Chapitre 5

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À midi tapante, je franchis la porte d'un petit fast-food situé à quelques rues de mon appartement. Le soleil brille intensément sur Brooklyn aujourd'hui, attirant de nombreux touristes qui se promènent et prennent des centaines de photos. J'ai même surpris un couple posant devant mon immeuble, inconscients qu'ils manquaient le magnifique Sunset Park situé juste de l'autre côté. Il est pourtant difficile à ignorer.

— Bonjour, lance une jeune femme aux cheveux roses, derrière le comptoir.

Son sourire est sincère et familier. Je la reconnais immédiatement comme étant la même fille qui était assise seule à la cafétéria chez P.B. Son badge indique qu'elle s'appelle Lyn. Cependant, je me demande pourquoi elle travaille ici, en plus de son emploi aux Éditions.

Je lui rends son « bonjour », et passe ma commande. Pour emporter. Gentiment, elle hoche la tête, me fait payer et me demande de patienter quelques minutes en m'informant que ça ne devrait pas être long. Je lui souris simplement. Elle a l'air si différente, dans cet environnement... Si ce n'était pas de ses cheveux roses, je n'aurais jamais pu deviner qu'il s'agissait de la même personne.

Je me décale de l'autre côté du comptoir pour laisser l'homme derrière moi commander.

Il semble beaucoup moins aimable avec elle... Malheureusement, c’est un aspect du service à la clientèle qu’on ne peut pas faire disparaitre. J'en sais quelque chose, j'ai travaillé deux ans dans un petit restaurant miteux derrière chez moi, quand j'avais dix-sept ans.

Je me souviens que j'étais tellement embarrassée que je m'étais cachée derrière le comptoir, une fois, parce que j'avais vu une jeune fille que j'avais prise pour l'une de mes amis de l'époque. Pourtant, j'aurais dû savoir que le type d'amis que je fréquentais à ce moment de ma vie n'aurait jamais mis les pieds là-dedans.

Plongée dans des souvenirs peu agréables de mon passé, je ne remarque pas tout de suite l'homme qui se positionne nonchalamment devant moi, appuyant son coude contre le comptoir, son corps tourné dans ma direction. Des doigts remuent près de mon visage, et je réalise finalement que quelqu'un tente d'attirer mon attention.

— La Terre appelle Lory, s'exclame-t-il, en saisissant le sac en papier que la jeune femme vient de déposer sur le comptoir.

Je lève les yeux au ciel, sans même essayer de retenir le soupir bruyant qui s’échappe de mes lèvres.

— Nate, soupiré-je, agacée. Qu'est-ce que tu fais là ?

Je suis bien consciente que le ton que j'emploie n'a rien d'amical, et encore moins d'agréable. Il simule un mouvement de recul et se touche le torse comme s'il était blessé. Ses cheveux, trempés par la pluie battante à l'extérieur, tombe devant ses yeux dorés.

— Aïe. Je prends la peine de venir saluer gentiment l'une de mes collègues, et elle me jette presque ses... hot-dogs à la figure, dit-il en fourrant son gros nez dans mon sac de nourriture.

— Hé ! Lâche ça !

Je lui arrache le sac des mains et le referme sans prêter plus d'attention à Nate. Je m'apprête à le contourner pour sortir du petit restaurant quand il attrape fermement mon poignet. L'envie de me retourner en lui foutant la plus grosse claque de sa vie me traverse l'esprit, mais je m'abstiens. Après tout, il reste l'assistant d'édition de mon boss. Et c'est aussi le seul membre de la boîte, à part moi, qui l'appelle par son prénom, Paul, alors je suppose qu'il doit exercer une certaine influence.

Cependant, je ne peux cacher l'agacement sur mon visage lorsque je me retourne pour savoir ce qu'il veut, encore.

— T'oublie ça, dit-il en me tendant ma boisson gazeuse.

— Oh, marmonné-je en baissant les yeux. Merci.

Ses yeux descendent jusqu'à mes pieds, scrutent mes courbes et ma poitrine pendant un instant, puis remontent jusqu'aux miens. Un mince sourire s'installe sur ses lèvres quand je tire sur la fermeture de ma veste de laine. Pendant quelques secondes, un silence s'installe entre nous, et mon attention se focalise sur ses doigts toujours enroulés autour de mon poignet.

— Tu ne veux pas te joindre à nous ? me demande-t-il.

Je fronce les sourcils lorsque son regard se dirige vers deux femmes assises à une table un peu plus loin. Je reconnais les cheveux pastel de Prim et la petite silhouette fine de Rachel. Il se moque de moi, j'espère ?

— Non, sans façon. Je te remercie.

