Chapitre 1

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Dans le confort de mon petit bureau, j'entends le bruit régulier de mes pas se mêler au frottement agaçant de mes semelles sur la moquette usée du sol. D'une main distraite, je fais tambouriner mon stylo sur le bureau en bois massif, recouvert d'une teinte chocolatée qui lui donne une touche élégante et raffinée. Des tas de papiers sont éparpillés sur la surface, reflétant le chaos qui règne dans mes pensées.

Mon fauteuil en cuir émet un léger grincement alors que je le fais doucement basculer d'une jambe à l'autre. Un tintement s'ajoute à l'ambiance sonore lorsque mes doigts glissent sur les touches du clavier, immergé dans la correction d'un manuscrit captivant.

Un écouteur est enfoncé dans l'une de mes oreilles, me laissant percevoir au loin les voix murmurantes de mes collègues féminines déambulant dans les couloirs, en train de débattre de leurs options pour le dîner.

Au fil du temps, j'ai compris que cette question ne s'éternisait jamais. Les lundis, ça se passe au restaurant juste à côté du travail. Les mardis, elles dînent à la maison avec la petite famille, tandis que les mercredis sont réservés aux sorties avec les enfants. Les jeudis, c'est soirée « touski » et le vendredi, elles se rassemblent toutes chez l'une d'entre elles pour une soirée bien arrosée.

Avec le temps, j'ai également compris que je n'y serais jamais invitée. Et cela me convient parfaitement. La plupart du temps, je préfère prolonger mes heures de travail pour avancer sur le roman ou le manuscrit que j'ai entrepris. Certains textes nécessitent plus d'attention que d'autres, donc il m'arrive fréquemment de prendre mon repas en solitaire, les yeux rivés sur l'écran de ma tablette. Il m'a fallu un certain temps pour m'habituer à cet engin de malheur, mais après quelques mois, je la manipule enfin avec un peu plus de grâce.

Je tourne machinalement la chaise dans laquelle je suis assise, les yeux perdus dans les motifs du plafond, et je lâche un soupir exaspéré en arrachant l'écouteur coincé dans mon oreille.

— Oh, Martha, grogné-je, en abaissant les épaules. Pourquoi l’as-tu laissé partir ?

Je frotte énergiquement mon œil avec le dos de ma main, plongée dans mon obsession pour le personnage principal du roman, que mon patron m'a commandé de corriger.

Martha a laissé tomber cette occasion en or de trouver le bonheur. Elle le tenait, et elle l’a laissé lui filer entre les doigts, encore une fois ! À sa place, fidèle à la romantique que je suis, j'aurais couru jusqu'à l'aéroport pour rattraper celui qui fait battre mon cœur. Mais bon, qui suis-je pour la juger ? Ce n'est pas mon histoire, et ma vie n'a rien à voir avec un conte de fées.

— Si au moins tu avais pu récupérer le chien !

Alors que je m'égare de plus belle dans mes pensées, trois coups brusques résonnent à ma porte. Je sursaute. Sans attendre, le crâne dégarni et le visage barbu de mon patron passent l'entrebâillement de la porte, un sourire espiègle aux lèvres.

— Tout se passe bien, ici ? me lance-t-il, le regard pétillant de malice.

Sans doute m’a-t-il entendu marmonner dans mon coin. Il en a pris l’habitude.

— C’est malin, rétorqué-je. C’est ta faute, Paul.

Il lève les sourcils avec incrédulité avant de se remettre à sourire.

— C’est vrai, dit-il, avec un sourire. Je croyais que tu aimais les romans d’amour… J’ai dû me tromper. Je vais les refiler à Jasmine, alors…

Il fait mine de partir, mais me lance un dernier regard malicieux avant de sortir de la pièce.

— Que je ne t’y prenne pas, Blaster !

Son rire résonne dans le couloir alors qu'il me souhaite une bonne fin de soirée et m'invite à ne pas rester trop tard, une fois de plus. Je souris en secouant la tête. Parmi tous ceux qui travaillent ici, Paul est sans aucun doute la seule personne que j'apprécie vraiment. Heureusement, puisqu'il est non seulement mon patron, mais aussi un ami proche de ma famille. Il connaît bien mon père, et c'est sans doute ce qui m'a permis d'obtenir un poste aussi rapidement aux Éditions PB.

