Journées portes ouvertes

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Le Capitaine Berboz, le terrible Scélérat des mers, sans vergogne et sans pitié, régnait sur tous les océans sans craindre ni les dieux les plus puissants, ni les chimères les plus immondes. Il trahissait, volait et abattait tous les vauriens qui osaient se mettre sur sa route pour la gloire et la fortune, et faisait ainsi entendre à tous les peuples qu'il était le plus grand pirate que ce misérable monde ait jamais porté !

Mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, Berboz participait aux voiles ouvertes de la ville. C'était un peu comme des journées portes ouvertes, mais pour les bateaux. L'événement de l'année à Grandes-Eaux !

Ce jour-là, les habitants se précipitaient au port pour y découvrir le quotidien de ces personnes qui bravaient tous les jours le déchaînement et la rudesse de l'océan : pêcheurs, marines, plaisanciers, marchands, et, bien sûr, pirates ! Pour cette cité côtière, c'était une grande fête pleine de rencontres, de partage et de joie. Les écoles, les administrations, les commerces, personne ne travaillait. À la place on dansait, on chantait, on riait. Bref, tout le monde était heureux !

Sauf Berboz.

Tout ceci le répugnait. En effet, ce n'était pas l'entrain mais la menace qui l'avait contraint à participer à cette ignoble cacophonie de cris et de fausses notes. Pour quelle raison ? Une présumée histoire de dettes accumulées à travers toutes les auberges de la ville. Autrefois, un coup de sabre bien ajusté aurait remis toutes les pendules à l'heure, mais cette époque était révolue. Maintenant, il fallait organiser des visites payantes pour des ignares qui s'émerveillaient devant la moindre planche de bois. Quelle indignité pour un pirate de cette trempe !

De son côté, le Second, fidèle bras droit, s'afférait : panneaux à disposer, billets à encaisser, visiteurs à guider, histoires à raconter. Il gérait tout, et il gérait bien. Berboz, lui, boudait dans son coin. Il ne pouvait supporter la vision de cette infâme procession d'imbéciles heureux qui souillaient son bateau, le majestueux Krak'N Volant ; une magnifique caravelle à proue de blob qui portait fièrement les cicatrices de centaines d'abordages, affrontements et autres coups de canon auxquels elle avait résisté.

Harassé par cette interminable journée (il n'était même pas midi !), le Capitaine Berboz ne prenait ne ménageait pas les visiteurs. Quand des curieux venaient le déranger, il les ignorait ou leur répondait avec toute la délicatesse dont il était capable :

« Débarrassez-moi le plancher bande de vermines puantes, ou je vous jetterai moi-même par-dessus bord au milieu des requins et des poissons volants carnivores des mers du Sud, parole du Capitaine Berboz, nom d'un tonneau ! »

Ils apprirent rapidement à ne pas le déranger.
Le capitaine était d'autant plus bougon qu'il avait volé un coffre bien mystérieux quelques semaines plus tôt, et il n'avait toujours pas réussi à l’ouvrir. Le système était pourtant simple : une clé, une serrure ; on mettait la clé dans la serrure, on la tournait et « clic » le coffre s'ouvr... Raaaah ! Berboz balança le coffre toujours bien fermé à travers les étagères de vivres (il s'était caché dans la réserve). Le pauvre coffre, qui après tout faisait bien son travail, se trouva roué d'une dizaine de coups remplis de haine et d'insultes. Humilié par son propre échec, le pirate abandonna sa victime dans l'obscurité de la cale.

Dehors, l'ambiance était affreusement joyeuse : le temps était radieux et l'événement un succès. Les gens ripaillaient et s'amusaient dans une ambiance innocente et sereine.

À vomir.