Le sarcasme est beaucoup plus présent dans ma voix que prévu. Pourtant, ça ne semble pas le surprendre, car il me répond d'un sourire franc et complice. Mon regard s'attarde sur les nombreux tatouages dessinés sur son bras, mais je détourne les yeux avant d'avoir le temps de les détailler. Cependant, je ne manque pas l'énorme hibou perché sur son avant-bras, les serres courbées, près de mon poignet, comme s'il allait m'agripper.

Je retire subitement mon bras avec plus de brutalité que nécessaire. Nate semble perturbé par mon geste et se redresse en tirant sur le col de son chandail. Il me fixe un long moment, alors que je m'éloigne sans prendre la peine de dire au revoir.

Le vendredi suivant, j'arrive au travail avec le sourire aux lèvres. Hier soir, j'ai terminé la lecture complète du deuxième tome de « Black Butterfly », que l'auteur à sous-titré « Enchained ». J'ai trouvé que le titre manquait quelque peu d'originalité, mais l'histoire est passionnante, addictive et étonnante ! Je n'ai pas pu m'arrêter de tourner les pages, et puis, plus le travail sera fait rapidement, plus ma collaboration avec Nate approchera de sa fin.

Car oui, il est doué dans son travail, mais cela n'implique en rien qu'il soit doué en relations sociales. Et puis, n'étant pas moi-même une très grande adepte des longues conversations autour d'un bureau de travail, ou des conversations en général, nous ne formons pas un parfait mélange.

Durant toute la semaine, Nate et moi avons travaillés sur les dernières finitions du premier tome de la série.

À mon grand étonnement, la quatrième de couverture n'a rien de dévalorisante et représente parfaitement le livre, à sa juste valeur. L'image qu'il a reproduite grâce à une photo d'un mannequin parisien avec qui il est en contact est tout simplement à couper le souffle. Les tons de couleurs et les ombres sont pensés avec minutie, professionnalisme et beauté.

Je dois l'admettre : Nate est très talentueux dans son travail. Il mérite son poste d'assistant d'édition. Malgré son attitude désinvolte, il apporte des idées novatrices et un regard critique sur les livres que nous éditons ensemble.

À l'heure du déjeuner, je m'en veux une fois de plus d'avoir oublié mon repas sur le comptoir de l'appartement. Je croise les doigts pour que Stella n'ait pas eu la brillante idée de grimper sur l'une des chaises pour s'empiffrer de mes sandwichs au poulet. Je sais qu'elle a le pouvoir d'ouvrir un plat de repas, et chaque fois que cela m'est arrivé, j'ai dû racheter de nouveaux plats, car il y avait des traces de ses petites dents partout dessus.

Aujourd'hui, Coco me sert des lasagnes. Je dois avouer que l'odeur me fait frétiller les narines. En essuyant ses grandes mains sur son tablier après avoir retiré ses gants, il me gratifie d'un énorme sourire et me souhaite un bon appétit. Je m'installe à la même table que la semaine dernière et suis surprise de voir Lyn, la jeune femme aux cheveux roses, s'asseoir à moins d'un mètre de moi. Elle m'adresse un sourire timide et baisse les yeux vers son plat. Je fixe mes lasagnes, un peu mal à l'aise.

J'ai l'impression qu'elle aimerait engager la conversation, peut-être pour ne pas se sentir seule, car ici, la solitude se fait sentir très rapidement. Cependant, je ne suis pas vraiment d'humeur à papoter... Toutefois, une étrange culpabilité m'empêche de simplement rester là à ne rien faire. J'ai passé des années à m'asseoir ici, sans personne à mes côtés, sauf les regards curieux qui ne se sont jamais gênés pour me dévisager. Je sais ce que c'est.

— Salut, lancé-je rapidement. Lyn, c'est ça ?

Elle lève les yeux, étonnée, et hoche la tête. Son sourire semble vraiment sincère.

— Et toi, c'est Lory ?

Je hausse les sourcils, sans savoir pourquoi je suis surprise qu'elle connaisse mon nom. Tout le monde le connaît, ça n'a absolument rien de singulier. Dommage que ce ne soit pas pour les bonnes raisons.

Je me contente de hocher la tête à mon tour et retourne à mes lasagnes. Je me sens un peu bizarre lorsqu'elle se déplace pour se rapprocher brièvement de moi, tout en gardant une certaine distance. Je l'observe du coin de l'œil avant de lever la tête pour la regarder.

— Tu travailles ici depuis longtemps ? me demande-t-elle en prenant une bouchée de son pâté à la viande.

— Un peu plus de trois ans, et toi ?

— Quelques semaines seulement... J'ai un peu de mal à m'intégrer.

Elle accompagne ses propos d'un petit rire triste. Je comprends parfaitement ce qu'elle veut dire. Ici, si on n'entre pas dans les standards de la société, alors nous sommes forcément ceux qui ne sauront pas faire leur place, et encore moins se faire des amis. Mais je ne suis pas ici pour me faire des amis, heureusement.

