chapitre 12

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Je reprends mon rythme quotidien au Centre. Duncan m’a demandé de réfléchir sur la meilleure façon de récupérer les plans du bouclier. Ce sont les seules données non accessibles via nos serveurs. Le bouclier fait l’objet d’un serveur dédié, installé dans une pièce a priori sécurisée. Mais personne n’en sait plus, m’explique Walter.

Je me familiarise avec le trajet pour aller à cette pièce, repère les rondes des gardes de nuit. Avec le rythme de travail des personnes du Centre, personne ne s’étonne que ma plage horaire s’étende maintenant de 20 heures à 8 heures du matin.

Pour la troisième fois, je me retrouve à l’hippodrome. Jessica par l’intermédiaire de Rebecca et du papier glissé sous l’oreiller m’a donné rendez-vous, mais cette fois-ci près du champ de courses, et non dans les gradins.

Elle est déjà là lorsque j’arrive. Mais elle n’est pas seule, un homme, habillé d’une grande cape se tient prêt d’elle. Je n’ai pas besoin de le voir à visage découvert pour le reconnaître parmi la foule. Oncle Sirius.

-  Comment vas-tu, Aura, me dit-il en se penchant vers moi, mais sans
m’approcher.

-  Oncle Sirius. Que fais-tu ici ? Il rigole.

- Tu crois que je suis rouillée, incapable d’action ? Moi aussi, figure-

toi, je reviens de temps en temps dans ce monde de fou. Jessica nous coupe.

-  Aura, il faut qu’on accède rapidement aux plans du bouclier. Nos
scientifiques ont pris trop de retard. Ils seront incapables d’élaborer eux-mêmes un bouclier protecteur de radiations en si peu de temps. Nous ne serons pas prêts avant Storm II.

-  Il faut qu’on puisse accéder au serveur contenant les plans, insiste Sirius. On a réfléchi à la question. Le meilleur moment, d’après ce que tu nous as dit, c’est entre deux et cinq heures du matin. Il faut se procurer un pass pour avoir accès à la pièce où ils sont disposés. Bien sur, on ne peut prendre le tien, dit-il en me regardant. Mais on aura besoin de toi pour nous guider dans le dédale du Centre. Car même en apprenant les plans par cœur, rien ne remplace le terrain.
Sirius s’arrête, puis me prend par les épaules.

- Aura, tu n’es pas obligée d’accepter. Les risques sont énormes. Et je

ne veux pas avoir à affronter les foudres d’Adam et d’Askyn s’il t’arrive quelque chose, ajoute-t-il en souriant. Adam était fou quand je suis parti vous rejoindre. Donc tu peux refuser, et ...

Je l’arrête net en secouant la tête et le repousse, en partie vexée qu’il puisse croire que je me dérobe au dernier moment.
- Je me suis engagée, j’irais jusqu’au bout. Je ne comprends même pas

pourquoi tu me poses la question.

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Un sourire se dessine sur les lèvres de Jessica en regardant Sirius.
- Tu vois, Sirius, je te l’avais dit. C’est bien la fille d’Ilexia. Et ta nièce,

ajoute-t-elle en me faisant un clin d’œil. Sirius grimace à son tour.

-  Bien, alors continuons. Nous porterons sur nous un appareil qui
brouillera notre image sur les caméras. Ensuite, le pass. D’après nos renseignements, et ce que tu nous as dit, on sait qu’il n’y a aucune protection particulière pour l’accès à la salle. S’il n’y a rien, c’est que le serveur est surveillé par des têtes chercheuses.

-  Le serveur ensuite, dit Jessica. Son accès est-il protégé ou non ? Impossible d’avoir la réponse à cette question. On part donc du postulat que le Commandement a estimé que les têtes chercheuses garantissent une protection suffisante au serveur. De toutes les façons, on n’a plus le temps d’attendre si on veut que nos ingénieurs disposent d’un temps suffisant pour construire au moins un bouclier.

-  Dernier point, ajoute Sirius, échapper aux patrouilles. Aura, quand nous pénétrerons dans la pièce, tu resteras à l’entrée pour faire le gué et nous prévenir si une patrouille approche.
Les chevaux passent en trombe devant nous. Les gens hurlent.
- Je pense qu’on a fait le tour des points essentiels, dit Sirius. Reste juste à savoir comment récupérer un pass pour entrer dans la
chambre forte.
Je réfléchis. Comment récupérer un pass, sans que la personne ne s’aperçoive de sa disparition, du moins le temps de notre intervention ?