Berboz ruminait dans son coin. C'était bien la peine d'être un fier pirate, de courir le danger et d'affronter la mort, si c'était pour finir en guide touristique pour des gros nazes de citadins. Las, il s'affala sur une rambarde à la proue du navire. Les visiteurs passèrent près de lui, feignant de l'ignorer. Le soleil avait à peine démarré sa course de l'après-midi. Il faisait plutôt lourd. Le léger roulement des vagues tapotait doucement contre la coque du navire, et le murmure lointain de la foule l'enveloppait peu à peu vers une torpeur douce comme la neige...

« QU'EST-CE QUE C'ÉTAIT ? hurla Berboz dans un sursaut. D'où vient ce bruit ? Qui a fait ça ? RÉPONDEZ, NOM D'UN TONNEAU ! »

Effarés, les visiteurs se retrouvèrent paralysés. L'un deux s'évanouit. Haletant, les yeux fous, le capitaine sondait les alentours à la recherche de ce son infime, presque insignifiant, que seules des oreilles aguerries pouvaient percevoir. Il en était sûr, ce son lui était familier, même s'il ne l'identifiait pas encore. Un claquement sec mais accueillant, dur mais délicat. Berboz blêmit.

« MON TRÉSOR ! »

Il s'élança comme un bœuf affolé à travers le pont, poussant les visiteurs sur son passage, et dévala les escaliers quatre à quatre. Arrivé dans la cale, il aperçut immédiatement deux ombres clandestines agglutinées sur son trésor. Au diable les voleurs, il n'en ferait qu'une bouchée ! Tirant son sabre de sa ceinture, le Capitaine Berboz se propulsa dans un hurlement, atterrit et abattit sèchement son arme à quelques millimètres du nez d'un des brigands. Un nez minuscule, incrusté dans une tête minuscule. Au bout de ce corps minuscule, les mains tenaient... Le coffre. Ouvert.

« Un môme ?! s'indigna Berboz.
— Un pirate ! clama l'enfant, entre admiration et sidération.
— Mon coffre !
— Un sabre ! cria une voix de femme. Pitié monsieur le pirate, épargnez-le, nous ne faisions rien de mal, nous voulions visiter la cave et nous avons trouvé ce coffre ! Sébastien a simplement tenté de l'ouvrir et…
— C'est une cale.
Berboz baissa son sabre.
— Pardon ?
— C'est pas une cave, c'est une cale. C'est pas pareil. Et vous avez rien à faire là, vous savez pas lire les panneaux ?!
Il pointa du doigt un par un tous les panneaux qui les entouraient.
— « Interdit », « Interdit », « INTERDIT » ! Alors dégagez et rendez-moi ce coffre, il est à moi, c'est mon trésor !
— Un trésor ? Maman, j'avais raison, c'est bien un coffre au trésor ! C'est génial ! Regardez m'sieur, c'était comme ça qu'il fallait l'ouvrir hein ? »

Le garçon montra fièrement son trophée au pirate. Berboz ne comprit pas tout de suite, le coffre avait simplement le battant ouvert, mais rien de plus, rien de moins qu'avant. Voyant la mine déconfite du capitaine, le garçon ramena l'objet à lui, baissa le battant, et commença à en retirer un morceau. Oui, oui, il enleva des morceaux de bois de différentes tailles de la structure, puis en poussa quelques-uns par ci, quelques-uns par-là, et hop ! En quelques secondes, le coffre se retrouva de nouveau fermé. Quand Berboz le reprit dans les mains, il était tout aussi solide qu'au moment où il l'avait laissé. Comment avait-il fait ça ?

« Euh, oui, hum, bien joué petit, facile n'est-ce pas ? Hahaha !
— Et après m'sieur, faut aller sur l'Île Rouge, hein, hein ? »

Le garçon sautillait sur place. Qu'est-ce qu'il racontait, ce sale mioche ? Sébastien recommença son petit manège et récupéra, à l'intérieur du coffre, une vieille carte aux bords jaunis qu'il tendit à Berboz.

