Chapitre 3

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Il est cinq heures. Ma tablette est déjà rangée, et toutes les feuilles de mon bureau sont soigneusement empilées. Je reste assise un long moment, sans savoir quoi faire de mes mains moites que je n'arrête pas d'essuyer sur mon pantalon. J'ai l'impression d'être en train de prolonger le temps avant de devoir me rendre au bureau de Monsieur Agaçant.

J'ai lu et corrigé la moitié du premier tome de la série. Je ne sais pas si c'est que je suis vraiment captivée par l'histoire, ou si je suis simplement choquée de devoir aller raconter à Nate que jusqu'ici, Laura et Jace, les personnages principaux de l'histoire, ont déjà couché ensemble au moins cinq fois, et que les scènes sont particulièrement détaillées.

D'ailleurs, il n'aura d'autres choix, pour la couverture, que d'imaginer une femme à moitié nue avec les mains menottées derrière le dos. Il n'y a même pas d'autres représentations possibles.

— Je croyais t'avoir dit cinq heures, siffle Nate, lorsque je toque à la porte de son bureau, à cinq heures et cinq.

Sans pouvoir m'en empêcher, je roule des yeux et il le remarque.

— Je ne crois pas t'avoir répondu, d'ailleurs, rétorqué-je, trop agacée pour m'en tenir à mes hochements de tête habituels.

Son sourcil droit se lève instantanément lorsqu'il m'observe par-dessus ses lunettes noires à la Kingsman. Il les retire immédiatement, et je me reproche mentalement d'avoir pensé qu'elles lui donnaient un petit côté sexy et inaccessible. Il a déjà l'air inaccessible de nature, alors je ne sais pas ce que ce serait s'il devait toujours les porter.

— Tu peux venir t'assoir, je ne vais pas te mordre, dit-il, avec un drôle de sourire qui me fait penser qu'il a déjà dû en mordre plus d'une.

Pourtant, je m'exécute et prend place face à lui. Il ne réagit pas immédiatement et m'observe alors que j'installe ma tablette avec mes notes sur le coin de son bureau. Les cuisses serrées et les genoux collés, j'ai vraiment la sensation que je ne suis pas du tout à ma place. J'aurais préféré faire ça dans mon bureau.

— Est-ce que tu as bien avancé ? me demande-t-il, en pianotant quelques secondes sur le clavier de son ordinateur.

Il fait pivoter légèrement sa chaise de bureau, qui roule sur le côté et se rapproche de moi. Les jambes écartées et le dos bien enfoncé dans la chaise, il pose ses doigts entrecroisés au milieu de son ventre et m'observe de son regard brûlant. C'est comme si j'étais en train de passer un entretien, mais en plus déstabilisant, et désagréable.

— J'en suis à la moitié. Paul avait raison, l'histoire est prometteuse et je crois qu'elle plaira beaucoup aux jeunes adultes qui veulent se lancer dans une romance addictive et pleine d'action.

Il hoche la tête d'un air satisfait, puis fait glisser son index le long de sa mâchoire, semblant réfléchir à quelque chose. Je me sens de plus en plus mal à l'aise sous son regard intense.

Il étire son long bras pour atteindre le petit pot en vitre blanc qui traine dans le coin de son bureau. Le couvercle s'ouvre, et ma petite curiosité discrète s'aiguise, attendant avec impatience de voir ce qu'il en sortira. Quand je suis entrée dans son bureau ce matin, je me suis demandé ce qu'il pouvait bien contenir.

Ses doigts agrippent un petit bonbon bleu en forme de baleine, qu'il lance littéralement dans sa bouche avant de refermer le pot et de le déposer nonchalamment sur son bureau. Je le fixe.

— Quoi ? dit-il, après quelques secondes. Tu en veux un ?

Je me racle la gorge et secoue la tête doucement.

— OK, conclut-il, en se redressant un peu. Et donc, si on commence par la quatrième de couverture... De quoi ça parle, exactement ?

Je suis surprise qu'il n'ait pas du tout pris conscience du projet. En même temps, vu la nonchalance et le désintérêt qu'il semble y avoir accordé présentement, je me doute qu'il n'a pas passé de temps supplémentaire à travailler dessus. Ou alors, ce n'est que le temps passé avec moi qui le dérange. Je me souviens du soupire qu'il a poussé quand il a remarqué que c'était à moi que Paul était en train de s'adresser, hier.

