Taloris était indéniablement perdu. Sa fille changeait d'humeur du jour au lendemain, et voilà qu'elle voulait de nouveau se rendre à un bal. N'avait-elle pas assez souffert ? Que comptait-elle encore tirer de ces futiles sauteries ?

Le vieux guérisseur sentait qu'il avait de moins en moins d'autorité sur son unique enfant. Elle lui échappait; était trop maligne pour subir quelconque punition, contredisait désormais ses arguments. C'était donc impuissant qu'il la laissa se rendre à l'anniversaire de Triton.

– Je ne serai pas toujours là pour recoller les morceaux de ton coeur, ma fille. Retiens que c'est un prince, et les souverains ont toujours ce qu'ils désirent. Ils se lassent aisément... avisa-t-il Ursula tandis qu'elle se hâtait de monter dans le carrosse affrété pour l'occasion.

La guérisseuse avait des fourmillements dans tout son corps. Elle se sentait légère et lourde à la fois. Le carrosse orné de coquillages dorés tiré par des dauphins bringuebalait, lui causant des hauts-le-coeur. Lorsqu'elle arriva enfin au palais, sa tête tournait péniblement. Il fallait qu'elle se ressaisisse. Elle était à deux doigts d'accomplir son rêve : se retrouver dans les bras de son prince. Le souvenir de son humiliation lui pesait toutefois, et à chaque marche qu'elle gravissait pour atteindre le hall, son appréhension grandissait.

Ce sentiment fut aussitôt expédié dès qu'elle aperçut Triton qui accueillait ses invités sur l'immense porche nacré. Leurs regards se croisèrent et à partir de cet instant, ne se quittèrent plus.

À peine la fête avait-elle commencé qu'il l'invita à danser. Ses yeux gris perle l'avaient happée, elle se noyait dans leurs reflets argentés. Il la faisait tournoyer, l'amusait, la soulevait pour mieux la rattraper.

Plus personne n'existait. Ni les convives autour d'eux, ni les musiciens, ni même certaines rivales qui tentaient d'attirer l'attention du jeune souverain. Il n'y avait qu'eux, valsant inlassablement sous le plafond majestueux du palais.

Toute bonne chose a cependant une fin, et l'heure de rentrer arriva sans crier gare. La majorité des invités quittèrent les lieux et Triton se devait de leur dire au revoir. Au moment où Ursula finit par se décider, elle aussi, à lui souhaiter le bonsoir, il enveloppa sa main dans la sienne et l'entraina discrètement dans le jardin royal.

Là, ils furent véritablement seuls.

D'étranges lueurs diffuses traversaient les allées. Le prince attrapa l'une d'elles pour la montrer à la guérisseuse. C'était du plancton luminescent. Amusée, elle le prit dans le creux de ses mains et éclata de rire. Puis, doucement, il lui saisit la taille et se rapprocha si près qu'elle sentit son souffle chaud.

Attirées comme des aimants, leurs lèvres se frôlèrent et ils partagèrent un baiser enivrant.

Depuis cette nuit, Ursula vivait un rêve éveillé. Contrairement à ce que son père lui avait prédit, Triton ne se lassa pas de sa compagnie. Non seulement ils étaient séduits l'un par l'autre, mais ils discutaient avec passion des heures durant.

Ils partageaient le talent, l'intelligence et la beauté. Ils s'amusaient beaucoup à expérimenter leur pouvoir ensemble. La guérisseuse apprenait des sortilèges méconnus au prince, tandis que celui-ci l'initiait à l'ivresse de la fête et aux moeurs de la cour.

Plus rien ne leur faisait peur, pas même les gardes rapprochés de Triton. Il fallait savoir que le prince était constamment surveillé, et que l'intimité était rare. Complices, ils ne ménageaient pas de subterfuges pour semer ainsi les gardes et s'enfuir quelques heures.

Le jeune couple faisait la pluie et le beau temps en Atlantica. Ils organisaient des bals mémorables, où le faste et le divertissement étaient sans pareils. La danse, la fête, l'insouciance, l'amour de Triton. Voilà ce qui résumait la vie d'Ursula durant des mois de félicité.

Une phrase anodine du prince s'immisça hélas un jour insidieusement dans ce bonheur inouï. Ils étaient allongés, blottis l'un contre l'autre sur la mousse spongieuse du jardin royal, en attendant comme tous les soirs que les gardes qu'ils avaient semés les retrouvent.

– Ursula, mon amour... Il y a une chose que je ne t'avais jamais confiée, murmura le souverain, les yeux mi-clos, un sourire irrésistible aux lèvres.

– Quoi donc, mon aimé ? Dis moi vite ! répondit la guérisseuse, en lui secouant délicatement l'épaule.

– Je t'avais remarquée en cours de Thérapie des Algues dès le premier jour. Tu étais si belle mais semblais si inaccessible, tu m'intimidais.. Tu ne ressemblais à aucune fille que je connaissais. Je n'ai jamais osé t'approcher, sauf le soir du Bal des Perles, où tu t'étais enfuie après cette mauvaise farce.

Qui sait ce qui se serait passé si tu étais restée? ...Tu étais comme une magnifique cyprée qu'on n'ose pas frôler de peur de l'abîmer. Et puis un jour, tu as fini par t'ouvrir. Cette veille de mon anniversaire, tu semblais si épanouie, enfin accessible... Je me suis dit que c'était ma chance.

– Pardon ? Tu veux dire que...

– Je ne voulais pas que l'on croie qu'un Prince puisse être intimidé par une fille ! Tu imagines, quelle image les sujets auraient eu de moi si tu m'avais éconduit comme tous les autres de la classe ?

– Mais Triton, je ne t'aurais jamais...

– Ce n'est pas grave, l'interrompit une nouvelle fois Triton en posant un doigt sur les lèvres de sa dulcinée. Le plus important, c'est que maintenant, nous nous sommes déclaré notre amour. C'était simplement une question de temps, j'ai saisi l'occasion quand j'ai compris que tu étais enfin prête.

Il la fit basculer d'un geste habile avant qu'elle n'eut le temps de réagir, et l'embrassa passionément.

Ce baiser n'eut pourtant pas tout à fait la même saveur pour Ursula. Un sentiment étrange parcourut sa poitrine... Était-ce de la culpabilité ?