59. Joute royale

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Albane

Les beaux jours sont clairement arrivés. Asma et Irina ont installé des seaux d’eau dans la cour du bâtiment des familles pour que les enfants puissent faire une bataille et, bien que l’espace ne soit pas très grand, deux couvertures sont posées sur le carré d’herbe libre, où elles sont installées avec quasiment tous les parents de l’immeuble, à papoter en surveillant les nombreux enfants. Un dimanche somme toute parfait, loin de la rue, des galères, des demandes de papiers, de logement, des recherches de travail.

J’observe Sophie, allongée sur l’une des couvertures, entourée d’adultes. Elle a, encore une fois, le nez plongé dans un bouquin, et je souris en me revoyant quelques années en arrière, ne pouvant moi-même pas lâcher mon livre en plein repas de famille.

Julien, lui, joue à l’eau avec Gabin, torse nu, et je me concentre pour ne pas que les souvenirs de son corps contre le mien, de mes mains sur cette peau, ne remontent. Pas facile. Encore moins lorsqu’il se passe la main dans les cheveux pour les ramener en arrière alors qu’ils sont trempés. Son fils, toujours aussi innocent, rit aux éclats alors que Papa Ours l’attrape et le couche sur l’herbe pour lui faire des bisous.

On est dimanche, et je pourrais être chez mon frère, pour son anniversaire. Et malgré la pointe de peine qui m’a prise aux tripes ce matin, je suis heureuse d’être là. Clairement. Même si j’aimerais partager ce moment avec tous ici, plutôt que d’être enfermée dans le bureau, à tenter de me mettre à jour dans mes tâches administratives. Il fait chaud, et je préfèrerais largement être allongée dans ma petite cour, en maillot de bain, un livre à la main, plutôt que séquestrée ici. Ou à la mer, avec Julien et les enfants, pour cette fois réellement profiter de la Manche, même si elle est plutôt fraîche. Aujourd’hui, cela ferait du bien.

J’évite Julien au maximum. Et les enfants. Leur colère envers moi m’est insupportable, même si j’ai l’impression que Gabin m’a déjà pardonnée, le petit ange... Evidemment, je m’en veux de ne pas avoir été honnête avec Papa Ours, même si je ne suis pas sûre que j’aurais pu tout lui avouer. Cependant, j’ai conscience que j’ai merdé. Je peux comprendre que de son côté, Julien soit en colère et me fasse des reproches. Pour autant, son côté borné, têtu et incapable de mettre sa colère de côté quelques minutes pour pouvoir m’écouter, est très difficile à vivre. J’ai envie de le secouer, de lui hurler dessus, tout simplement. J’ai toujours été là pour lui, et lui abandonne à la première difficulté.

Je suis dérangée dans mes pensées, une fois de plus tournées vers lui, par quelques coups frappés à la porte. Mince, c’est déjà l’heure de son entretien ? Comme Julien bosse tous les jours, nous nous voyons soit tard en fin de journée, soit le dimanche, quand je travaille.

Julien entre dans la pièce une fois que je l’y ai invité, et vient s’asseoir de l’autre côté du bureau. Il a enfilé un tee-shirt mais ses cheveux sont encore humides. J’aurais pu aller m’installer dans un fauteuil pour rendre le moment plus convivial, mais ce bureau représente mon armure et la distance nécessaire pour que je garde avec moi mon plus fidèle allié, celui qui m’a lâché bien trop souvent en compagnie de Papa Ours : mon professionnalisme.

- On peut décaler à plus tard si vous voulez continuer à profiter dans la cour.

- Albane, il faut qu’on parle. J’ai l’impression que tu fais tout pour m’éviter ces derniers temps.

- Je fais mon travail, ni plus ni moins…

- Ton travail ? C’est tout ? grommelle-t-il, visiblement vexé par ma remarque.

- Oui, c’est bien vous qui ne vouliez plus que je vous approche en dehors des entretiens, non ?

- Oui, mais avant, tu passais au-delà de toutes mes remarques. Pourquoi tu as changé comme ça envers moi ?

- Parce que j’ai un boulot à garder et un cœur à protéger. On peut parler boulot maintenant ?

- Ouais, on peut parler boulot. Tu veux savoir quoi ?

Il se renfrogne sur son siège. Visiblement, il est en colère, mais se retient d’exploser. Il progresse, Papa Ours !

- Où tu en es pour le logement, puisqu’apparemment je n’attends que ça.

Bon ok, quelqu’un aurait-il vu mon professionnalisme quelque part ? C’est moi qui ne me retiens pas, aujourd’hui.

- Le bailleur n’a pas retenu ma candidature. Mon profil n’est pas assez stable. Comme si avoir un CDI ne suffisait pas ? Tu te rends compte de l’injustice que c’est ?