-  En fait, c’est simple, dis-je. Les ingénieurs avec qui je travaille sont
des fêtards invétérés. Le soir, ils se retrouvent dans les bars de la ville. Il suffit de prendre un de leur pass pendant qu’ils sont attablés à boire, ils n’y verront que du feu. Je sais par exemple que mon responsable le place toujours dans la poche externe droite de son blouson.

-  Excellente idée, dit Jessica. A quoi pourrais-je le reconnaitre ?

-  Le plus simple, c’est que je les accompagne moi-même, et je me mettrais à côté de Walter. Ensuite je viendrais vous rejoindre. Je
prétexterai un mal de tête pour les quitter.

-  C’est parfait donc, renchérit Sirius. Il faut qu’on agisse le plus
rapidement possible. Aura, tu te sens d’attaque pour demain ?
Je lui réponds en hochant la tête. Je ne vais pas lui avouer que j’aurais bien aimé avoir un peu plus de temps pour me préparer, du moins dans ma tête.
Nous nous quittons et je donne rendez-vous à Jessica à l’Astrobale le lendemain vers minuit, heure à laquelle j’amènerai mon groupe d’ingénieurs. Avant de partir, Sirius me prend discrètement la main et m’y glisse un papier plié en quatre.
J’attends d’être revenue au Manoir pour voir ce que c’est. J’ouvre.
« Aura. Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. Sois prudente et ne joue pas aux héros ».

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Je m’assois sur mon lit. Je mets le papier sur ma poitrine et je ferme les yeux. J’ai l’impression qu’il s’est écoulé tellement de temps depuis mon départ du ranch. Que se passera-t-il si demain nous échouons et sommes pris ? Il ne faut surtout pas penser à ça. J’imagine Tiffany en train de me dire de positiver. Elle a raison. Je visionne le ranch. Les chevaux. Le lac. Adam. Mon corps se détend. Je m’endors en mettant le papier sous mon oreiller.

Je me réveille le lendemain. C’est peut-être la dernière fois que je me réveille dans cette chambre. Arrêtes, dis-je, positive les choses ! Les plans du bouclier vont sauver des milliers de vies. Contrairement à mes craintes, mon sommeil a été plutôt serein. Je devrais mettre plus souvent en pratique les conseils de Tiffany.

Avant de quitter la pièce, je veux néanmoins m’assurer de ne laisser rien de compromettant derrière moi si jamais cela tournait mal. Je conserve la lettre d’Adam sur moi. Le transmetteur ! Je regarde le boitier qui tient dans ma main. Où le cacher ?

La solution s’impose naturellement à moi. Rebecca. Personne ne pensera à aller le chercher dans sa chambre. Je descends aux cuisines. Rebecca est comme à son habitude dans son fauteuil. Personne en vue.
- Rebecca, dis-je en m’agenouillant devant elle, je peux te laisser un

objet que personne ne doit trouver s’il m’arrivait malheur ?
Rebecca semble émerger de son monde et me fixe.
- Ma poulette, me répond-elle en me prenant le visage dans ses vielles

mains toutes ridées. N’oublie pas que tu sens les choses. Fies-toi à ton instinct. Quand tout te semblera perdu, il pourra te sauver. La technique, c’est bien beau. Mais rien de remplacera l’intuition humaine. Tu comprends ?

Je secoue la tête.
- Non, mais ce n’est plus grave maintenant. Je n’ai plus le temps de

penser à ça. Rebecca, je place un transmetteur dans ta poche. Tu pourras le cacher dans ta chambre ? Personne ne pensera à aller le chercher là-bas.

Elle me prend la main
- N’ais crainte, petite, personne ne le trouvera. Je lui dépose un baiser sur le front.

J’arrive au Centre. J’essaie de paraitre la plus normale possible dans mon comportement, mais j’ai l’impression que tout le monde me regarde. J’ai du mal à avaler quoi que ce soit de la journée. La soirée arrive. J’invite toute la troupe à aller boire un verre comme à notre habitude à l’Astrolabe.

Difficile de ne pas nous remarquer. Je suis assise à côté de Walter, et je lui tiens le bras en rigolant. Soudain, une femme le bouscule, s’excuse, puis s’éloigne. Jessica. Ça y est, elle a pris son pass.
J’ai du mal à tenir une heure de plus avec eux tellement mes nerfs sont à fleur de peau. Puis, je prétexte tomber de sommeil, et je les quitte. Je m’arrange avec le barman pour que leurs verres restent remplis toute

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la nuit. Ils sont tous déjà passablement éméchés, peu de risque qu’ils retournent ensuite travailler au Centre.
Je suis sur le point de sortir de ce lieu infesté d’effluves d’alcool lorsque quelqu’un m’attrape par le bras, et sans savoir comment, je me retrouve assise sur les genoux de la personne en question. Je m’apprête à lui envoyer mon poing en travers la figure, mais je m’arrête net lorsque je me retrouve face à Markus.