« Euh, ben oui, on dirait…
— Maman, j'avais raison ! C'est une chasse au trésor ! On va faire une chasse au trésor, c'est trop bien ! hurla le gamin au bord de l'implosion.
— Merveilleux, mon chéri, soupira de soulagement la dame, une main à l'épaule de Berboz. Oh vous m'avez fait une de ces frousses tout à l'heure, j'ai vraiment cru que vous alliez découper mon petit Sébastien ! Vous êtes un comédien hors pair. Et quelle bonne idée cette chasse au trésor, je suis tout excitée !
— Non mais attendez un peu, se vexa Berboz, j'suis un vrai pirate moi d'abord, et c'est ma carte au trésor, alors rendez-la... »

Ils lui tournaient déjà le dos. Enchantés, ils remontèrent les escaliers avec leur butin et saluèrent joyeusement le Second qui ne comprenait rien à ce qu'il se passait. Berboz en avait vraiment marre de passer pour le dindon de la farce. Il leur emboîta le pas, faisant tonner ses bottes en cuir sur le bois usé des escaliers. De nouveau sur le pont, il se tenait prêt à débiter les pires insultes à ces vermines qui avaient osé voler son précieux coffre au trésor.

« Ah, Margret, ma chère, cette attraction-là est du moins la plus exaltante de toutes ! Nous en sommes très contents ! »

Margret... Rikka ? La Margret Rikka ? En s'approchant, le capitaine reconnut la tenancière la plus riche et populaire de la ville et présidente de l'Association Locale des Événements de Grandes-Eaux (ALEGE). Sa créancière la plus puissante, et, malheureusement, à qui il devait le plus d'argent. Mme Rikka ne craignait pas le moins du monde les pirates, surtout quand ils lui devaient de l'argent. Une fois sa cible repérée, elle la traquait sans relâche et ne reculait devant rien, allant jusqu'à menacer un pauvre pirate sans le sou de lui prendre son cher navire s'il ne participait pas aux voiles ouvertes. Berboz respectait beaucoup Mme Rikka. Il la détestait, évidemment, mais avec beaucoup de respect.

« Ah, mais c'est ce cher Capitaine Berboz ! s'exclama-t-elle, pleine de faux enthousiasme. Comme je suis contente de vous voir ! Hélène me racontait avec quelle ingéniosité vous avez organisé cette chasse au trésor trépidante ! Elle ébouriffa frénétiquement les cheveux du petit Sébastien.
— Et c'est pas fini m'dame ! annonça fièrement le garçon. Maintenant, on doit aller sur l'Île Rouge.
— L'Île Rouge ?
— Eh bien oui Margret, nous n'allons pas nous arrêter en si bon chemin. »

Mme Rikka toisa Berboz du regard. Elle n'avait pas du tout envie de laisser partir un pirate, encore moins avec des invités de marque. Elle n'avait aucune confiance en lui (ni en aucun de son espèce). Mais elle ne pouvait visiblement rien refuser à Hélène et son fils.

Le capitaine ricanait dans sa barbe. Cette fois, il n'y était pour rien, mais il ne laisserait pas filer une telle opportunité !

« Eh bien oui, bande de... euh, moussaillons, le voyage ne fait que commencer ! Relevez l'ancre, hissez la grand-voile, et allons trouver ce foutu trésor, nom d'un tonneau ! »

Les pirates en herbe sautèrent de joie, et Margret Rikka n'eut d'autre choix que d'autoriser le Krak'N Volant à partir en mer. Le navire fut rapidement débarrassé de toutes les stupides banderoles. Revigoré, le capitaine s'était chargé de raccompagner ceux qui n'étaient pas invités à la chasse aux trésors improvisée, toujours avec tact :

« DU BALAI LES MORUES ! Le capitaine Berboz reprend la mer ! En route pour l'aventure ! Hahaha ! »

Sous les regards effarés de Mme Rikka et des autres habitants restés sur le port, le Krak'N Volant fila à toute allure à travers le port et se retrouva en un instant en pleine mer.
Prochain arrêt : l'Île Rouge !

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