Chapitre 6

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Il est à peine quatre heures quand j'entre dans le bureau de Nate. À mon grand étonnement, pour la première fois depuis au moins trois jours, il est seul. Quand ce n'est pas Rachel qui sort de la pièce en gloussant, c'est Prim qui ne manque pas de m'observer de la tête aux pieds. Il y a longtemps que ça ne me gêne plus. Encore une fois, j'ai pris l'habitude de me faire dévisager.

— Ah, Wheeler, salut. Je ne t'attendais pas avant au moins... une bonne heure.

Il fait mine de regarder une montre invisible pendant que je grince des dents.

— Arrête de m'appeler comme ça, répondis-je, immédiatement.

Il hausse un sourcil, tourne sur sa chaise en regardant le plafond, et plonge sa grande main tatouée dans son pot de bonbons pour en retirer une petite boule rouge. Son expression semble être une sorte de victoire, comme s'il avait eu raison sur quelque chose.

— Bon, dis-je en m'asseyant sur le même siège que d'habitude, un tas de feuilles en main. J'ai pris de l'avance sur mes lectures...

— Bon sang, m'interrompt-il. Ça ne plaisante vraiment jamais, avec toi, hein?

Il relève la tête, s'enfonce dans sa chaise d'un mouvement las, et m'observe en diagonale. J'essaie de comprendre où il veut en venir, mais je n'y arrive pas vraiment. Pendant un long moment, je le regarde sans savoir quoi faire.

— Dès que tu entres dans ce bureau, dit-il en pointant la porte, les premiers mots que tu dis sont soit pour me contredire, soit pour parler du travail. Tu ne parles jamais d'autres choses?

Je me racle la gorge et me repositionne dans le fauteuil, mal à l'aise. Mes genoux serrés l'un contre l'autre, je dépose mes feuilles sur mes cuisses en soupirant.

— Non, en effet. Pas avec toi.

La moue de mécontentement qui apparaît sur son visage est tellement crispée que j'ai envie de passer mon doigt sur son front pour effacer le pli qui s'y est installé.

— Et... on peut savoir pourquoi? me demande-t-il, en repliant ses jambes sous sa chaise pour venir appuyer ses coudes contre ses genoux.

Je le fixe sans répondre. Après de longues secondes, il comprend que je ne lui donnerai aucune explication supplémentaire. Je déteste déjà sa présence, il n'a pas besoin en plus de venir y ajouter des conversations facultatives que je n'ai pas envie d'avoir avec lui.

Vaincu, il se laisse retomber dans sa chaise. Son pouce gratte distraitement le cuir noir du fauteuil, alors que mes yeux, sans pouvoir s'en empêcher, s'arrêtent sur le hibou tatoué sur son avant-bras.

— Laura n'est pas naïve, répliqué-je, à Nate, alors qu'il vient d'affirmer que le personnage principal de Black Butterfly est trop sensible et faible pour faire son job. Elle sait ce qu'elle veut, et elle le veut, lui !

Nate, les fesses appuyées sur la tranche de son bureau, joue avec une balle d'élastiques multicolores. Il s'amuse à les faire claquer les uns contre les autres en me regardant d'un air suspect et léger. Sans m'en rendre compte, je me retrouve à moitié assise sur mon fauteuil, trop concentrée à essayer de lui faire comprendre à quel point il est mauvais pour déchiffrer le caractère des personnages.

— Ça oui, elle le veut ! rétorque-t-il, un sourire au coin des lèvres. Elle serait prête à vendre sa meilleure amie pour être avec lui. Si t'appelle pas ça de la naïveté pure et dure, je ne sais pas ce que c'est. Ou alors, elle est juste stupide ?

Je bouille de l'intérieur, mais je sais aussi très bien que c'est ce qu'il veut. Tout ce qu'on m'a demandé, à moi, c'est de décrire mes lectures et de m'occuper de la correction ! Il n'a jamais été question de débattre avec un Monsieur je-sais-tout dont la mentalité est plus arriérée qu’un vieux misogyne des années quarante !

