58. L'ami Léo

9 minutes de lecture

Julien

Ce soir, le temps est triste. Il pleut, il fait du vent et ça ne donne pas envie de sortir. Le réfectoire du CHRS est d’ailleurs plein à craquer. Tout le monde est resté dans les espaces collectifs. Mes enfants sont allés à une activité avec Jamila, et je profite d’un instant de répit pour prendre un peu de temps pour moi dans cette atmosphère si différente du quotidien des Français moyens. J’espère que mon expérience ici sera bientôt terminée, mais en même temps, je ne regrette pas d’avoir découvert ce monde à part, cette misère humaine que certains essaient d’accompagner malgré tout. Ces pensées m’amènent bien entendu vers Albane.

J’ai en tête la chanson de Bénabar sur le Monospace : “Quand je pense à elle, de drôles de choses se passent.” Car oui, j’ai toujours mal quand je repense à son mari. Elle a d’ailleurs dû aller le voir pendant ses congés, sinon pourquoi serait-elle partie comme ça suite à son appel ? Rien que de penser à ça, j’ai mal au cœur et des larmes me montent aux yeux.

- Bonjour Julien ! Tu m’as l’air bien pensif ce soir !

Je me redresse un peu et vois Léopold qui s’approche de moi et s’assoit à mes côtés.

- Oh bonsoir Léopold, vous allez bien ? Et Marie-Thérèse n’est pas avec vous ?

- Ah Julien, pourquoi tu ne me tutoies pas ? Je suis si vieux que ça ?

Je ris, mais je n’arrive pas à le tutoyer. Je ne sais pas pourquoi… Une marque de respect ? En tous cas, je suis content de le voir s’installer près de moi, il va me changer les idées qui sont souvent moroses depuis que je sais qu’Albane n’est pas libre.

- Vous n’êtes pas vieux, non. C’est juste que vous pourriez être mon père, presque…

- Merci pour le presque, ça me rassure, sourit-il. Alors, c’est quoi cette mine aussi morose que le temps ?

- Oh vous savez… La vie… Et le temps n’aide pas…

J’essaie de rester vague, pas envie de m'appesantir sur mes états d’âme, même s’il est gentil, Léopold.

- Faut relativiser mon P’tit, et profiter de tout ce que le centre a à t’offrir. Une fois qu’on accepte totalement qu’on a besoin d’aide, tout est plus facile, me dit-il doucement en regardant au loin.

- Vous savez, je vais bientôt avoir un logement et j’ai un emploi. J’ai plus trop besoin d’aide.

- Je ne veux pas te décourager, Julien, mais les logements, ça ne court pas les rues. Et vu ta tête, je crois que de l’aide, tu en as encore besoin. Tu as la tête du mec qui n’arrive pas à relativiser. Mais je me trompe peut-être, après tout…

Je soupire et ne réponds pas tout de suite. J’apprécie de voir que Léopold respecte mon silence et ensemble, nous regardons les autres résidents dans la pièce. Il y a un gars qui arrive, des cheveux blancs parsemés sur un corps que l’on dirait desséché par les années. J’ai l’impression, en le regardant, qu’il est une image du futur moi si rien ne change dans ma vie… Dessèchement jusqu’à épuisement. Léopold a suivi mon regard et je lui dis :

- J’ai peur de finir comme lui, Léopold. Seul et sans famille, dans un centre peut-être plus miteux qu’ici. C’est dur, parfois d’être seul. Vous avez tellement de chance d’avoir Marie-Thérèse dans votre vie !

- Je pourrais difficilement te contredire, mon P’tit. Mais je me suis battu pour l’avoir, Marie-Thérèse. Elle préférait mon meilleur ami, figure-toi ! Quand on rencontre la bonne, faut se remonter les manches, tu sais ?

- Des fois, on rencontre la bonne personne, mais ce n’est pas le bon moment et après, l’opportunité est passée et on se retrouve seul comme un con… Vous avez fait comment pour qu’elle arrête de préférer votre ami, alors ?

- Je l’ai longtemps courtisée… Je me suis brouillé avec mon meilleur ami, mais ça en valait la peine. On a galéré, on a été malheureux, on a connu des drames, mais on s’aime comme au premier jour. Sans doute plus encore. Alors, qui est donc l’heureuse élue ?