— La quatrième de couverture doit capturer l'essence de l'histoire et intriguer le lecteur sans trop en dévoiler. Il s'agit d'un roman captivant mêlant romance et action.

Nate lève un sourcil, peu intéressé. Je continue sur ma lancée.

— Ça raconte l'histoire d'une avocate respectée qui tombe amoureuse d'un criminel.

— Barbant, lâche-t-il, en faisant mine de bailler. Mais encore ?

Je soupire sans m'en rendre compte. J'essaie de me redresser, comme pour me donner un peu de courage et d'estime, mais le fauteuil incliné dans lequel il m'a demandé de m'assoir ne me le permet pas.

— Au départ, elle le rencontre lors d'une soirée donnée par l'une de ses amies. Au premier contact, il n'est pas particulièrement aimable avec elle et se montre même très arrogant et froid. Pourtant, son charisme la déstabilise et la pousse à se poser des questions sur son identité. Ils se retrouvent par hasard dans un bar, mais cette fois-ci, il se montre un peu plus charmeur, moins distant. Après une soirée à jouer au chat et à la souris, ils... ils finissent par coucher ensemble et le lendemain, elle se réveille seule.

Le sourire narquois de Nate m'indique qu'il n'a pas manqué mon bégaiement lorsque j'ai mentionné que les deux personnages avaient couché ensemble. Son attitude me met encore plus mal à l'aise, mais il ne fait aucun commentaire.

— Elle découvre, quelques semaines plus tard, qu'il fait partie d'une association criminelle réputée dans la vente d'armes illégales du nom de « Papillon Noir ». Elle décide donc de se pencher sur la question et d'effectuer ses recherches, poursuis-je d'une voix ferme, ignorant son ricanement condescendant.

Je serre les dents et fronce les sourcils face à sa réaction. Son manque de sérieux et de respect envers le travail me dérange de plus en plus, et je suis déterminée à continuer malgré tout. Je refuse de le laisser me perturber ainsi.

— Pardon ? Tu as quelque chose à dire ? lui lancé-je, cherchant à reprendre le contrôle de la situation.

Il secoue la tête avec un air suffisant, comme s'il trouvait tout cela bien ennuyeux. Je ne m'arrête pas là-dessus et continue de lui raconter mes lectures. Il griffonne quelque chose sur une feuille blanche, comme s'il n'accordait qu'une attention partielle à mes propos.

— Donc, en réalité, nous avons à faire à un personnage orgueilleux, complexé et hystérique, lâche-t-il d'un ton moqueur.

— Laura n'est ni orgueilleuse, ni complexée, et encore moins hystérique. Elle est simplement curieuse, et attachée à ses principes. Il n'y a rien de mal à vouloir garder le contrôle sur sa vie, répliqué-je avec assurance.

— Il y a une différence entre contrôler sa vie et interférer dans celle des autres. Quand elle a appris qu'il était un criminel, elle aurait dû laisser la police faire son travail et lui foutre la paix. D'ailleurs, c'est probablement ce qu'il voulait en filant en douce au beau milieu de la nuit, après leur rencontre intime.

Je m'étrangle presque à ses paroles. Sa vision de l'histoire est tellement réductrice et déplacée que je ne peux m'empêcher de réagir.

— D'abord, si elle lui avait foutu la paix, comme tu le dis si bien, il n'y aurait pas d'histoire du tout, riposté-je avec vivacité. Ensuite, ce que tu dis n'a aucun sens ! S'il n'avait pas été intéressé par elle, il ne se serait jamais rapproché d'elle en premier lieu !

Je hausse le ton, agacée par son attitude. Nate lève un sourcil, comme s'il était amusé par mon énervement. Je le fixe avec fermeté, déterminée à lui faire comprendre que son analyse du roman est à la fois très simpliste et insultante.

— Tu n'as même pas pris le temps d’écouter l'histoire correctement, rétorqué-je. Laura est un personnage complexe, avec ses forces et ses faiblesses, ses doutes et ses aspirations. C'est ça qui la rend réelle et captivante. Elle ne se résume pas à tes préjugés superficiels.

— Pour moi, Laura a sauté sur la première occasion qu'elle a trouvée pour se venger d'un homme qui n'a pas voulu d'elle, insiste Nate d'un ton tranchant.