- Oh, merde… Je suis désolée, murmuré-je, réellement déçue pour lui. Ce n’est que partie remise, je suis sûre que ça va se débloquer rapidement.

- C’est bon, tu as fini de parler boulot ? On peut parler d’autre chose ?

- Il n’y a rien à dire, soupiré-je. Est-ce que tu as envoyé d’autres demandes de logement ? Tu devrais essayer des particuliers aussi, certains cherchent à dépanner les gens, j’en suis la preuve…

- Ah oui ? Tu voudrais me dépanner, c’est ça ? me répond-il d’un air espiègle qui me donne envie de l’embrasser, ou de le frapper, j’hésite.

- Donc, éludé-je en me contenant pour rester stoïque, d’autres demandes de faites ou pas ?

- Victorine m’a dit qu’elle allait parler à son ami, Charles. Il a la maison de sa mère qui est décédée il n’y a pas longtemps… Il voulait la vendre, mais peut-être qu’il me la louerait… Mais rien n’est fait. J’attends des nouvelles. Sinon, j’ai pas d’autres pistes. Que me conseille ma référente ? me dit-il d’un ton légèrement sarcastique.

- Oh… Victorine ne m’a rien dit… En même temps, cela fait un moment que je ne suis pas allée à la librairie… Pauvre Charles.

- Pourquoi pauvre Charles ? C’est si terrible que ça d’envisager de m’offrir un logement ? s’agace-t-il interprétant mal mes propos.

- Bon sang, mais t’es pas possible, ménervé-je à mon tour. Tout ne tourne pas autour de ton petit nombril, Julien. Ça t’arrive de regarder autour de toi et de penser aux autres ?! Je parlais du fait qu’il ait perdu sa mère, t’es infernal !

- Oh désolé, je n’avais pas compris… Tu… Enfin, non, je ne pense pas qu’à moi, Albane. Tu sais que tu es au cœur de beaucoup de mes pensées ?

Je soupire et détourne le regard. Je ne veux pas aller sur ce terrain là. Trop difficile pour mon petit cœur. Peut-être qu’il ne pense pas qu’à lui, mais il ne regarde pas plus loin que le bout de son nez.

- Concernant ta question précédente, je pense que tu devrais frapper à toutes les portes, sincèrement. On n’est pas à l’abri de tomber sur une pépite de particulier qui a le cœur sur la main et préfèrera louer son bien à une personne vraiment dans le besoin.

- Tu veux qu’on fasse les petites annonces sur le journal ? Ça va nous prendre du temps, et vu que tu m’évites, on n’est pas là de me trouver un logement…

- Il paraît que tu peux te débrouiller seul, tu n’as pas besoin de moi pour faire ça.

- Albane, j’ai besoin de toi, tu le sais bien. J’ai besoin d’être avec toi, j’ai besoin de te parler, je n’en peux plus de ce silence qui s’impose entre nous ! Je sais que c’est aussi ma faute, mais bordel, je dois faire quoi moi quand j’apprends que la femme que… la femme que j’aime a un mari ? Tu comprends à quel point ça peut faire mal ?

Nom de… Il est sérieux, là ? Comment peut-il… Le mec me rejette et ne me laisse aucune chance de lui expliquer quoi que ce soit pendant des semaines, et il me balance qu’il m’aime au détour d’un reproche ?!

- Confiance et communication, soupiré-je. Tout ce que tu appliquais depuis quelques mois, tout ce que tu m’as retiré sans me laisser une chance. Bref… J’ai vu une pancarte près de chez moi, une petite maison à louer. Je te ramène le numéro demain.

- Près de chez toi ? Comme ça, même quand je serai en logement, tu pourras continuer à faire ta flicaille ?

Je soupire, il n’entend que ce qu’il veut bien entendre dans mes propos. Je lui parle confiance, communication, et lui ne pense qu’à sa relation avec moi. Il m’exaspère un peu.

- Bien sûr, je pourrai même veiller au grain, au cas où tu merdes avec les enfants, osé-je, provocatrice.

Il éclate de rire. Ce rire franc et libre qui lui va si bien. Il me connaît trop bien maintenant, et sait que j’ai confiance en lui dans l'éducation qu’il donne à ses enfants.

- Voilà, c’est donc réglé ! Je prends la maison, comme ça, je serai à l’abri de tous les soucis ! Protégé par mon éducatrice référente jusqu’à la fin de mes jours !

- J’espère bien ne pas passer ma vie au-dessus d’un garage quand même, soupiré-je. Bref, tu veux le numéro ou pas ?

- Oui, Albane, je suis prêt à tout pour te faire plaisir, me dit-il d’une voix un peu grave et dont le ton exprime tellement plus que les simples mots.

- C’est ça, marmonné-je en levant les yeux au ciel. Comment vont les enfants ?