Je suis presque tenté de lui dire, mais je ne peux pas. Comment avouer à un autre résident qu’on a couché avec une des éducs ? Franchement, c’est pas possible ! Je me contente d’observer le gars aux cheveux blancs sortir de sa poche une canette de bière et regarder autour de lui pour savoir si quelqu’un l’observe. Nos regards se croisent et il me fait un grand clin d'œil avant de s’enfiler la boisson avec un air de ravissement qui fait plaisir à voir.

- Il n’y a pas d’heureuse élue, Léopold. Peut-être que je devrais me faire une raison et finir célibataire. Au moins, pas d’embrouilles !

- Pas d’heureuse élue ? Même pas la jolie Asma ? Elle te regarde avec des yeux énamourés en tout cas, rit-il.

- Oh Asma aimerait m’avoir dans son lit, c’est sûr ! Et j’avoue que ça ne devrait pas être désagréable quand on voit son joli petit cul. Mais, j’avoue que je ne suis pas plus intéressé que ça, ce qui ne l’empêche pas d’insister !

Léopold rit et me fait un clin d'œil amical quand je parle du joli fessier de ma voisine. Je crois que je ne suis pas le seul à l’avoir remarqué, et j’espère que j’ai réussi à détourner la discussion de l’élue de mon cœur.

- Pourquoi ne pas te faire plaisir ? Tu vas bientôt partir, non ? Une nuit d’amour n’a jamais fait de mal à personne !

- Je n’ai pas envie de lui briser le cœur, Léopold. Je reste un grand romantique sous ma barbe, ris-je doucement. Je ne veux pas lui donner de faux espoirs.

Et puis, j’aurais l’impression de tromper Albane. C’est fou ce sentiment alors qu’elle n’est pas à moi, qu’elle est à un autre qu’elle a clairement trompé sans remords. Je devrais peut-être écouter les conseils de Léopold et ne penser qu’à mon plaisir. Mais je ne suis pas comme ça. Le gars que j’observe toujours du coin de l'œil ressort une fois de plus sa canette. Il est toujours debout près de la porte, un sourire béat sur son visage. Il a dû oublier où il était car il boit sans se préoccuper de qui que ce soit. Et tout à coup, une voix me fait tressaillir :

- Jean-Pierre ! C’est quoi cette bière ? Vous savez que vous ne pouvez pas boire au réfectoire ! Allez donc la boire dehors ou sinon je vais devoir vous la confisquer !

Comment a-t-elle fait pour me rendre dingue d’elle en si peu de temps ? J’adore la voir entrer dans la pièce et je vois qu’elle est heureuse quand elle fait son travail. Elle ressort avec ce Jean-Pierre qui sourit toujours, apparemment ravi de faire l’objet de l’attention d’une jolie femme. Il zieute clairement le décolleté d’Albane quand elle lui parle. Pas sur qu’il comprenne grand chose, mais au moins, il profite du spectacle.

- Rentre la langue, mon P’tit, tu baves, me dit Léopold en me donnant un coup de coude.

- Je bave ? Moi ? Mais que voulez-vous, Léopold, vous avez vu la bière qu’il buvait ? Je ne peux pas y résister !

J’essaie de faire une blague mais je vois que le regard de Léopold est toujours posé sur moi, pensif…

- Alors c’est elle, la raison ! finit-il par dire après avoir froncé les sourcils, comme s’il venait d’assembler toutes les pièces d’un puzzle. Dis-moi, mon P’tit, et le cœur de ton éduc, ça ne te dérange pas de le briser ?

Je manque de tomber de ma chaise. Je me ressaisis et le regarde, affolé et un peu inquiet.

- Mais.. Non ! Enfin, comment…

Je suis pathétique. Je n’arrive plus à former une phrase entière. Je ne sais pas quoi lui répondre, je n’ai pas envie de lui mentir. Mais je ne peux pas non plus lui avouer tout ce que je ressens. Et comment a-t-il fait pour deviner ? Je suis donc si transparent que ça ?

- Pourquoi vous dites que je lui brise le cœur ?