-  Oh bébé, je t’ai connue moins sauvage que ça, me dit-il en essayant de me serrer contre lui.

-  Markus, mais lâche-moi, lui dis-je en le repoussant. Que fais-tu, ici ? Ses magnifiques yeux verts sont vitreux, il a du boire plus que de raison.

- Tu oublies que je suis en dernière année, ma poulette. Nous avons le

droit de sortir de cette maudite prison.
Il enfouit son visage dans mes cheveux en inspirant très fort. Je l’attrape par ses cheveux et je lui tire la tête en arrière de toutes mes forces.
- Mais arrêtes, laisse-moi, je dois retourner dormir chez mon grand-

père.
Son beau visage bronzé grimace. Cette fois-ci c’est lui qui me repousse, et je manque de tomber à la renverse.
- Ah oui, j’oubliais à qui j’ai affaire. La petite fille de Kynes Carthag. Je

ne suis pas assez bien pour elle.
Je me redresse tant bien que mal et essaie de me recoiffer. A ses mots, je m’arrête.
- Mais tu es complètement fou, Markus, tu as trop bu.
Il continue sur sa lancée, sans écouter ce que je viens de dire.
- Je ne suis que le fils du sous-fifre, marmonne-t-il. C’est pour ça que

tu m’as laissé tomber.
Je sens la colère monter en moi.
- Espèce de crétin, je ne suis pas restée avec toi car tu es incapable de

résister à la première jolie fille qui passe. De toutes les façons, ce

n’est pas le moment de discuter de ça ici, tu as trop bu.
Il tend le bras pour essayer à nouveau de m’attraper, mais je m’enfuis en courant.

Jessica et Sirius m’attendent à l’entrée du Centre. Ils ne m’ont pas vue, et discutent ensemble. Ils sont tous les deux habillés en tenue sombre. Les vêtements noirs soulignent leurs corps musclés tout en finesse. Soudain, je vois Sirius s’approcher de Jessica en la prenant par la taille, passer avec tendresse sa main sur son visage, puis l’embrasser. D’instinct, je me cache derrière le mur où je suis. Ce n’est pas possible. Non content d’avoir caché à Askyn l’existence de sa mère, mon oncle est également son amant. Mon cœur bat la chamade. Pas de peur, mais de surprise et de rage contenue. Mon oncle a toujours connu Jessica, élevée avec ma mère. Il n’avait que quelques années de plus qu’elles. Il a surement agi en grand-frère protecteur lorsqu’il l’a aidée à disparaitre dans la nature. Et leur relation a ensuite surement pris un autre tournant. C’est pour cela que Jessica m’a dit nous avoir vu grandir Askyn et moi. Sirius devait régulièrement venir la voir et la tenir au courant de notre progression. Je les regarde à nouveau. Ils forment un

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très beau couple, mon oncle avec ses cheveux blonds et elle avec ses cheveux de jais. Sirius maintient toujours Jessica contre lui et lui murmure quelque chose, penché à l’oreille. Elle a fermé les yeux et a placé sa main droite dans ses cheveux. Malgré le recul qu’ils m’inspirent, je dois reconnaitre qu’il émane de leur couple une affection palpable. Peut-être Sirius lui donne-t-il ses derniers conseils ou lui fait son dernier adieu au cas où les choses tourneraient mal? Jessica acquiesce en bougeant la tête, ouvre à nouveau les yeux puis semble se séparer à regrets de lui. C’est bon maintenant je peux quitter ma cachette. Et mettre absolument de côté ce que je viens de découvrir. Une chose à la fois. L’objectif maintenant, c’est de récupérer les plans du bouclier. Rien ne doit détourner mon attention de ça.

Mon oncle me sourit en me voyant arriver, mais je sens qu’il est tendu. Il me tend un petit appareil que je mets dans ma poche. Le brouilleur de caméra. Et un second objet. Un pistolet laser.
- C’est bon, on a le pass, dit Jessica. Alors voilà comment on procède.

Aura, tu ouvres le chemin pour nous amener devant la salle. Sirius et moi, on y pénètre, on charge les données. Toi tu surveilles les alentours. Et après on file. Aura, tu rentres ensuite directement au Manoir. Tout est clair ?

Je fais oui de la tête. Je n’ose pas lui demander ce qu’on doit faire si les choses ne se passent pas comme prévues. C’est trop tard.

