chapitre 11

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Lorsque je quitte le Palais au matin, Askyn est déjà parti en patrouille. Tant mieux. Je me voyais difficilement l’affronter en lui dissimulant la vérité découverte la veille. Je n’ai jamais été douée pour cacher mes sentiments. Encore moins à mes proches. Une nouvelle chose à apprendre.

J’essaie de me reposer pendant le voyage de retour. Simon est présent comme à son habitude pour me ramener au Manoir.

Ma grand-mère m’attend sur le perron. Elle semble ravie de me recevoir chez eux pendant mon stage au Centre. Non pas que je sois particulièrement enchantée de devoir supporter ma grand mère et ses jacasseries pendant cette période, mais au moins je serai convenablement nourrie, et je pourrai surtout conserver une liberté d’action le soir, ce qui est impossible au Collège.

J’ai bien réfléchi pendant le voyage. Je me suis rendue compte que je ne connaissais pas grand-chose de ma mère. Certaines familles vivent et s’enferment dans le souvenir de leurs disparus, la mienne, ou ce qu’il en reste, est aux antipodes de cette réaction. Au Palais, c’est comme si tout a été effacé jusqu’à faire oublier son existence. Après, je peux comprendre la réaction de mon père. On m’a toujours dit qu’il était fou de ma mère, et ce dès leur rencontre. Shirin m’a avoué qu’il avait complètement changé avec sa disparition. Lui si ouvert auparavant s’était replié sur lui-même. Ma mère est un sujet tabou. Seule Shirin en parle librement, « ta mère aurait fait-ci », « ta mère aurait fait ça », « tu ressembles à ta mère ». Mais à chaque tentative d’aborder le sujet avec mon père, celui-ci s’est toujours refermé comme une huitre. La situation est pire avec Sirius. Et comme ma vie et mes souvenirs ont réellement débuté après sa disparition, il est très difficile de m’en faire une représentation conforme à la réalité.

Au final, comme seule source fiable d’informations, il me reste ma grand-mère, bavarde impénitente devant l’éternel. Autant commencer de suite, elle m’a dit m’attendre pour prendre le thé.

Ma grand-mère est très en forme, elle fait le tour des derniers potins du gratin de la Mégalopole. J’en profite pour rebondir sur le sujet.

-  Grand-mère, ma mère t’accompagnait à ces soirées ?

-  Bien sur ma chérie. Elle y rencontrait d’ailleurs un succès
incroyable. Elle était très jolie, très spirituelle. N’en parle jamais à ton grand-père, mais son plus grand regret est de ne pas l’avoir envoyée au Collège comme ton oncle. Moi, je pense qu’elle s’y serait fanée, elle n’aurait pas supporté l’idée d’être enfermée. Et puis elle est rapidement tombée sous le charme de ton père, alors camarade de promotion de ton oncle. C’est d’ailleurs lui qui lui a présenté ton père lors d’une de ses sorties du week-end.

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Puis avec un air de reproche.
- Ton père était vraiment quelqu’un de brillant, promis à un bel

avenir. Je n’ai jamais compris pourquoi il a choisi d’aller s’enterrer

là-bas.
Elle s’arrête, puis reprend.
- Enfin, si je pense savoir pourquoi. Je me suis toujours demandée la

part d’influence de ta mère dans ce choix. Enorme je pense. Ton père perdait tout rationnel avec ta mère. Comme tous les hommes d’ailleurs. J’imagine qu’Ilexia trouvait chevaleresque d’aller au secours de ces populations marginalisées vivant presque en dehors de la civilisation. Et lui l’a suivi comme un idiot qu’il était. Le pauvre, ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu, mais il a été anéanti quand elle a disparu. Tu sais, dit-elle en me regardant, je ne suis pas si superficielle que j’en ai l’air. J’ai voulu te recueillir ici, car ton père ne semblait pas avoir la force de t’élever tout seul, du moins dans les premiers temps. Il a toujours refusé de te laisser partir. Heureusement que Shirin était là. Nous avions confiance en elle. D’ailleurs, tu ne le sais peut-être pas, mais elle nous faisait des comptes rendus réguliers. Sans elle, ton grand père se serait débrouillé pour se voir confier ta garde.