Après un long moment de silence, je déglutis avec difficulté et rassemble mes notes sur mes genoux. Un soupire d'agacement m'échappe, et je n'essaie pas de le retenir. Irritée et pressée de quitter la pièce, je me lève de mon siège et m'arrête devant son bureau. Mon regard tombe sur le brouillon qu'il a imaginé.

Bien que je sois stupéfaite de constater le dos nu d'une femme, les cheveux tombant en cascade juste au-dessus de ses épaules, les mains attachées dans le dos avec une paire de menottes, je ne lui montre pas mes émotions. Son dessin correspond parfaitement à l'image que je m'étais suggérée en lisant le roman.

— Je crois que tu as tout ce dont tu as besoin pour l’instant, marmonnai-je, avant de me diriger vers la porte. D’ailleurs, si tu veux bien, j'aimerais lire la quatrième de couverture avant que tu ne la proposes à Paul.

Nate plisse les yeux. Bien que je ne ressente pas le besoin de me justifier, j'ai l'impression qu'il cherche la raison pour laquelle je n'ai pas confiance en lui.

— Vu le portrait que tu viens de me dresser, je ne voudrais pas que les lecteurs voient le personnage principal comme une cinglée maniaque de contrôle obsédée par un homme qu'elle ne pourra jamais avoir, lancé-je, agacée.

Je ressens une pointe d'irritation face à sa réaction désinvolte. Sans attendre de réponse de sa part, je décide de partir. Je ne souhaite pas particulièrement prolonger cet échange inutile.

Alors que je quitte le bureau, une sensation de frustration m'envahit. Travailler avec Nate ne s'annonce pas comme une tâche facile. Je me demande sérieusement comment Paul a pu imaginer que cette collaboration serait une bonne idée.

— Lory, il est dix-neuf heures ! s'exclame Sienna, la petite-amie de mon père, qui est venue me chercher pour nous rendre à un vernissage.

Debout devant le long miroir de ma chambre, immobile, j'observe mon reflet en tentant de garder un visage impassible et neutre. Du bout de mon index, je frôle la peau balafrée qui commence dans le haut de ma cuisse et s'arrête juste au-dessus de mon genou.

Lorsque je me retourne pour prendre la longue robe en dentelle sur mon lit, j'observe mon dos à travers le miroir. La cicatrice qui dessine ma colonne vertébrale ressemble à la tige d'une plante. Nostalgique, je soulève mes cheveux bouclés pour voir apparaître la beauté et la sagesse de la petite fleur de lotus que je me suis fait tatouer sur la nuque il y a quatre ans.

— Lory, tout va bien ? s'impatiente Sienna, en toquant trois fois à ma porte.

Je reprends mes esprits et descends la fermeture éclair de la robe pour la passer sous mes jambes.

— Oui, je suis prête ! Un instant, répondis-je, avant de faire remonter la dentelle sur mes cuisses, jusqu'à la déposer sur mes épaules.

Je vais déverrouiller la porte et me repositionne devant le miroir. Sienna entre, ses grands yeux bleus figés sur moi, et secoue ses longs cheveux blonds en s'installant derrière moi pour m'aider à refermer la robe. Ses doigts agrippent le tissu et, dans le reflet, je ne manque pas les veines de son cou qui se crispent lorsque ses yeux se posent sur mes cicatrices. Je suis habituée à ces regards, mais je sais qu'ils ne sont pas empreints de pitié, juste de l'envie de comprendre et de savoir comment me soutenir.

Une fois prête, elle passe ses mains dans mes cheveux, prenant délicatement le soin de replacer les petites boucles noires sur mes épaules. Son regard bienveillant se pose sur moi dans le miroir, et je ne peux m'empêcher de lui rendre son sourire réconfortant.

— Tu es magnifique, souffle-t-elle, admirative.

Ses mains continuent de s'attarder sur mes épaules, comme pour me rassurer.

— On devrait y aller, maintenant.

Son ton est doux, mais je perçois une pointe d'inquiétude dans sa voix. Je sais qu'elle se préoccupe de moi, mais je ne veux pas qu'elle ait pitié de mon passé. J'ai surmonté cette épreuve, et je veux que les gens commencent à me voir davantage comme une personne plutôt que comme une bête de foire.

C'est moi qui romps le silence en m'avançant vers la porte pour quitter ma petite chambre. Je ne vais pas m'apitoyer sur mon sort une minute de plus. Ça fait cinq ans. C'est mon passé, pas mon avenir.