Nous longeons les bâtiments. Je les fais passer par l’arrière du Centre. Tout est calme. Il fait nuit noire. Ça y est, nous sommes devant le bâtiment de la chambre forte. Je passe la carte de Walter. J’arrête de respirer. La porte s’ouvre. Parfait. Je suis étonnée. Je ne tremble pas, je suis concentrée. L’adrénaline, sans doute. Nous longeons les couloirs. Personne. C’est ce que j’avais prévu, le tour de garde se déroule à cette heure-ci dans le bâtiment opposé au nôtre. Nous arrivons enfin devant la pièce contenant le serveur. Je prends une grande inspiration. Sirius et Jessica se placent de chaque côté de la porte. Ils regardent tous les deux leurs bracelets. Ils se concentrent sur leur respiration. C’est impressionnant de les voir agir ainsi. On les devine entrainés à ce genre d’exercice. Comme s’ils avaient fait cela toute leur vie. Sirius lève un pouce pour me dire qu’il est prêt. 10 secondes après, Jessica effectue le même geste. J’insère le pass dans la porte. Elle s’ouvre. Ils s’engouffrent dans la pièce et Jessica la referme doucement.

Je m’installe devant la porte et j’essaie de me concentrer sur les bruits. Toujours rien. Les minutes passent, mais ressemblent à des heures. Mon cœur bat la chamade. Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire. Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire. Tout à coup, je sens quelque chose. Ou plutôt j’entends. Le bruit de la porte du bâtiment par où nous sommes passés vient de faire écho. Quelqu’un vient d’entrer dans le bâtiment. Je dois avertir Jessica et Sirius. Mais mon cœur bat trop fort pour entrer dans la pièce. Si j’entre, je vais attirer les têtes chercheuses. Je ferme les yeux. Souviens-toi Aura, tes oiseaux. Un, deux, trois, quatre,

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cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire. Je regarde mon bracelet. 95. Les bruits de pas s’approchent. Tes oiseaux Aura, dis leur bonjour, ils sont inoffensifs. Je prends une inspiration la plus calme possible et j’ouvre doucement la porte. Instantanément, je reconnais la salle que je m’étais imaginée lors de ma séance d’hypnose avec Duncan. Comment est-ce possible? Je n’avais jamais pénétré cette pièce auparavant. Ce moment d’arrêt va malheureusement nous perdre.

- La porte, chuchote Jessica.
Toute à ma surprise, j’ai oublié de fermer la porte derrière moi ! Trop tard, les têtes chercheuses se sont engouffrées dans la brèche et filent surement vers la patrouille.
- Zut, souffle Jessica.
Je suis atterrée. Par ma faute, c’est fichu, nous sommes repérés.

-  Sirius, dit Jessica, c’est trop tard, il faut partir.

-  Attends, une dernière tentative, j’y suis presque.
Je vois Sirius tapoter à toute allure sur le clavier du serveur. Un mot de passe ! Le serveur est protégé par un mot de passe.
Soudain, un écran tridimentionnel surgit et les fichiers défilent à toute allure dessus.

- Ça y est, c’est bon, hurle Sirius
Dehors, j’entends des cris et le bruit des lasers des têtes chercheuses. Elles sont en train d’attaquer la patrouille. J’entends les gardes répliquer.
Jessica tire Sirius par la manche

-  Sirius, on s’en va.

-  Non, je reste. Vous, faites diversion !

-  Tu es complètement cinglé, lui hurle Jessica pour couvrir les bruits
des lasers qu’on entend se rapprocher Elle m’attrape par le bras.

-  Aura, on y va. Je vais essayer de tenter une diversion.

-  Mais Sirius ?

-  Il se débrouille. On va essayer de lui faire gagner du temps.
Elle m’entraine hors de la salle, referme la porte et me saisit le bras.

- Aura, tu t’en vas.
Je me dégage de son emprise.
- Non, je reste.
Jessica me plaque contre le mur.
- Aura, tu es notre seule source proche du Commandement. Si tu es

prise, on n’a plus rien. Et on n’aura plus qu’à attendre Storm II pour

nous détruire. C’est ça que tu veux ?
Je ne réponds pas.
- Alors ta mission, continue Jessica, c’est de sauver ta peau sans te

faire prendre. Tu comprends ?
Je hoche la tête en silence. Jessica me sourit.
- Parfait. Alors je vais essayer de les retenir le plus longtemps

possible, et tu retournes chez tes grands parents. Elle part, puis se retourne.
- Bonne chance, et on compte sur toi.
Et elle s’élance vers la patrouille.

