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Analoum tira sur son bras pour la seconde fois.

— Je te dis qu’il y a du mouvement dans les buissons là-bas.

Trysol vérifia à nouveau, le cou tendu, les yeux plissés. Elle fouilla les environs de son regard vif. Rien ne bougeait hormis les feuilles chahutées par la brise froide.

— Tu es fatigué. À cette distance ta vision doit être floue et tu culpabilise pour ton frère depuis qu’on est sur la route. Tu ne penses pas que la paranoïde commence à te gangréner ?

— N’m’prend pas pour une conne. J’vois très bien à cette distance et j’te répète que j’ai vu une silhouette. Ça fait les cent pas.

Elle s’arrêta, fixa devant elle un air résolu plaqué sur le visage. Analoum détestait que l’on minimise sa parole. Si en plus, elle avait raison, elle ne se gênait pas pour prouver ces dires.

— Là, cria-t-elle.

Trysole sentit les mains d’Analoum se plaquer sur ses joues. Elle lui tordit la tête pour diriger son regard vers un tas de terre et de pierre encadré de deux grands arbres.

— Si tu la voies pas, c’est que tu as de la merde dans les yeux. Ma parole.

Le constat était le même. Trysol ne vit rien.

— Savatloun* ! Ce machin est super rapide. Il n’reste pas en place. Ç’m’rend folle !

Devant l’expression incrédule de Trysol, elle se défendit, agitant ses bras dans tous les sens.

— J’t’dis qu’il y’a un truc et que ç’n’a rien de normal. C’pas un oiseau noir. C’pas une créature qu’on connait. Y’a un truc qui flambe sur la peau.

Elle se tut d’un coup, les yeux fixés au loin.

— J’comprends pas ce que c’est. On dirait d’la pierre, continua-t-elle.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Nous ne pouvons rien voir d’ici, assura la rouquine.

— Toi ! Moi, je vois la chose.

Elle médita un instant sur ce qu’elle venait de dire, les sourcils froncés.

Leurs regards s’affrontèrent pour savoir laquelle avait raison, et c’est là que Trysol remarque une tâche jaunâtre dans l’iris d’Analoum. Elle redressa d’un coup, attrapa sa compagne en plaquant une main sur sa tempe et en lui cassant la nuque en arrière.

— D’onde-et-de-sang ! ça commence. Tes yeux. N’utilise plus ton flaire. Plus du tout.

— M’prends pas pour une idiote. J’vois très bien.

— Tu ne vois rien du tout. Ta créature enflammée, c’est une tache jaune en plein milieu de ta pupille.

Trysol moulina sa main vers Suan qui les observait sans chercher à empêcher leur querelle. Il s’avança d’un air tranquille, détachant ses doigts de la queue du chat. Il devait évacuer son stress de cette façon. Cela serait bientôt une habitude qu’il ne remarquerait pas, et qu’elle finirait par ignorer.

— S’il te plait, dis-lui.

Le jeune homme planta ses yeux dans ceux d’Analoum. Il paraissait si petit tout à coup. Pourtant il n’avait pas dû rétrécir depuis leur rencontre. Peut-être était-ce du au fait qu’elle y prêtait plus attention. Comment un grain galet comme lui, pouvait supporter leur monde et toutes ses vies qui s’éveillaient dans sa mémoire. Les hommes d’en bas était capable de s’adapter à tout. Pourquoi ?

— Trysol a raison. Il y a une grande tache jaunâtre dans ton œil.

C’qu’vous m’énervez tous les deux. J’sais bien qu’j’ai une tache dans l’œil droit. Mais j’vois encore très bien du gauche !

Analoum grinça des dents et d’un geste dur, elle tira sur le bras de Suan pour le ramener à sa hauteur. Il ne lui arrivait même pas à l’épaule.

— Dis-moi que tu la voies.

Elle étira son long bras qui s’il n’était pas enroulé dans le tissu montrerait une musculature prononcée.

Trysol soupira, cherchant une ombre dans des multitudes d’autres, quand Suan hoqueta.

— Est-ce que nous devons nous en inquiéter ? demanda-t-il. C’est quoi ? Je n’ais vu qu’un faisceau lumineux.

— Merci ! se satisfaisait Analoum en tapotant sur l’épaule de ce cadavre ambulant.

Ce gras ne grossissait pas et pourtant, il avait de quoi se goinfrer sur le chemin de l’allées. À moins qu’il fût de ces gens qui mettaient du temps à prendre du poids ? Après tout, il venait du bas.

Elle haussa les épaules, et appuya encore une fois sa vision devant elle. Toujours rien. C’était à croire qu’elle seule ne pouvait pas voir la créature.