- As-tu vu dans quel état elle est depuis quelques semaines ? Marie-Thérèse a même vu Nicolas la convoquer dans son bureau et, comme elle a les oreilles qui traînent partout, elle l’a entendu la menacer de la virer si elle continuait à faire des bourdes.

- Il virerait pas sa meilleure éduc quand même ?

- Je pense qu’il voulait juste la bousculer un peu, soupire-t-il. Ça a marché, je crois, elle semble aller mieux. Elle aime son boulot cette Petite. Tu sais qu’elle nous aide discrètement ? Figure-toi que c’est Jordan qui s’occupe de nous, grimace-t-il.

- Pas de chance d’avoir l’abruti, en effet… Albane est formidable, si je m’en sors, c’est grâce à elle. Mais jamais je ne lui dirai, elle risquerait de prendre le melon !

Albane est vraiment appréciée de tous. J’ai eu de la chance de ne pas tomber sur Jordan à mon arrivée. Si ça avait été le cas, je pense que je serais au fond du trou en ce moment. Ce que dit Léopold me fait réfléchir. Elle va mieux, a-t-il dit. C’est d’avoir vu son mari qui la rend plus joyeuse ? Ou alors, la réalité est plus complexe que ça, peut-être. En tous cas, je ne crois pas lui avoir brisé le coeur, elle m’a juste utilisé pour du sexe, non ? Enfin, j’ai cru à autre chose, mais quand on est marié, si on trompe son conjoint, c’est juste pour le plaisir…

- Je ne sais pas si elle prendrait le melon, sourit Léopold avant de soupirer. Je crois qu’elle montre ce qu’elle veut bien laisser voir, mais la réalité me semble bien moins sympathique…

- Vous voulez dire quoi par la réalité moins sympathique ?

- Eh bien, si tu lui as brisé le cœur, comment pourrait-elle aller bien ? Je crois qu’elle a déjà bien souffert en amour, la P’tite…

- Léopold… C’est elle qui m’a… Enfin, non, oubliez ce que je viens de dire. Il ne s’est rien passé entre nous. Elle n’est pas folle au point de risquer son travail pour un gars comme moi…

- Bien, on va dire que tu ne lui as pas brisé le cœur, alors. Je vais faire mine de te croire. Toujours est-il que celui qui le lui a brisé dernièrement devrait savoir que la jolie Albane vient de consulter un avocat pour demander le divorce et que… Enfin, non, je ne devrais pas te dire ça, je n’ai aucune raison de te parler de ce que j’ai entendu au détour d’un couloir. Oublie.

- Un divorce ? Vraiment ?

Je n’arrive pas à cacher mon excitation et mon intérêt pour ce qu’il vient de dire. Je vois à son œil qu’il est content et fier de son effet. Mais là, je me moque de ce qu’il peut penser. Je veux savoir.

- Léopold, comment vous savez pour le divorce ?

- Je l’attendais devant l’infirmerie il y a quelques jours et elle y était enfermée, au téléphone. Tu sais comme les murs sont tout sauf isolants ici...

- Léopold, merci ! Merci !

Sous son œil surpris, je me lève et le serre dans mes bras. Je sais que je suis fou de réagir ainsi, mais ses quelques mots m’ont redonné une chose que je n’avais plus : l’espoir…

- Eh, Julien ! Tu sais… Si j’avais devant moi celui qui lui a brisé le cœur, je lui dirais de ne pas recommencer, vraiment. Parfois, il faut savoir observer, tenir compte de petits détails, pour comprendre certaines choses. Si ce briseur de cœur veut retenter sa chance, il faut qu’il soit sûr de lui et qu’il arrête ses bêtises.

- Dommage que ce briseur de cœur ne puisse vous entendre alors. Car je suis sûr qu’il vous écouterait…

Je salue rapidement Léopold et me dirige vers Albane, bien décidé à lui parler, mais dès qu’elle me voit venir vers elle, elle tourne les talons et se dirige dans le bureau où l’attend Jordan qui glande magnifiquement bien, comme d’habitude. Hors de question que je la vois dans ces conditions ! Je vais devoir attendre le moment propice, mais il faut que je lui parle. Il faut qu’on s’explique. Léopold a raison, il faut que j’arrête mes bêtises.

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0