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Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire. Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire. Je me faufile dans le dédale des couloirs du bâtiment. J’entends des bruits de laser au loin. Je prends le couloir de droite et je me retrouve nez à nez avec une tête chercheuse. Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire. Je sors doucement mon pistolet laser. Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire. Je m’écarte d’elle. Elle ne bouge plus. Je lève mon laser et je lui tire dessus. Elle explose. Je reprends ma course, le bruit va sans doute attirer les gardes. J’espère ne plus tomber sur ces bestioles car là c’est sur, je suis morte. Mon cœur s’emballe comme jamais. Je m’arrête. A droite ou à gauche ? Je ferme les yeux. Rebecca. Elle m’a dit de suivre mon instinct. Je prends une grande inspiration. A droite. Je cours dans le couloir. Bien m’en a pris, j’ai juste le temps de bifurquer et j’entends le bruit de course de la garde juste derrière. Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire.

La porte. Une porte de sortie juste devant moi. Je me précipite vers elle. Ça y est, je suis dehors. Je cache mon laser sous mon blouson. Je dois quitter le Centre. Marche normalement. Tu viens de passer la nuit à travailler et tu rentres te coucher. Mon brouilleur de caméra. Je le jette dans un buisson, ainsi que mon arme. Je reprends ma marche. Ne va pas trop vite. Je vois un groupe d’ingénieurs quitter les lieux en rigolant. Apparemment, l’alarme n’a pas encore été donnée dans les autres bâtiments. Je me joins à eux, quand nous voyons Quinn Devris accourir vers le bâtiment. Il nous regarde, semble vouloir nous arrêter, mais son transmetteur vibre. Il décroche, puis reprend sa course vers le bâtiment où se trouve le serveur.

Ça y est, je suis sortie du Centre. Mon corps tremble de partout.

* **

Je me suis faufilée le plus discrètement possible au Manoir, et me suis glissée directement dans mon lit. Une heure après, j’ai entendu du bruit en bas, des voix, de la lumière dehors, les grilles, puis plus rien.

Impossible de fermer l’œil du reste de la nuit. Au mieux, je somnole. J’ai peur de retourner au Centre, mais si je ne le fais pas, je risque d’attirer l’attention.

Je prends une douche brulante. Je reste sous l’eau pendant de longues minutes. A défaut de me détendre complètement, je reprends quelques forces.

Au Centre, tout le monde est presque arrivé. Chacun travaille sur son serveur comme d’habitude. Walter n’est pas à son poste. Je me plonge dans mes calculs, sans oser regarder autour de moi. Si je ne fais pas de

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pause, cela va paraître suspect. Je pars me chercher une boisson. Un petit groupe discute entre eux. Je tends l’oreille. A part les potins habituels, les évènements de la nuit ne sont pas évoqués. Le Commandement ne laisse rien filtrer.

Walter revient à son poste. Il m’explique qu’apparemment, quelqu’un lui a dérobé son pass hier soir, et s’en est servi pour essayer de pénétrer dans le Centre. Il a été interrogé, mais on l’a laissé repartir rapidement, car lui-même s’était présenté spontanément à l’accueil en arrivant ce matin quand il s’était rendu compte que son badge n’était plus dans sa poche.

L’après-midi se déroule tranquillement. Rien à noter de particulier. Je suis sur des charbons ardents. Jessica et Sirius ont-ils réussi à s’échapper ? Je reprends un peu espoir. Je pars à mon cours de pilotage. Je suis complètement ailleurs. Peter le sent, j’ai le droit à quelques réflexions sur les poches sous mes yeux, et les bienfaits du sommeil sur notre corps.

Soudain, à la fin du cours, alors que nous nous apprêtons à quitter le hangar, je vois quatre militaires pénétrer l’enceinte. Je me raidis instantanément. Peter me regarde. Il a compris que quelque chose n’allait pas. Il va au-devant du petit groupe en nous ordonnant de quitter les lieux.

-  Chers Messieurs, que me vaut cet honneur ?

-  Monsieur, ce n’est pas pour vous. On nous a chargé de venir
chercher l’aspirante Ix et de l’amener sans délai dans les locaux du
Commandement.

-  Messieurs, mademoiselle Ix est sous la responsabilité du Collège, et
je suis ici son représentant. Elle n’ira donc nulle part.

-  Monsieur, nous sommes désolés, mais nous avons des ordres très
précis. Nous devons l’amener immédiatement au Commandement.

-  J’imagine que Kynes Carthag est au courant.