- Ils vont bien, mais ils ne font que parler de toi… Tous les jours, ils discutent et essaient de savoir si tu es redevenue gentille ou pas. Gabin dit que tu l’as toujours été, Sophie ne te pardonne pas de m’avoir fait souffrir. Et ne t’offusque pas car je te promets que j’essaie de la raisonner. Mais elle ne veut rien entendre pour l’instant.

- Je ne m’offusque pas, puisqu’il paraît que je m’en fous de vous, de toute façon…

Il sait que c’est faux, il ne peut en être autrement. Pourtant, il l’a dit à ses enfants. Sous l’effet de la colère, j’entends, mais il l’a dit. Et j’en paie les pots cassés. Ma relation avec Sophie est foutue, et ça, ça me brise le cœur. Je déteste ça.

- Albane, et si on se refaisait une petite sortie… Tous les quatre… Ça pourrait arranger les choses, tu ne crois pas ?

- Pardon ? Refaire une sortie ? ris-je. Je suis ton éduc, rien que ton éduc maintenant, ça ne fait pas partie de mes missions.

- Oui, mais je suis sûr que ça ferait vachement plaisir aux enfants de voir leur éduc en dehors du bureau où elle se cache depuis que son mari a ressurgi dans sa vie. Tu n’as pas à te décider tout de suite, mais tu es la bienvenue samedi prochain si tu veux te changer un peu les idées.

- Ce n’est pas mon mari, il n’a rien d’un mari, ne puis-je m’empêcher de revendiquer avant de souffler un coup pour me calmer. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Tu ne travailles pas à la librairie samedi ? Oh… C’est l’anniversaire de Gabin samedi, non ??

- Ah, je vois que tu ne t’en fous pas tant que ça d’eux… Ou alors, c’est marqué dans ton dossier d’éduc que c’est son anniversaire ?

Il me regarde, l’air tellement ravi de lui que j’ai envie de l’envoyer balader. Mais je sens en même temps une telle joie, un tel espoir que je ne trouve pas les mots pour le rabrouer comme j’aurais aimé le faire.

- Sept ans, c’est important… Je… Ok pour samedi…

- C’est vrai ? Tu vas venir avec nous visiter le château de Guillaume le conquérant à Falaise ?

- Si les enfants sont d’accord…

- Gabin sera aux anges, Sophie va faire avec. Et ça pourrait nous permettre de repartir sur de nouvelles bases.

- Ce n’est pas l’objectif de cette journée…

- Non, l’objectif, ce sera que tu me fasses comprendre en quoi j’ai été un gros con de te rejeter comme je l’ai fait. Et que tu m’expliques pourquoi ton mari n’avait rien d’un mari.

- C’est un peu tard pour t’y intéresser, maintenant, soupiré-je en regardant les enfants goûter à l’extérieur.

- J’essaierai de me racheter, Albane. Merci en tous cas, pour Gabin, de venir avec nous. On se retrouve samedi en fin de matinée ? Comme ça, on va sur place, on se fait un petit resto rapide et on visite le château juste après. Il y a une visite guidée où Gabin pourra se déguiser en chevalier. Il n'a que de ça à la bouche depuis que je lui en ai parlé ! Et toi, si tu veux, tu pourras te déguiser en princesse…

- Vu le poids des robes de princesse et le temps prévu, y a peu de chance que j’en aie envie, souris-je.

- Si tu en mets une, je te promets que je revêtirai une tenue de chevalier servant de mon côté !

- Rien ne vaut le déguisement de Père Noël, j’en ai bien peur…

- Qui sait ? Les conséquences seront peut-être similaires. Il doit y avoir des bureaux dans le château…

- Cool, on pourra encore s’engueuler alors, ris-je pour masquer mon envie certaine de reproduire ce qui a déjà pu se passer dans un bureau entre nous.

- Bien, je mettrai un heaume et comme ça je serai protégé si tu te mets à m’attaquer et m’engueuler ! En tous cas, merci d’avoir accepté. Ce sera vraiment un beau cadeau pour Gabin…

- Comme si j’étais la personne qui attaque généralement dans ce bureau, la blague, Monsieur Perret.

- Bien, tu mettras le heaume toi même alors !

- C’est ça… Allez, file retrouver tes enfants, Sophie zieute ici depuis un moment…

- Merci pour l’entretien, Madame la flicaille qui a des yeux derrière la tête ! Je me dépêche avant que tu ne fasses un signalement et qu’on m'enlève mes enfants !

Je ne peux m’empêcher de rire. Voilà qu’il fait de l’humour, maintenant. C’est le monde à l’envers ! Je l’observe sortir du bureau après m’avoir saluée et retrouver ses enfants. Gabin lui saute dessus et l’arrose dans la seconde, alors que Sophie l’interpelle et lui fait signe d’approcher. Voilà voilà, il semblerait que Julien doive subir le regard d’une jeune nouvelle flicaille. Bon courage, Papa Ours !

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