Avec les autres employés, je me sens maladivement mal à l'aise. Dès qu'une personne semble vouloir m'aborder, je préfère m'éloigner discrètement. D'ailleurs, je ne me rends à la cafétéria qu'au déjeuner, et j'en ressors aussi rapidement que possible. Mais Paul, lui, me connaît depuis ma douce enfance. Il est comme un membre de la famille, et ça me réconforte de savoir qu'il est là, même si je ne peux m'empêcher d’estimer que j’ai été favorisée par rapport à d'autres.

En me tournant vers mon bureau, je prends la décision de ne pas rester ce soir. Il n'est pas nécessaire de commencer un autre roman, j'ai déjà bien avancé et Stella attend impatiemment sa part de pâtée au poulet à la maison.

Sans me presser, je glisse ma tablette dans mon sac à bandoulière, ainsi que deux ou trois cahiers, avant de le faire passer par-dessus ma tête pour l’installer sur mon épaule. Je tire légèrement sur le bas de mon long chandail de laine gris pour le replacer, puis éteins la lumière de mon bureau sans prendre la peine de ranger les feuilles volantes.

J'arriverai certainement en avance demain matin, comme toujours, et j'aurai donc tout le temps de remettre de l'ordre. Je verrouille la porte et emprunte le couloir sombre qui mène à la réception. Je suis la dernière de ma section à quitter les lieux, alors la plupart des locaux sont déjà fermés et les lumières éteintes.

Je continue mon chemin sans m'arrêter, traversant quelques autres couloirs avant d'atteindre enfin la sortie. L'air frais caresse mon visage, m'obligeant à serrer la languette de mon sac, comme si ça pouvait me réchauffer. J'aurais dû prendre une veste ce matin... Je décide alors de détacher le chignon que j'ai gardé toute la journée, afin de protéger un peu mon cou du vent. En passant mes doigts au travers pour les démêler, je sens les lignes distinctes laissées par mon élastique. Je grimace.

Coinçant une mèche rebelle derrière mon oreille, je descends les trois marches qui me séparent du trottoir. J'observe la rue, indécise, me demandant si je préfère prendre un taxi et potentiellement devoir affronter un chauffeur ennuyeux. Ou, comme seule autre option, prendre le bus et risquer de me retrouver entourée de plusieurs autres personnes. Ou pire encore, devoir m'asseoir à côté de l'un d'eux.

Lorsque je tourne la tête vers l'arrêt d'autobus, mon regard se pose sur deux de mes collègues qui discutent en fumant une cigarette. Je reconnais Rachel, une petite anglaise aux yeux émeraude et aux cheveux bruns qui travaille à l'étage de la traduction. Elle se dandine d'un pied à l'autre en resserrant son bras libre contre sa poitrine pour se protéger du froid.

Nate, un homme en charge de l'assistance d'édition, est adossé contre le mur de béton en face d'elle. Je pense qu'il est également responsable du montage des livres ou d'une tâche similaire...

Tandis que je les observe, Nate lève la tête et nos regards se croisent brièvement, avant que je ne détourne les yeux et m'approche du bord du trottoir pour héler un taxi. Malgré la loquacité du vieux chauffeur, je préfère de loin sa compagnie à celle des nombreux étudiants bruyants dans le bus.

Lorsque j’arrive chez moi, Stella frotte sa grosse tête noire et blanche contre mes mollets. Un miaulement joyeux parvient à mes oreilles dès que j'extrait le petit pot de pâté du réfrigérateur. Elle me suit pas à pas vers sa petite gamelle de nourriture, en frottant son museau contre le tissu de mon pantalon, laissant une traînée de poils derrière elle.

Elle s'assoit en face de moi, me fixant de ses grands yeux bleus perçants et penche la tête, le bout de sa langue rose dépassant entre ses dents.