Nous pénétrons dans la grande salle d'exposition, et dès l'entrée, mes yeux sont attirés par les œuvres magnifiques de mon père, à la fois saisissantes et subtiles. Alors que j'admire ses créations, il surgit devant moi, trois verres de champagne en équilibre entre ses doigts.

— Les deux magnifiques femmes de ma vie ! s'exclame-t-il, en nous tendant les coupes.

Un sourire se dessine sur mes lèvres, touchée par son accueil chaleureux. Je réponds aux baisers qu'il dépose sur mes joues. Après quelques secondes, je détourne le regard et soudainement, je ne sais plus où me mettre.

Ma longue robe, digne d'une princesse, contraste avec ma personnalité habituellement plus discrète. Les cheveux parfaitement coiffés et le rouge-à-lèvres pétant que Sienna m'a tendu sans me laisser le choix me donnent l'impression de porter un masque. Tout ça est tellement loin de celle que je suis aujourd’hui. J’ai l’impression d’être une inconnue aspirée contre son gré dans le monde dont je faisais partie il y a de cela quelques années… lorsque j'étais une étudiante insouciante, passionnée de mode et de longs ongles manucurés.

Je regarde toutes ces personnes autour de moi, qui rient et discutent d'œuvres d'art et de Louboutin à mille dollars, et je ne peux m'empêcher de me demander qui je serais si j'étais restée dans ce monde-là... Si j'étais toujours la Lory Wheeler que j'étais à l’époque.

Je baisse les yeux vers ma main et soupire en remarquant mes ongles rongés et les peaux mortes qui se relèvent sur les côtés. Ces mauvaises habitudes sont le reflet de mon passé, une époque où j'ai été forcée de grandir beaucoup trop vite. Du jour au lendemain, j'ai dû abandonner mon insouciance pour devenir la femme réservée, associable et inadaptée que j'ai toujours tant redoutée.

Je prends une profonde inspiration, me recentrant sur l'instant présent.

— Tu as vu Paul ? demande ma belle-mère, à mon père.

Je n'écoute que d'une oreille, et sans faire plus attention à leur conversation, je m'éloigne discrètement. Je me dirige doucement vers deux magnifiques tableaux qui retiennent mon attention.

Les toiles représentent chacune une forêt, dont la cime des arbres se dissipe en une fumée épaisse. Intriguée, je m'approche davantage et réalise que, dans le haut de chaque tableau, formé par cette fumée évanescente, se tracent les visages de deux femmes. Sur l'un d'eux, les traits exceptionnels et doux de Sienna se dessinent avec grâce, et sur l'autre, je reconnais mon propre visage.

Je continue à déambuler lentement dans la salle d'exposition, m'émerveillant devant les différentes œuvres qui m'entourent. Mon regard s'arrête sur une peinture abstraite représentant un oiseau, le Moucherolle Royal, que je trouvais toujours très drôle lorsque j'étais enfant. Après avoir admiré plusieurs tableaux, tous aussi beaux et profonds les uns que les autres, je m'arrête devant une toile qui se démarque par son style unique.

Un sourire troublé se dessine sur mes lèvres en observant les traits distincts d'une petite fille, dessinée d'une moitié sous la forme d'un bonhomme allumette, et l'autre moitié avec des formes colorées faites à l'aquarelle. Elle tient la main d'un homme dessiné de la même façon, avec leurs petites lignes droites sans formes en guise de doigts.

Au premier regard, il ne fait aucun doute que c'est mon père et moi. Une petite fleur de lotus rose est posée sur ma tête, et en baissant les yeux sous la toile, je contemple la longue feuille sur laquelle j'ai réalisé ce dessin à l'âge de six ans, et que mon père a reproduit avec son art. Une larme unique perle au coin de mon œil lorsque je lis, sur une petite plaque dorée : « Œuvre originale de Lory Wheeler. Ma fille que j'aime ».

— C'est mignon, souffle une voix à ma gauche. Tu as fait ça, toi ?

Je crispe la mâchoire lorsque je me retourne et remarque le regard moqueur de Nate, se tenant droit derrière moi. Il porte une chemise noire dont les manches sont remontées, laissant apparaître ses nombreux tatouages, et un pantalon impeccable. Je soupire d'agacement lorsqu'il fait un pas pour s'installer à côté de moi.

C'est pas vrai, qu'est-ce qu'il fait là, lui ?

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