Cette pensée germait comme une mauvaise graine dans la tête de la guérisseuse. Sans son coquillage, le prince serait-il tombé amoureux d'elle ? Si un jour elle perdait tous ses pouvoirs, l'aimerait-il encore ?

Plongée dans son rêve éveillé, elle n'avait pas songé à ce qu'étaient devenues les quatre sirènes ensorcelées. Elle apprit que ces dernières vivaient recluses dans leurs appartements, fuyant la lumière du jour, cachées de tout regard. En prêtant attention à son entourage, elle se rendit compte que des rumeurs circulaient à son sujet.

Certains prétendaient qu'elle avait ensorcelé le prince, d'autres l'accusaient d'avoir défiguré ses cousines. D'ailleurs, bien qu'elle l'eut croisée plusieurs fois dans le palais, la reine ne lui adressait jamais la parole, la toisant d'un air méfiant. Était-ce cet idiot de Meloryn qui avait vendu la mèche ? Elle aurait dû l'ensorceler lui aussi... Non, comment pouvait-elle penser de la sorte et s'en prendre à un innocent ?

Parfois, Ursula ne se reconnaissait plus. Elle passait de longues heures devant son miroir, à se demander qui se reflétait vraiment dans cette glace... Était-ce un vulgaire mélange de Pereinophe, de Thalanna, d'Aegalia et d'Ephedeia ? Où était donc cette enfant que son père aimait tant et admirée en secret par Triton ?

Taloris ne lui adressait quasiment plus la parole. Ils se disputaient souvent, ne se voyaient que lorsqu'elle rentrait tardivement, après avoir passé ses journées avec son prince. Un jour, le vieux guérisseur lui avait ordonné de retirer son pendentif. Il avait fini par comprendre son influence sur sa fille, et le soupçonnait même d'avoir joué un rôle dans la maladie incurable de sa femme. Ursula l'avait violemment rejeté, s'échappant du domicile telle une furie.

Depuis ce jour, son père la regardait autrement; elle ne voyait que vide et résignation dans ses grands yeux fatigués. Elle aurait voulu revenir en arrière, mais ne pouvait renoncer à son pouvoir, encore moins à l'amour de Triton... Pourtant l'envie grandissante que son souverain l'aimât comme elle était au fond d'elle, sans toute cette magie, ne la quittait plus. Par moments elle voulait tout lui avouer, mais n'en trouvait pas le courage.

Une peur nouvelle vint également frapper à sa porte. Les dix-huit ans de son bien-aimé se rapprochaient jour après jour. À leur majorité, les princes héritiers se devaient de seconder le roi dans toutes ses missions afin de se préparer à la souveraineté. Cette fois, les gardes ne seraient plus aussi cléments. Une relation compliquée, dominée par l'absence, les attendait au bout du chemin.

Sentant l'angoisse de sa dulcinée, Triton lui confia un jour son plan. Ils étaient accoudés à l'immense balcon de sa chambre royale. La vue était splendide. On apercevait le jardin luminescent, où ils avaient échangé leur premier baiser, orné de milliers d'anémones, avec à son centre la superbe Fontaine aux Hipoccampes.

• Et si je demandais ta main le jour de mes dix-huit ans ? lança le futur souverain d'une voix profonde.

Ursula sursauta, une vague d'émotions lui bloquant la gorge.

• Une fois devenue mon épouse, tu vivras avec moi ici, pourras m'accompagner lors des déplacements officiels, et nous ne serons plus jamais séparés ! déclara Triton, un sourire déterminé sur les lèvres, lui carressant le bras.

La guérisseuse fondit en larmes. Son bien-aimé était prêt à l'épouser. Elle serait la mère de ses enfants, elle serait reine, gouvernerait à ses côtés !

Mais avant ce mariage, il fallait qu'elle lui dise la vérité.

Elle prit son courage à deux mains et d'une traite, lui avoua que les rumeurs disaient vrai, qu'elle avait ensorcelé les quatre mégères, qu'elle leur avait emprunté certaines de leurs qualités.

• Mais tu m'aurais aimé quand même n'est-ce pas ? Si je leur rends leur apparence et leur personnalité, tu me pardonneras, n'est-ce pas ? supplia-t-elle, presque à genoux.

Triton se figea. Une veine enflait au fur et à mesure sur sa tempe. Sa respiration fut saccadée, ses mains tremblèrent. Puis, il explosa de colère :

• Savais-tu que Pereinophe et Aegalia avaient tenté de mettre fin à leurs jours ? Elles ont grandi à mes côtés, mon sang coule dans leurs veines ! Te rends-tu compte de la vie qu'elles mènent aujourd'hui ? Elles ne sont plus qu'ombre et désespoir !
• Triton, je t'en prie... je ne savais pas...
• Notre amour même est-il véritable ? Non, non, tu m'as ensorcelé !!! Mère disait vrai, elle se méfiait à ton sujet ! Sors de ce château et vite, sors d'ici tout de suite !!! hurla le prince, se prenant le visage dans les mains, lui tournant le dos, tordu de douleur.
• Triton, je t'en prie... Triton mon amour... ne fais pas ça... s'effondra Ursula, essayant par tous les moyens de le ramener à elle.
• Gardes ! Gardes !

La guérisseuse n'eut pas la force de résister quand ceux-ci l'embarquèrent. Elle fut emprisonnée dans une cellule sombre des jours durant. Sans aucune visite. Ni de Triton, ni de son père. Puis, vinrent le jugement et la sentence. Elle devait payer pour ce qu'elle avait fait.

Tout alla très vite. À peine fut-elle libérée de sa cage qu'un jet lumineux s'abattit sur elle.

Ce n'était pas une simple lumière. Un sort lui fut jeté. Elle sentit alors une douleur insupportable parcourir le bas de son corps. Sa queue se divisa en huit parties, se transformant en tentacules abominables. Sa peau prit une couleur bleu putride, son si beau visage s'affaissa lourdement et ses longs cheveux réduits à néant.

Elle était désormais à l'image de sa réputation. Un monstre.

Enfin, elle fut bannie d'Atlantica. Son père, accablé par la honte, ne lui fit pas ses adieux.

Brisée, exilée, Ursula se retrouva abandonnée de tous. Elle voulut se laisser mourir, mais ses deux fidèles murènes l'en empêchèrent un nombre incalculable de fois. Sans compter son collier qui la maintenait en vie, aussi monstrueuse et anéantie qu'elle était.

P.S : Ce n'est pas fini pour Ursula, rendez-vous bientôt dans le chapitre suivant ;) !