Je m'accroupis devant elle et l'effleure avec le bout de mon doigt en riant, juste avant d'ouvrir le sachet de pâté pour le servir. Elle s'écrase près de son bol, savourant son repas en ronronnant. Quelques instants de tendresse plus tard, je me retire dans la cuisine pour me préparer quelque chose à manger.

En fouillant dans le frigo, je réalise qu'il ne me reste que quelques pâtes congelées. Je soupire, consciente d'avoir complètement oublié de passer au marché. Je jette un coup d'œil au plat, me demandant si je vais réellement me résoudre à manger ça. La réponse est claire : non. Cependant, l'idée de sortir à nouveau et d'interagir avec des gens ne me sembles pas plus alléchante. Je prends finalement la décision de préparer les pâtes et de rester chez moi pour la soirée.

Alors que je fixe mon plat avec dégoût, j'entends le miaulement satisfait de Stella, qui annonce la fin de son repas. Je la vois alors se blottir confortablement dans mon vieux sac de voyage qui traîne près du canapé depuis des semaines. Je comprends bien qu'il est désormais devenu son nouveau siège favori. Je n'ose même pas songer à le retirer, de peur de déclencher une crise chez ma chatte capricieuse.

Je prends enfin la décision de réchauffer le plat de pâtes dans le micro-ondes. Pendant les deux minutes d'attente, je me dirige vers le salon pour choisir un film à regarder à la télévision. J'hésite entre une comédie romantique et un thriller captivant. Après un court moment de réflexion, je me décide pour « Recherche bad boys désespérément » avec Katherine Heigl.

L'histoire suit une femme qui se fait passer pour une chasseuse de primes afin de prendre sa revanche sur un ancien amour poursuivi par la police. J'apprécie beaucoup cette actrice, et même si j'ai déjà vu le film plusieurs fois, je le trouve toujours aussi divertissant.

Une fois mon plat réchauffé et revêtue de mon pyjama, je prends l'assiette et m'installe confortablement sur le canapé, enroulée dans ma couverture. Le film m'absorbe, et je déguste mes macaronis tout en me délectant des répliques amusantes des personnages.

L'histoire romantique du film me fait rêver d'une rencontre avec un homme charismatique tel que Joe Morelli, mais je me ramène rapidement à la réalité. Je me rends compte que son caractère imprévisible et ses sautes d'humeur pourraient devenir particulièrement lassants et stressants dans la vie quotidienne, malgré le charme qu'il dégage à l'écran.

J'observe attentivement les échanges des deux personnages qui se cherchent sans cesse, pour se repousser l'instant d'après. Stéphanie Plum semble à la fois en colère et fascinée par le personnage de Joe, mais je ne peux m'empêcher de penser que c'est une histoire trop tordue pour être réelle. Il faudrait être insensé pour s'attacher autant à un homme aussi instable et imprévisible dans la vie réelle.

Le lendemain matin, je suis réveillée à sept heures trente par les miaulements insistants de Stella devant sa gamelle. Alors que j'étire mes bras et bâille, je me retourne maladroitement et perds l'équilibre, entraînant une chute inévitable. Mon corps bascule et je me retrouve le nez contre la moquette. Dans ma maladresse, j'entre en collision avec la table basse, cognant mon coude et écrasant mes cheveux avec mon épaule. Mon genou heurte violemment le pied de la table, suivi d'un long gémissement de douleur.

Péniblement, j'essaie de me défaire de ma couverture qui s'est enroulée autour de moi pendant ma chute.

— Merde, grogné-je, en tentant de me rouler sur le côté pour la déplier.

Dès que mon bras surgit de la couverture, je repousse la table basse de mon salon en poussant un râle et essaie de me relever. Je m’appuie contre le canapé, les yeux à moitié fermés, et claque ma langue sur mon palais, un drôle de goût en bouche.

J’ai dormi là toute la nuit ? Mais il est quelle heure, bon sang ?

Je lève les yeux vers la pendule accrochée dans la salle à manger, qui m’indique l’heure tardive.

— Oh ! Non !