En me voyant crisper la mâchoire, Nate explose de rire et s'étire pour attraper son petit carnet de dessins. Il le jette sur mes genoux avec une nonchalance qui n'appartient qu'à lui. Lorsque je le retourne, je suis frappée par le regard perçant d'une femme, superposé avec des mains menottées qui s'enlacent, et une rose entre leurs doigts. Les mains d'un homme et celle d'une femme. La couverture qu'il a imaginée est à couper le souffle, et reflète parfaitement l'image du roman, malgré le fait que ce ne soit encore qu’un simple brouillon.

— Elle te plaît ? me demande-t-il.

Je lève les yeux vers lui. Il me fait marcher depuis le début ? Mais bien sûr. Qu'est-ce que je croyais ? C'est un jeu pour lui, de me faire perdre le contrôle !

Feignant l'indifférence, je repose le petit carnet sur le coin du bureau, en sachant pertinemment qu'il n'a manqué aucune des expressions contradictoires que j'ai laissées paraître sur mon visage il y a quelques secondes.

— Elle n'est pas mal, dis-je d'un ton neutre.

Un mince sourire traverse ses lèvres, mais il n'ajoute rien à mon commentaire. Ce n'est pas nécessaire, d'ailleurs. Nous savons tous les deux qu'elle est magnifique.

— Tu as quelque chose de prévu, ce soir ? me lance-t-il, après un long moment à fixer mon visage.

Sa question me prend au dépourvu. Durant un instant, je reste figée et me surprends à épier chacun de ses mouvements. S'il veut que nous restions ici pour continuer à bosser, il se fourre un doigt dans l'œil. Je n'ai pas l'intention de faire des heures supplémentaires en sa compagnie.

— Non, mais quoi que tu aies en tête...

— Parfait, me coupe-t-il. Dans ce cas, vas chercher tes affaires et viens avec moi.

Je fronce les sourcils. Il ne m'a même pas laissé finir ! Je n'ai ni envie, ni l'intention d'aller où que ce soit avec lui. Le seul endroit où je risque — non, où je suis certaine — de me rendre, c'est chez moi, à écouter quelques épisodes de Gossip Girl avec ma Stella.

Il se relève de la tranche de son bureau et éteint simplement la lampe de travail posée sur le bois. En ouvrant la porte, il m'invite à le suivre à l'extérieur. Je me lève d'un bond, intriguée, mais je sors de la pièce sans m'arrêter.

— Je prends ça pour un oui ? s'exclame-t-il dans mon dos.

— Non ! m'écrié-je à mon tour en m'enfonçant dans le petit couloir étroit qui mène à mon bureau.

En pénétrant dans mon cabinet, je range rapidement les feuilles volantes qui traînent sur la surface cirée de mon bureau et place soigneusement ma tablette dans mon sac à bandoulière. J'enfile ma petite laine, ferme la lumière et tourne la clé dans la serrure sans me soucier de Nate, qui doit déjà être parti à présent.

Pourtant, je suis étonnée de le retrouver appuyé contre le mur en brique de l'établissement, dont les panneaux lumineux continuent de faire leur cillement agressant. Lorsqu'il me remarque, il change de position et tourne son corps vers moi, avant de jeter la cigarette qu'il tenait entre deux doigts.

— Tu sais, ce n'était pas une question, tout à l'heure.

Après un roulement des yeux et un soupir, je passe devant lui pour m'approcher du trottoir.

— Si tu crois que c'est la bonne façon de me convaincre de venir avec toi...

Les mains dans les poches, il fait quelques pas pour se rapprocher de moi.

— Ah, se contente-t-il de dire. Et qu'est-ce que je dois faire, alors?

Je m'abstiens de répondre. Tout simplement parce que je ne veux pas y aller, et aussi parce qu'il n'y a rien à faire. Je ne comprends même pas réellement la raison pour laquelle il insiste pour que je le suive.