-  Je ne peux absolument pas vous répondre, Monsieur.
Je respire pour ne pas me sentir mal. Si je fais un malaise, c’en est fini de moi. Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire. Peter prend mon blouson, s’approche de moi et pose la main sur mon épaule. La chaleur de sa main se diffuse en moi. Je devine qu’il tente de me rassurer comme il peut.

- Dans ce cas, je viens avec elle, dit-il en m’aidant à m’habiller. Je lui souris et essaie de me détendre.

Le trajet est silencieux dans la voiture. Apparemment les militaires ne savent rien. Peter me prend la main et me murmure à l’oreille « Je ne sais pas ce qui se passe, mais il faut que vous vous détendiez Aura. A vous voir, on a l’impression désagréable que vous avez fait quelque chose de mal ». Je lui serre la main en guise de réponse et je ferme les yeux. Tiffany. Le ranch, le lac, Bucéphale, Caramel, Askyn. Je passe en boucle ces images dans ma tête.

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Nous arrivons au Commandement Suprême. Peter refuse de me quitter. On nous introduit dans une pièce. Nous n’attendons pas longtemps. Balthus fait son apparition.
- Mademoiselle Ix. Je vois que vous êtes toujours en galante

compagnie
Peter hausse les sourcils.
- Balthus, vos militaires interviennent en plein cours pour venir

chercher mon élève avec des airs de coupeurs de gorges. Vous comprendrez bien que je n’allais pas laisser partir ma plus brillante pilote de cette façon. Elle a été interpellée alors qu’elle était au Collège, donc elle est sous notre juridiction. Nous avons notre propre police interne s’il s’avère que l’aspirante Ix a effectué quelque chose de répréhensible. Donc je ne bougerai pas tant qu’on ne m’expliquera pas ce qui se passe.

Balthus s’assoit en face de nous.
- Très bien. Restez si vous le souhaitez.
Il consulte un ensemble de notes qu’il pose devant lui et me dit :
- Mademoiselle Ix, vous vous êtes rendue hier soir en compagnie d’un

petit groupe d’ingénieurs du Centre à l’Astrolabe vers minuit. Est-ce

bien exact ?
Je reprends mon souffle, essaie de paraître la plus normale possible.
- Oui tout à fait.
Balthus regarde à nouveau ses notes et reprend.
- Vos camarades nous ont dit qu’au bout d’une heure environ, vous

leur avez dit être fatiguée, et que vous les avez quittés. Je sens que je suis en train de perdre mon assurance.

-  Oui, je murmure

-  Pardon ? me dit Balthus, je n’ai pas entendu.

-  Oui, dis-je en haussant la voix.

-  Très bien. Puis-je savoir où vous vous êtes ensuite rendue ?
Ça y est, les soupçons pèsent sur moi. Que vais-je pouvoir leur dire ? De toutes façons, c’est fichu, autant me résigner.

- Mademoiselle Ix ? insiste Balthus
Mon cerveau réfléchit à toute vitesse. Je peux dire que j’étais avec Markus, que je suis repartie avec lui. Lui ne se souviendra de rien. Mais l’Astrolabe était plein. Les personnes présentes pourront dire m’avoir vu le repousser et partir seule. Tant pis, c’est ma seule chance. Et peut- être au final n’est-ce qu’un contrôle de routine, et que ni Jessica ni Sirius ont été pris.
J’allais ouvrir la bouche pour répondre quand Peter me devance.
- Mademoiselle Ix était avec moi.
Je le regarde avec de grands yeux. Peter continue.
- Mais vous vous en doutiez bien, Balthus, vous nous avez vus

ensemble dans le jardin l’autre soir. C’est son grand-père qui vous envoie ? C’est dommage d’utiliser la force publique pour des raisons personnelles, je ne peux que le déplorer. D’autant que Mademoiselle Ix à l’âge d’agir comme bon lui semble sur ce plan là.

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Balthus me regarde. Je rougis malgré moi, mais pour une fois la trahison de mon corps ne me dessert pas. Je baisse la tête et je réponds « C’est vrai ».
- Très bien, me dit Balthus en se levant. Vous allez peut-être être

surprise Aura, dit-il en me fixant, mais votre réponse va soulager votre grand-père. Votre oncle Sirius a été capturé cette nuit en train d’essayer de dérober les plans du bouclier anti radiations. Comme vous êtes en stage au Centre, on a tout de suite pensé à des complicités internes, dont la vôtre. Bien que votre grand-père nous ait assuré de votre soutien inconditionnel au Commandement, et que la fouille de votre chambre au Manoir n’ait rien donné ce matin. Mais nous voulions nous en assurer par nous-même.