— On dirait qu’il y en a deux sur trois encore d’attaque pour voir les dangers. C’n’est pas plus mal que ç’soit toi qui garde la harpe, en rajouta la brune, la main sur le manche de son épée.

Elle se dirigea vers la forêt, quand Trysol éleva la voix.

— Qu’est-ce que tu crois faire ?

Elle la retint par la taille et la tira contre elle. Leurs corps massifs claquèrent d’un son mat.

— Quoi que ce soit, ce n’est pas à notre porté. Laisse cette chose là où elle est. Si elle approche, on avisera. Ce n’est pas le moment de s’attirer des ennuis, affirma Trysol.

— Si on la prend par surprise, c’t’chose comme tu dis, pourras être un problème en moins plus tard.

Le froissement de ses sourcils épais accentua la colère qui débordait de ses yeux.

— Ana. Je t’assure que ce n’est pas le bon moment de courir après un feu-follet.

— Ç’n’a rien à voir avec ce truc. Cette chose, j’connais pas. Il vaut mieux s’en occuper maintenant qu’une fois sortie du palais avec Adaman. C’peut-être un gardien ou j’sais pas quoi relié à la chevelure.

Analoum détacha les mains que Trysol avaient enroulées autour de ses épaules, et la repoussa. La rouquine bascula en arrière, se rééquilibrant avant de s’écrouler.

— Je pense que Analoum a raison. Quoi que cela puise être, ça se déplace rapidement, en rajouta Suan.

Avaient-ils perdu l’esprit tous les deux ? Ne pouvaient-ils pas faire leur sauvetage, tuer la chose et partir incognito ? Il était entouré d’eau, de cheveux, de silence… Ne ressentaient-ils pas le danger qui les encerclaient ?

Analoum remercia encore Suan et offrit un regard déçu à Trysol qui secoua la tête lentement.

—Vous allez nous tuer…

Elle se détourna d’eux, se colla contre la roche peinée qu’on ne lui accorde pas raison sur toute cette affaire. Trysol ne voulait pas mourir sottement avant qu’elle n’ait pu accomplir cet acte annonciateur d’une nouvelle chance pour leur peuple.

— Qu’est-ce qu’il te prend ? Toi qui est toujours prudente sur tout. Tu aurais été la première à proposer la mort d’une créature suspecte, s’informa Analoum en lui montrant son dos.

Le ton froid et acrimonieux de sa consœur lui retourna le cœur. Son attitude la blessa, ouvrit un peu plus les portes de son mal. Comment ne pouvait-elle pas comprendre ce qui la freinait ? Analoum ne vouait-elle pas voir la vérité en face ? Xin-Shen était celle qui les avait emportés jusqu’ici. Suan était celui qui leur portait chance. Il y en avait plus qu’un sur les deux et la poisse était devant elles, à l’image d’un chat géant. Qu’est-ce qu’il te prend, hein ? C’était un tout qui lui bouffait le corps, l’âme et bien au-delà.

— Réponds ! Savatloun ! Pourquoi tout fout le doute comme ça ? cria Analoum en tirant son épée de son fourreau.

Le crissement du métal enserra sa poitrine, ses poings se serrèrent, sa mâchoire se crispa. Un son craquant se diffusa dans l’étendue de son esprit. Trysol visualisa les fissures, comme mille chemins vers le carnage, se grossir et devenir des puits sans fond. Elle se consumait dans le vide qui se formait en elle, plus gigantesque encore que par le passé.

— Toi, la courageuse ?! Si les femmes du campement te voyaient, à trembler devant une créature ! Tu as une harpe magique qui les fait fuir.

Analoum crachait son miasme. Elle ne savait pas faire autrement et Trysol encaissait comme d’habitude, mais là, c’était trop.

Quelque chose explosa en elle. Un liquide jaillit de ses fissures et circula à la vitesse d’une chute d’eau, emportant tout sur son passage. La roche derrière elle éclata. Tout le monde sursauta, sauf Tartanne qui semblait comprendre son état. Son cerveau se mit sur pause, elle sentit un jet de feu et de glace la traverser, sa langue se dénoua et la rancœur qu’elle avait gardé secrète se déversa.

— Courageuse ne signifie pas téméraire ! Mon frère est mort ! Deux autres m’attendent, s’ils sont encore sous la bonne garde de tes sœurs ! Je suis ici, pour changer les choses ! Pour les voir grandir sans la peur au ventre ! Je suis prête à mourir à l’intérieure de ses murs, mais pas en courant vers une créature qu’on ne connait pas. Tu dis voir du feu en elle. Rien de tel n’est jamais passé ici ! Ne me parle pas de courage quand tu es incapable de me dire ce que j’ai perdu. Ne me méprise pas !

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