— Dans le domaine des livres... je croyais que les gens seraient un minimum plus cultivé et ouvert d'esprit qu'au collège.

Ses observations m’arrachent un sourire, car malheureusement, elles reflètent une réalité que nous partageons. La plupart des employés d'ici n'ont pas beaucoup évolués de la mentalité qu'ils avaient sur les bancs d'école. Toujours les mêmes sourires en coin, les mêmes regards complaisants, les mêmes ruses dégradantes et infantiles...

— Malheureusement, non. Depuis que je suis arrivée ici, j'ai l'impression d'être l'héroïne d'un mauvais roman d'Albert Camus.

Je préfère ne pas préciser ma comparaison avec le personnage de Jean-Baptiste Clamence dans « La Chute ». Inutile de l'inquiéter davantage. Pourtant, cette sensation d'isolement et d'absurdité me hante parfois, dans cet univers où les faux-semblants règnent en maîtres.

Elle se contente de rire, observant quelques-uns de nos collègues qui passent près de nous tout en me lançant des regards curieux. Plus loin, je capte l'attention de Nate, qui détourne les yeux dès que nos regards se croisent. Lyn s'étire le cou, intriguée.

— Nate Horrington, c'est ça ? C'est le fils de Chris Horrington ?

Je hausse les épaules. Je ne suis pas particulièrement au courant des arbres généalogiques de mes collègues, encore moins de celui de Nate.

— On dit qu'ils ne se parlent presque plus, m'informe-t-elle. Paraît-il que du jour au lendemain, Nate aurait refusé de prendre part à l'héritage de l'entreprise familiale de son père et serait déménagé à New-York sans prévenir. Personne ne sait pourquoi.

Elle fronce les sourcils, observant Nate avec curiosité, comme si elle cherchait à percer le mystère derrière sa carapace tatouée et son attitude intrigante. Lorsque je me retourne, je suis surprise de constater ce petit côté énigmatique que personne n'arrive vraiment à cerner. J'ai toujours cru que Nate était un homme antipathique et arrogant qui se donnait un genre de mauvais garçon pour attirer les regards et plaire aux jeunes femmes superficielles. Mais si tout ça est vrai... Se pourrait-il qu'il y ait réellement quelque chose chez lui qui ne tourne pas rond ?

— J'ai aussi entendu que Rachel, la petite Anglaise, avait mis le grappin dessus. Tu savais qu'elle avait déjà été danseuse ?

Le roulement de sourcils qu'elle me lance me fait croire qu'elle ne parle pas de danse classique ou de ballet. Et plus j'y pense, moins ça me paraît improbable.

— Tu es un Google humain, ou quoi ? rétorqué-je, brusquement.

Lyn éclate de rire. Elle incline la tête en arrière, laissant apparaître sa gorge pâle. Je la regarde sans vraiment savoir comment réagir... Avec le temps, j'ai l'impression d'avoir perdu la capacité de plaisanter avec quelqu'un d'autre que les personnages télévisés que je regarde de temps en temps.

— Je suis plutôt discrète comme fille... Alors, il faut bien que je m'occupe à quelque chose. J'en profite. Les gens n'ont pas tendance à faire attention à moi, alors j'enregistre ce que j'entends.

Un sourire m'échappe, involontaire. Cette fille dégage une joie de vivre contagieuse. Elle a l'air si timide et réservée... Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'elle se confie à moi aussi rapidement. En fait, je ne m'attendais pas à ce qu'elle se confie à moi du tout.

Le déjeuner se prolonge pendant au moins vingt minutes. Lyn parle beaucoup plus que moi, mais cela ne semble pas la déranger. Elle me raconte qu'elle vit avec son frère, Dax, qui a monté un groupe de musique avec des amis dans le New Jersey. Il est rarement à l'appartement, alors elle passe ses soirées seule avec Bic, son poisson rouge.

Mentalement, je croise les doigts pour qu'elle n'ait pas remarqué ma légère réaction à ce nom de poisson, et je me contente de sourire lorsqu'elle m'annonce que son petit-ami, Riley, viendra passer tout un mois chez elle en juillet. Il habite au Canada, et son transfert aux États-Unis pour son travail est prévu dans un an.

Elle me parle un peu de ses parents, du chat qu'elle avait quand elle était petite, et même de la première fois où elle a bu de l'alcool dans le dos de sa famille.

À la fin du déjeuner, je sais plus de choses sur elle que sur moi-même. En fait, j’en sais beaucoup plus sur elle qu’elle sur moi. J'ai hoché la tête et, à quelques reprises, j'ai placé un « moi aussi » ou « je comprends » dans la conversation, mais sans plus. Je n'ai pas envie de parler de moi, encore moins de mon passé.

Je n'en suis pas là. Ni avec elle, ni avec personne. Pas même avec moi-même. Et c'est mieux ainsi.

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