Il ouvre la porte.
- Vous êtes libre, Mademoiselle Ix. Je vous laisse expliquer à votre

grand père les détails de votre vie sentimentale. Mais effectivement, cela ne concerne pas le Commandement.

Peter me prend par le bras et nous sortons du bâtiment. Il me glisse à l’oreille.
- Ma chère Aura, maintenant que notre liaison vient d’être officialisée

auprès du Commandement, vous allez devoir m’expliquer dans quel pétrin vous vous êtes fichue.

* **

Peter a eu pitié de moi. Il a accepté de me laisser repartir au Manoir pour me reposer, mais m’a fait promettre de le rejoindre à l’Astrolabe le soir.

Ma grand-mère est dans tous ses états. Elle m’explique qu’en fin de nuit, un militaire est venu chercher mon grand-père pour lui dire que sa présence était requise au Commandement, car on avait cherché à dérober des plans importants. C’était donc les bruits entendus après mon retour au Manoir. Mon grand père l’avait appelée en fin de matinée pour la prévenir de la mise aux arrêts de Sirius, et lui demander de laisser accéder les militaires à ma chambre car on me soupçonnait d’avoir aidé mon oncle. Heureusement, ils n’avaient rien trouvé. J’essaie de me renseigner auprès d’elle afin de savoir si d’autres personnes ont été arrêtées, mais grand-mère n’en sait pas plus. Elle semble soulagée de me voir de retour au Manoir.

Je brûle d’envie d’aller chercher mon transmetteur chez Rebecca, mais il est plus prudent d’attendre que les soupçons pesant sur moi soient définitivement levés. Je monte dans ma chambre, m’allonge sur mon lit et m’endors instantanément malgré la pression.

Lorsque je me réveille, c’est le début de soirée. Ma grande sieste m’a fait du bien. Je suis un peu plus calme. La douche me réveille. Après

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l’Astrolabe, j’irais au Centre. Continuer à faire comme si de rien n’était, et laisser la vie reprendre son cours normal .

Peter m’attend au même endroit que la dernière fois. Pour une fois, il a abandonné toute ironie dans son regard.
- Comment allez-vous ? Mieux que tout à l’heure ?
Je hoche la tête

- Merci d’avoir été là, et surtout de m’avoir sauvé des geôles du Commandement.

Il sourit.
- Je m’en serais voulu de me priver de votre joli minois pour ces

sbires insupportables. Mais maintenant ma réputation ruinée pour

sauver votre peau, il faut tout me raconter.
Je décide de ne rien lui cacher. La venue de Balthus au Palais il y a presque un an pour nous expliquer la venue de Storm II, l’existence d’une vraie société en Territoires Irradiés, le vol des données dans le bureau de mon grand-père le soir où il m’a surprise dans le jardin, et enfin notre tentative de récupérer les plans du bouclier, afin que la zone irradiée puisse se protéger lors du passage de la tempêté.
Lorsque j’ai fini, il reste plusieurs secondes sans rien dire.
- Bon, je comprends maintenant beaucoup de choses, dont cette

volonté soudaine et rapide du Commandement de construire tous ces vaisseaux. Comme l’existence de la vie de l’autre côté. Je m’en doutais, mais au final, il faut croire que la propagande du Commandement est efficace, puisque je ne me suis jamais posé plus de questions.

Il me regarde intensément, puis reprend.
- Aura, vous êtes une fille bien. Cependant, si je peux vous donner un

conseil de vieux briscard que je suis, tout n’est jamais tout blanc, tout n’est jamais tout noir. Ou si vous préférez il n’y a pas d’un côté les méchants, et de l’autre les gentils. Ça serait malheureusement trop simple. Je comprends vos motivations très nobles. Mais attention à ne pas vous faire manipuler. Car il serait étonnant, d’après ce que vous m’avez décrit, que de l’autre côté ces gens soient restés inactifs toutes ces années. Ils ont survécu seuls à Storm. A mon avis, ils sont dans une configuration autre que les habitants de notre Mégalopole, qui ne pensent qu’au côté festif de la vie. Ce qui est d’ailleurs, entre nous, savamment entretenu par le Commandement Suprême. Aucun souci d’opposition à craindre de ce côté là.

Il s’arrête, boit une gorgée du verre devant lui.
- Vous avez vraiment un réel potentiel pour le pilotage. Ne négligez

pas cet atout, et continuez à apprendre, même lorsque je ne serais

plus là.
Je le regarde avec étonnement.
- Ah, mademoiselle Ix, vous êtes bien naïve. J’ai peut-être sauvé votre

peau, mais votre grand-père va réclamer la mienne. Et là mes talents de pilote ne me sauveront plus pour le Collège. Mais ne vous inquiétez pas, dit-il avec un sourire en coin, je suis trop précieux

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pour le Commandement avec ce qui se prépare. Ils vont surement me réaffecter à un poste à responsabilité quelconque, car ils savent très bien qu’ils ne peuvent se passer de moi.