— Attends, je sais : et si je te promettais que, si tu m'accompagnes et que tu ne changes pas d'opinion à mon sujet après ça, je ne t'appellerai plus jamais Wheeler, et je n'essaierai plus de faire la conversation avec toi autre que pour le travail?

D'un œil indiscret, j'observe Nate, à côté de moi, qui me regarde avec l'air le plus sérieux du monde. Quelques secondes passent, et un sourire forcé, mais presque mignon, apparaît sur ses lèvres. On dirait un enfant.

Je me surprends même à envisager sa proposition. Qu'est-ce qu'un court moment de martyr, comparé à un futur complet de paix ? Sans comprendre pourquoi, quelque chose chez lui m'indique que je ne crains rien à le suivre... Les fossettes dans ses joues se creusent, ses lèvres s'étirent et sa langue s'attarde sur le piercing à sa lèvre.

Si je ne commençais pas à le connaître un peu, je pourrais croire que c'est de l'espoir que je vois dans ses yeux. Mais avec du recul, c'est très certainement la satisfaction d'un jeu malsain auquel je n'ai pas envie de jouer. Et pourtant, je m'y laisse prendre, seulement pour la soirée. Seulement pour qu'ensuite, j'aie la certitude qu'il ne m'embêtera plus.

Nous avons roulé pendant au moins une heure dans sa Chevrolet Impala à la Dean Winchester, avant de nous arrêter devant un petit sentier battu. Sur le siège passager, je jette un regard en diagonale à Nate, qui s'aventure dans l'une des voies mal dégagées de la forêt.

Mes doigts, coincés entre mes cuisses, se crispent. Mon cœur bat si fort dans ma poitrine qu’il pourrait exploser à n’importe quel moment.

— Je peux savoir ce qu'on fait ici? demandé-je, soudainement incertaine.

— Shh, murmure-t-il. Je n'arrive pas à me concentrer sur l'endroit parfait où je pourrais t'enterrer vivante.

Je m'étrangle, les yeux sortis de leurs orbites. Son regard se braque sur moi et un rire s'échappe de ses lèvres.

— Relax, s'exclame-t-il, en tapant l'une de mes cuisses de sa grande paume. Je ne vais pas te manger.

Je claque sa main d'un geste typiquement défensif.

— Ne refais plus jamais ça, le préviens-je, le regard noir.

Il la dépose sur son genou et, un coup d'œil prudent dans ma direction, fronce les sourcils avant de s’excuser. Après quelques minutes à rouler dans la boue et sur des branches d'arbres cassées, il se stationne sur le côté d'une petite maisonnette. Toutes les lumières sont éteintes et elle semble inhabitée, mais le petit foyer extérieur m'a l'air d'avoir été utilisé récemment, et les bûches de bois, ainsi que le reste du terrain, paraissent assez bien entretenu.

Nate débarque de la voiture et vient m'aider à en faire de même. J’hésite un très long moment, et refuse la main qu’il me tend pour sortir par mes propres moyens. Je regrette d’avoir accepté de le suivre... Après tout, je ne le connais pas !

Plus il m'invite à m'approcher de la maisonnette, plus je me demande ce que je suis venue foutre ici.

— Je suis désolée si je t'ai effrayée, finit-il par dire, après un certain moment à constater ma réticence. Je te promets que tu vas adorer ce qu'il y a à l'intérieur.

Comme pour me permettre de me sentir à l'aise, il s'éloigne doucement de moi, déverrouille la porte du petit chalet et me laisse le temps d'être prête avant d'entrer. J’hésite, prête à prendre mes jambes à mon cou. Pourtant, j’y mets prudemment un pied. Il fait noir à l'intérieur, et je ne sais plus vraiment où me mettre lorsqu'il me suit sur le parquet.

