2 - The Wolf

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 Trois coups frappés à la porte me réveillent. Je relève difficilement la tête et mets un moment à me familiariser avec les objets, dans la chambre, quand enfin je comprends que je me trouve chez mon père.

 Son visage apparait dans l'entrebaillement de la porte :

 - On mange. Tu viens ? J'aimerais qu'on parle.

 Je ne prends même pas la peine d'essayer de comprendre ce qu'il a de si important à me dire. Pourtant, ça ne l'a jamais dérangé en deux ans, ce silence entre nous. C'est parfois comme s'il oubliait qu'il avait un fils. Mais son devoir de père semble brusquement s'être rappelé à lui ce soir.

 La salle à manger donne directement sur la cuisine. La table est mise pour deux, je tire une chaise et m'installe pendant qu'il finit de griller deux côtes de porc.

 - Tu es bien installé ? me demande-t-il.

 Oui... Enfin, "installé" est un euphémisme quand on sait que j'ai à peine eu le temps de m'affaler sur le lit avant de m'endormir. Mais l'heure n'est pas aux hostilités, et j'ai promis à maman de prendre sur moi. J'acquiesce, histoire de laisser planer l'illusion qu'il est encore crédible dans le rôle du père qui se soucie de son fils.

 - Demain, je ne serai pas présent. Je dois m'absenter pour une affaire urgente à la clinique, mais on se retrouvera pour diner. En attendant, tu peux profiter de la journée pour visiter un peu... Qu'en penses-tu ?

 Ai-je le droit de refuser ? Il a tellement envie de bien faire que mon sarcasme intérieur me met mal à l'aise.

 - On fait comme ça... De toute façon je dois acheter de la peinture.


 La peinture n'est qu'une excuse. En réalité, il n'y a probablement pas de magasin dans une aussi petite ville, mais j'ai promis à maman... Et je n'ai pas envie qu'il pense que j'en ai rien à foutre de lui. La situation est suffisamment compliquée pour que je décide de la mettre en veilleuse, du moins les prochains jours.

 Allongé sur le lit, je lance ma balle de baseball au plafond et la rattrape en pensant à ma bande de potes. L'art. Et dire qu'il se sont bien foutu de ma gueule quand je leur ai annoncé que je me cassais pour trouville. Si j'avais su, je me serais marré avec eux.

 "Dis adieu à la civilisation, mon pote. Tu vas te retrouver au milieu des fougères à bouffer des glands. "

 "Sérieux, parfois je me demande ce que tu as dans la tête."

 Qu'est-ce que j'ai dans la tête ? Qu'est-ce qui m'a pris de m'inscrire en fac d'art ? Comme si on pouvait vivre de la peinture de nos jours...


***


 Le silence. Profond. Total. Un silence comme il n'en existe pas en ville... S'il y a bien un avantage à venir se perdre au bout du monde, c'est bien ce silence. J'ai l'impression d'avoir rattrapé tout mon sommeil en retard depuis des mois. J'attrape mon portable sur la table de nuit. Dix heures. Dix heures, et la journée devant moi... On dirait qu'il va falloir que j'apprenne à faire avec l'ennui.

 J'enfile mes habits de la veille et dérive lentement jusqu'au salon. Le patriarche a tenu sa promesse : des pancakes et des oeufs froids m'attendent sur la table de la cuisine. J'avale trois bouchées des premiers et décide de sortir.

 Je n'ai jamais été adepte des peintures mortes ni des paysages. Mon truc à moi, ce sont les portraits. J'aime capturer l'âme des gens, ce détail intengible de leur personnalité qui s'affiche dans leur regard. L'émotion de l'instant : révéler, voila ce que j'aime vraiment, trouver cette part inavouée d'eux-même enfouie tout au fond de leur âme... Et ça, je ne risque pas de le trouver ici. J'ai plutôt intérêt à me passionner pour les arbres, et rapidement...

 Je décide tout de même de trouver un coin qui vaudrait le coup d'être gravé au fusain et emprunte un sentier qui coupe à travers bois pour sortir de la propriété. Le chemin est dégagé et des traces de pas fraiches m'indiquent qu'il est souvent emprunté. Ca fait un moment que je n'ai pas fait de "break" avec la ville. Un moment que je ne me suis pas séparé de ma bande de potes non plus, d'ailleurs. Le silence est déconcertant, le ciel gris plonge West Wood dans la mélancolie de l'automne et me fait accélerer le pas. Je ne me sens pas à ma place. J'aime quand ça bouge, quand le monde grouille, quand l'air est rempli d'odeurs et que les lumières envahissent le ciel : tout le contraire d'ici ! Mais qu'est-ce qui m'a pris de venir croupir dans ce trou, bon sang !

 Je balance le baton que je tiens entre mes doigts et longe le ruisseau apparu au détour du sentier, sur ma droite. L'eau est clair, la mousse a envahi les rochers aux abords de la rive. Je cadre mentalement ce qui pourrait être couché sur papier. Est-ce que l'endroit en vaut le coup ? Est-ce que je ne perds pas mon temps ? La lumière descend entre les pins, plongeant le sous-bois de nuances de jaune. Le contraste est saisissant, le fusain ne fera pas l'affaire. Soudain persuadé que j'ai trouvé le lieu que je cherche, je me mets à réfléchir à toute vitesse : il me faut de la couleur, un toile, un chevalet. Des pinceaux, aussi... J'ai laissé les miens chez maman, et...

 Alors que je me baisse pour capter la température de l'eau sur la rive, je remarque une ombre de l'autre côté. Un mouvement furtif qui disparait entre les troncs, pour réapparaitre plus loin. Je me redresse et observe, intrigué. Il ne bouge plus, tourne la tête dans ma direction. Mon rythme cardiaque s'accélère tandis que la curiosité me fige sur place. Un chien ? Non, c'est trop gros pour être un chien...

 Il tourne la tête dans ma direction. Ses deux yeux jaunes me fixent, son pelage gris est fourni, noir aux extrêmités. Et je réalise sans vraiment comprendre, qu'il doit bien m'arriver à la taille.

"Programme de préservation des loups..."

 La voix du patriarche résonne dans mon crâne comme un coup de massu.

 Un loup.

 Un loup !



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