Je ne sais pas quoi dire. Il m’a sauvé du Commandement, et c’est lui qui va maintenant en payer les conséquences.
Il doit lire dans mes pensées, car il me prend la main pour me rassurer. - Et arrêtez de culpabiliser. Il n’y a plus de place pour de tels

sentiments maintenant que vous avez choisi votre camp. Quand on entre en guerre, il faut parfois faire des choix difficiles, et mettre son ressenti de côté. N’oubliez jamais ça.

Je le quitte avec une drôle de sensation.

J’arrive au Centre. Tout est calme. Je m’installe à mon poste et commence à travailler. D’une certaine façon, cela me soulage, car cela m’empêche de penser.
Quinn Devris apparaît soudain devant moi. Je sursaute.

- Mademoiselle Ix, je vous ai fait peur ? Désolé, ce n’était pas mon intention. Cela ne vous dérangerait pas de venir avec moi prendre l’air dehors quelques minutes ?

Je hoche la tête, et le suis.
La nuit est noire, il fait doux, tout est calme. Nous nous asseyons sur un des bancs en face du bâtiment. Il sort une cigarette, m’en propose une, que je refuse. Il l’allume, puis rejette un grand nuage de fumée devant lui.
- Voyez-vous, dit-il, je m’interroge souvent sur le sens de l’existence,

et les hasards de la vie qui font que vous êtes nés du bon coté du bouclier, en Territoires Sains et non Irradiés. Et je pense aussi à tous ces gens que nous allons abandonner à la deuxième tempête, une seconde fois à leur triste sort, alors que nous avons les moyens de les aider ne serait-ce qu’un peu, avec nos boucliers.

Je ne lui réponds pas. Je ne suis pas censée savoir que Storm II est imminente. Et lui n’est pas autorisé à en parler. Je tends l’oreille.
Il fait tomber la cendre de sa cigarette, puis la porte à nouveau à sa bouche, et souffle à nouveau en regardant la fumée monter dans le ciel

- Savez- vous que j’ai un frère ? Ou plutôt j’avais. Car celui-ci a été détecté par le Commandement, soi-disant ayant reçu des radiations. Je m’interroge dans quelle mesure ces histoires de radiations par ricochet ne sont pas une pure invention du Commandement, histoire d’entretenir la peur dans la population. Car scientifiquement, cela tient difficilement la route, mais personne ne s’est réellement posé la question. Mon frère a été retiré à mes parents, qui ne s’en sont jamais remis. Je me suis toujours demandé ce qu’il était devenu. Je suis un peu lâche, j’aurai pu partir à sa recherche plus tard, mais je ne l’ai pas fait. Et mes parents ont rapidement abandonné cette idée, car j’étais là, et ils ne voulaient pas me laisser. Et ils ont refusé de prendre le risque de m’emmener dans un autre lieu dont on ne savait pas grand chose. Et vous savez, ce qui est le pire dans cette triste histoire ? C’est que nous étions jumeaux, mon frère et moi. Alors pourquoi lui ?

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Il fait une pause, regardant sa cigarette.
- C’est pour cela que je suis devenu scientifique. Bien sur, je n’ai pu

intégrer votre prestigieux établissement, mais heureusement, le niveau des enseignements est très bon ailleurs, sinon la société imaginée par le Commandement Suprême ne tiendrait pas si on devait juste compter sur votre fichue élite.

Il se décide enfin à me regarder.
- Je ne suis pas stupide, Mademoiselle Ix, je sais très bien ce que vous

faisiez ici la nuit dernière ici. Mais ne vous inquiétez pas, ajoute-t-il en me voyant commencer à trembler, je n’ai absolument rien dit à ces tristes sires. Je vous admire plutôt, vous si jeune, qui faites ce que j’aurais du faire depuis des années, et au péril de votre vie. Car c’est pour eux que vous vouliez récupérer ces fichus plans ?

Je hoche la tête en silence.
- Eh bien les voici.
Et je sens qu’il me laisse tomber quelque chose dans ma poche.
- Tâchez d’en faire bon usage, et j’espère que mon frère pourra en

profiter.
Il écrase sa cigarette sous son pied et repart au Centre.

Les plans du bouclier. Ça y est, nous les avons récupérés.

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