Je commence à me sentir réellement inconfortable, jusqu'à ce qu'il s'étire pour, finalement, allumer les lumières.

Mes yeux prennent un certain temps à s'adapter, mais je reste stupéfaite au moment où j'assimile tout ce qui se trouve devant moi. J'initie quelques pas à travers la pièce, pendant que Nate reste à une certaine distance, selon mon petit périmètre de sécurité.

En passant près de l'un des quatre murs, mes doigts effleurent délicatement le dos d'un livre. Ma paume en caresse quelques-uns, jusqu'à ce que mon index se courbe pour tirer lentement sur la coiffe d'un petit roman rouge uni, dont la couverture simple laisse transparaître son âge. Je le retourne. Il n'y a ni quatrième de couverture, ni textes quelconques.

Je lève les yeux vers Nate, qui ne comprend sans doute pas à quel point tout ça me semble ironique. Une amie à moi, il y a de cela des années, m'a initiée à la lecture de la série de livres populaires nommée « After ».

Je me souviens parfaitement de ce qui avait rapproché les personnages de Hardin, le mauvais garçon par excellence, et celui de Tessa, la jeune femme dite coincée qui se laisse attendrir par ses beaux yeux. Qui, n'ayant jamais raté une seule ligne de ces romans, n'a jamais retenu la fameuse phrase que tout le monde aime : « Je ne veux plus jamais être séparé de vous » ?

En reposant mon regard sur le livre, mes doigts suivent les lettres qui forment le titre : « Orgueil et Préjugés ». Je ne sais pas si je devrais me mettre à rire ou à pleurer, mais il n'y a absolument aucune chance pour que je m'arrête sur ce détail. Tout ça est tellement bizarre. Et de toute façon, je suis très loin d'être Tessa, même si Nate ne m'a pas l'air si différent d'Hardin.

— Tu l'as lu ? demandé-je.

Il se contente de hocher la tête, les mains dans les poches. Je repose le livre et continue ma contemplation. Je m'arrête sur plusieurs romans de Guillaume Musso, en passant autant par les célèbres Stephen King que par d'autres auteurs classiques tels que Victor Hugo, Guy de Maupassant et Jean Racine. Je lève les yeux, médusée.

Les livres sont partout. Sur les quatre murs, des étagères complètes, du sol au plafond, sont pleines à craquer des meilleurs classiques et de centaines de textes originaux datant de plusieurs décennies. Si je ne me pinçais pas, je pourrais sans doute me prendre pour Belle, lorsqu'elle découvre l'immense bibliothèque de la Bête. Mais tout ça n'a rien d'un film romantique.

— Je t'avais dit que ça te plairait, murmure Nate, en passant près de moi, avant de s'asseoir dans un énorme fauteuil vintage en velours rouge. Une petite table basse est installée juste à côté, et sur le livre posé dessus, j'arrive à lire le titre : « Trilogie New-Yorkaise », par Paul Auster.

Je me souviens quand j'ai lu ce livre ; j'étais en étude littéraire. On devait faire une analyse de l'œuvre, et je me suis mise à pleurer, seule dans mon petit appartement d'étudiante, parce que je n'arrivais pas à comprendre qui était Bleu, pourquoi il avait été payé par Blanc, et en quoi Noir était concerné par tout ça. Encore aujourd'hui, je ne suis pas certaine de tout comprendre, quoiqu'au fond, je crois qu'on ne comprend jamais vraiment.

Nate, installé dans le fauteuil, ne me quitte pas du regard. Un sourire franc s'accroche à ses lèvres lorsque, distraite, je m'assieds à ses pieds, avec un vieil exemplaire de "Et si c'était vrai", par Marc Levy. Après quelques secondes à passer mes doigts sur la pochette, je me risque à jeter un œil vers Nate, qui ne m'a pas lâché des yeux. Un sourire, presque imperceptible, naît sur mes lèvres.

Peut-être qu'en effet, il n'est pas aussi insupportable que je le croyais.

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