice tant qu’il y aura du profit. L’unique reproche que l’on puisse réellement nous faire est d’avoir ouvert une voie de développement pour la race humaine qui ne soit pas fondée sur le profit, nous avons réussi à leur imposer l’amour.


Il est cinq heures ce matin de janvier, le froid piquait les joues des intrépides éboueurs et les rats ne dormaient toujours pas. Les flics non plus d’ailleurs. Pas de repos pour les nuisibles.

Nous étions quatre : « Averell », Denis, Lucrezia et moi. Denis se glissa le premier par le trou dans le grillage. L’usine pharmaceutique n’était pas encore réveillée, les ouvriers somnolaient encore dans leurs baves respectives. Seuls deux agents de sécurité terminaient leur monotone nuit de ronde en attendant avec impatience que la petite aiguille finisse la sienne.

Nous nous faufilâmes entre les camions, à la recherche d’Azraël, l’ange de la Mort des juifs et des musulmans, petit nom que j’avais donné au chargement de chlorure de mercure qu’Averell avait crû repérer sur le cahier de livraison de l’intendant de l’université. Une information incertaine fournie par un idiot certain et nous voilà grelottants, armés de morceaux de viande au cas où les chiens nous repèrent, en train de lire des plaques d’identification de camions citernes dans un obscur parking-dépôt de la banlieue de Melun. Je dois avouer pour être franc que j’avais imaginé plus glorieux pour une révolution !

Après deux heures de cache-cache avec les gardes nous trouvions enfin Azraël. Je me cachai dans la cabine en attendant que le chauffeur entame son service. À peine avait-il claqué la portière que je l’endormis avec une solution à base de chloroforme. Mes complices montèrent à leur tour, Lucrezia se déshabilla (!) pour enfiler la tenue du chauffeur (elle était la seule à savoir conduire). Avec les cheveux rangés sous la casquette et les seins qui pointaient de froid sous la blouse, nous nous sentions tous les 3 résolument prêts à l’accompagner sur la lune ou même à naviguer sur le Styx.

Après nous être débarrassé du chauffeur qui prenait trop de place sur la banquette nous entrâmes dans la banlieue est de Paris aux alentours de 8h ce matin. Le hangar abandonné que nous avions repéré se trouvai à Ivry, juste après la petite ceinture. Là, des jerricans en fer était stockés, prêt à accueillir notre élixir. Nous commençâmes à en transvaser 50, soit 750 litres. Il en restait encore quatre fois plus dans le camion ! Il fallait manipuler ça avec une infinie précaution, c‘est pire que le pire des acides en grande quantité : nous étions équipés de la tête au pied avec combinaison, masque à particule et tout le toutim. La voiture de Lucrezia pouvait contenir 22 jerricans.

Un peu de maths maintenant : Savez-vous qu’il y a 20 cimetières à Paris, comptabilisant environ 600 000 sépultures ? Nous avions à cet instant précis 3000 litres de chlorure de mercure, ce qui signifiait que si nous voulions être équitable, chaque litre devait bénéficier à 200 tombes (non par choix politique mais plutôt pragmatique, nous nous concentrions sur les pauvres, les caveaux bourgeois étants plus difficiles d’accès). Ajoutez à ça le fait que nous étions 4, et vous obtenez une belle semaine de travail acharné à faire des allers-retours pour aller chercher et remplir des bidons d’Azraël, entrer dans les cimetières plusieurs dizaines de fois (sans se faire repérer sinon c’est toute notre révolution qui était fichue) pour arroser avec la parité la plus égalitaire possible les cadavres les plus frais. Et comme dans tout bon système utopique, nous offrions des privilèges aux cadavres les plus jeunes, afin que le plus de chairs soient présentes. A ce titre 1994 était un grand cru. Nous arrosâmes tant que nous pûmes les tombes de nos morts pour que de leurs dépouilles puisse renaitre l’amour. Nous visions aussi les universités de médecine et leurs réserves de corps pour-la-science ainsi que les cliniques vétérinaires. Une semaine sans répit, une semaine à éviter les flics et les ennuis, une semaine à nous retrouver comme des clandestins le soir et préparer la journée du lendemain, refaire les plans, affiner, ajuster, vivre !