J'écarquille les yeux et me lève d'un bon pour me précipiter dans ma chambre, en m'enfargant à plusieurs reprises dans la couverture restée au sol. J'ouvre mon armoire à la volée et attrape un chandail au hasard ainsi qu'un pantalon noir, histoire de ne pas me tromper. Je retire mon pyjama et enfile mes vêtements en sautillant jusqu'à la salle de bain pour attacher mes cheveux et me brosser les dents.

Mon chignon fait peur à voir et j'ai du mal à le refaire correctement, mais je n'ai pas le temps de recommencer. Je m'empresse de me rendre dans la salle à manger pour attraper un beignet pour le chemin.

Je m'arrête à quelques mètres de ma porte d'entrée en réalisant que je n'ai pas encore nourri Stella. Je vide rapidement le sac de croquettes que je cache toujours derrière mon armoire et me fais la promesse d'arrêter en acheter en rentrant. Finalement, je suis prête à partir, mais aujourd'hui je n'ai pas le temps d'attendre le bus. Je vais devoir prendre un taxi.

J'ai cinq minutes de retard quand je pousse les portes des Éditions PB. La réceptionniste m'accueille d'un mince sourire, puis retourne à ses dossiers. Je me dirige vers mon bureau d'un pas rapide et déterminé. Moi qui avais prévu arriver plus tôt pour ranger, c'est raté !

J'ouvre la porte et me glisse à l'intérieur. Les feuilles volantes sur mon bureau n'ont évidemment pas bougé, elles n'ont malheureusement pas le pouvoir de se ranger toutes seules. Je pose mon sac contre le mur derrière ma chaise et commence à les rassembler dans une pile monstrueuse, qui déborde de tous les côtés et dont la moitié tombe par terre.

— Bon sang ! Grogné-je, en me penchant pour les ramasser.

Au moment où je me prépare à me relever, j'entends trois coups à la porte. Paul l’ouvre délicatement et passe la tête à l'intérieur. Ses yeux s'écarquillent quand il remarque le tas de feuilles que je tiens maladroitement dans mes mains.

— Bonjour, Lory, dit-il d'un ton amical. J'ai besoin d'un petit service.

Il se redresse légèrement, dévoilant la carrure imposante d'un homme qui se tient à ses côtés. Je fronce les sourcils.

— Nous sommes en train de travailler sur un nouveau projet avec une jeune auteure qui nous propose une série de livres très prometteurs. Ils ont précédemment été autoéditée, et nous allons les revoir avec elle pour les intégrer chez PB. J'aurais besoin que tu te concentres sur leur correction en priorité, et que tu travailles en collaboration avec mon assistant d'édition.

Je m’étrangle. En collaboration ? Mais j’ai toujours travaillé seule !

Pendant que j'essaie de digérer cette nouvelle, la porte de mon bureau s'ouvre davantage, et mes yeux sont attirés par une main tatouée. Un regard doré me fixe, alors qu'un soupir s'échappe des lèvres de l'homme appuyé contre la chambranle. Je reconnais immédiatement Nate, avec son nez droit, sa lèvre percée et son allure de mauvais garçon.

— C’est lui qui assurera l'illustration, et qui rédigera les quatrièmes de couverture.

Et en quoi cela nécessite-t-il une collaboration ? J'aimerais protester haut et fort, mais les deux regards posés sur moi me poussent à hocher la tête et à n'émettre aucun son. Je dépose distraitement les feuilles que je serre trop fort dans mes mains sur mon bureau, déglutis et croise mes doigts, prête à recevoir ses prochaines consignes.

— J'aimerais avoir le projet final dans les trois semaines à venir, alors ne traînez pas pour commencer.

Un silence s'installe lorsque je hoche la tête à nouveau. Paul nous regarde tour à tour, et se balance d'un pied à l'autre comme s'il savait que sa demande ne me plaît pas du tout.

— Bien, je vais devoir vous laisser, j'ai un rendez-vous à neuf heures.

Il continue son chemin dans le petit couloir étroit.

Trouillard.

Nate reste devant ma porte de longues secondes durant, son regard fixé sur moi, avant de tourner les talons et de s'éloigner je ne sais où.

Cela promet d'être une partie de plaisir. Super.

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