Et le septième jour dieu créa le repos, ou quelque chose du genre. Comme il est bon de se raccrocher à la religion lorsque l’on est fatigué, d’implorer dieu quand on est en danger ou encore de jurer en son nom quand la table basse martyrise votre orteil. Nous ne pûmes dormir que le lundi, alors que nos camarades partaient, las, se faire conter la vie sexuelle des bactéries primaires par des professeurs qui n’en avait plus depuis la même époque.

Il fallut par la suite attendre que le miracle opère, environ deux semaines avions nous calculé, pour que les spores multicolores de la révolution atteignent la maturité. Nous profitâmes de ce laps de temps pour communiquer avec les autres groupes révolutionnaires des universités du monde : Québec, Rio de Janeiro, Hong Kong, Moscou, Marseille, etc. Nous visions aussi les zones de guerre : Tchétchénie, Bosnie, Rwanda.

Notre petit groupe était en ébullition, Lucrezia était en transe du matin au soir, nous nous détachions petit à petit de la réalité de ce monde endormi dans les bras du capitalisme hypnotique. Che Guevarra aurait été fier de nous, son portrait sur poster en papier glacé nous observait dans notre QG, nous observant avec incrédulité, tant l’espoir qui émanait de nos 4 cervelles était immense, presque palpable.


Oui monsieur le juge, messieurs les jurés, c’est pendant ces deux semaines que le monde a basculé, lorsqu’à notre immense surprise les cellules insurrectionnelles de nos camarades étudiants des quatre coins du monde nous répondirent avec le même enthousiasme, tous déjà informés de l’épisode de N. quelques mois plus tôt. Notre notoriété avait dépassé les frontières, à l’aube de la démocratisation de l’internet total.

Les premières vagues d’amour massif se faisaient à peine sentir dans la capitale que nous entendions déjà aux informations parler de la prolifération sur terre d’un étrange champignon multicolore. Certaines zones se recouvraient plus ou moins vite en fonction du climat. Et c’est quasiment à l’unisson que la planète entière jouit d’un orgasme de paix et de passion charnelle. En l’espace de deux mois le monde entier fut retourné, les zones de conflits se transformèrent en partouzes géantes, les bourses, les industries et autres suppôts du libéralisme furent délaissées, on pouvait voir à la télé des concert géants dédiés à l’amour. Même si je ne las ai pas revus depuis, je suis sûr que mes parents étaient fiers de moi : nous avions ravivé la petite flamme soixante-huitarde éteinte au fond de pas mal de nos congénères blafards.

Tout été allé si vite ! Nous n’avions pas anticipé que notre champignon se répliquerait seul, qu’au-delà d’une certaine quantité (il y en avait sur tous les continents), il n’avait plus besoin d’un Azraël. Le nouveau testament avait vu juste, mais les signes de l’apocalypse avaient été mal interprétés : la fin de la civilisation n’allait pas venir des cavaliers, mais plutôt des champignons ! Nous avions ouvert la boite de Pandore et maintenant l‘humanité entière ne pensait qu’à forniquer. L’anéantissement par la luxure, quelle belle ironie !

Alors oui monsieur le juge, je suis coupable, coupable d’avoir interrompu la destruction du vivant, coupable d’avoir permis à l’humanité de vivre enfin en paix, fusse-t-elle revenue du sacro-saint progrès. Et ma sentence a déjà été prononcée et appliquée : sans doute à cause de mes premières expériences je suis immunisé contre ma création, j’ai perdu mon seul ami, que j’imagine en train de vivre ses plus beaux jours avec Lucrezia, et je suis enfermé dans un monde ou plus aucun espoir de meilleur n’est permis, puisque tout est déjà beau, je n’ai plus de combat à mener, personne n’a plus de combat à mener.

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