Je profite de l’évocation de Shirin pour faire dévier la conversation sur la mère d’Askyn.
- Et la fille de Shirin ? Il paraît qu’elle était aussi proche de maman

que moi je le suis d’Askyn.
A l’évocation d’Askyn, ma grand-mère fait la moue. Elle n’a jamais apprécié notre proximité, non pas que cela soit lié à la personnalité d’Askyn, mais plutôt à la peur d’une mésalliance dans la famille.

-  Jessica ? Oui bien sur elles étaient proches, elles ont été élevées
ensemble, bien sur pas au même étage, me répond-elle avec son air
pincé. Mais Jessica était ici la seule personne de l’âge de ta mère.

-  Et comment était-elle ?

-  Jessica ? Le contraire de Shirin. Peut-être intelligente, mais rebelle,
toujours en lutte contre le système. Avec une influence néfaste sur ta mère. J’ai été désolée pour Shirin quand j’ai appris sa disparition. Mais, ajoute-t-elle avec un brin d’ironie dans la voix, si ma foi elle est toujours en vie, elle doit leur en faire voir de toutes les couleurs là- bas.
Si tu savais, grand-mère, me dis-je à moi-même.

- Bon, ma chérie, dit-elle en se levant, ce n’est pas le tout de papoter,

mais je dois vaquer à mes obligations. Rappelles toi qu’ici, c’est ta maison, et que tout le monde est à ta disposition.

Je reste dans le salon à méditer les paroles de ma grand-mère, puis je redescends le plateau aux cuisines. Ce n’est pas correct pour une personne de ma condition, cela fait hurler la domesticité, et surtout ma grand-mère, mais j’ai conservé cette habitude du Palais.

- Psiit, psiit...
Je me retourne. La vielle Rebecca me fait signe de son fauteuil sous la véranda. Rebecca ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? C’est elle la

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source d’information précieuse. Même si je ne comprends pas tout ce qu’elle dit. On est en plein après-midi, c’est la pause du personnel. Nous sommes donc seules. Saisissant une chaise, je m’approche d’elle.

-  Rebecca, c’est Aura.

-  Oui oui, petite fille d’Ilexia. Je t’ai reconnue. Je ne vois peut-être plus, mais je reconnais tout le monde ici, même les disparus.
Je prends place à côté d’elle.

-  Rebecca, pourrais-tu me parler de ma mère ?

-  Tu sais, ta mère, elle venait toujours me voir, avant sa disparition.
Elle m’apportait toujours des petits cadeaux. Elle me disait que
personne ne pensait à moi et qu’ils avaient bien tort de me négliger. Je ne comprends rien à son charabia. La vieille femme semble s’assoupir, puis reprend.

- Ta mère... Ta mère, elle avait le don. Je lui ai dit, elle n’a jamais voulu

le croire. C’est dommage. Non pas parce qu’elle avait peur d’être repérée. Ça elle s’en fichait, elle était libre. Elle l’a toujours été, même une fois mariée. C’était la fille du vent.

Cette histoire de don revient toujours en boucle chez elle à l’évocation de ma mère. Je ne tirerais rien de plus sur elle.
Autant changer de sujet.
- Et Jessica, Rebecca ? Tu te souviens de Jessica, la fille de Shirin ? Rebecca fronce les sourcils, puis me dit :

- Pourquoi me poses-tu cette question, jeune-fille ? Bien sur que je me souviens de Jessica ! Elle aussi vient régulièrement me parler. Tout le monde ici me prend pour une vieille folle, surtout quand je leur ai dit qu’elle était toujours vivante. La petite Jessica, elle aussi ne m’a pas oublié. Comme ta mère. Elles étaient unies comme les deux doigts d’une main. Quand elle vient, elle prend le temps de s’occuper de moi, de me demander si je vais bien.

Jessica ! Jessica vient rendre visite en cachette à Rebecca. C’est donc par Rebecca qu’elle a l’accès au Manoir. C’est elle qui a du déposer le message sur mon lit. Mais comment fait-elle ?
Rebecca me fixe de ses yeux blancs.

- Tu te demandes comment elle fait, c’est bien ça ? Arrêtes de prendre cet air ahuri, même si je ne te vois pas. Le Manoir est très ancien, mais tout le monde s’en fiche. C’est une vraie passoire, pour qui veut entrer ou sortir. Mais moi je suis vieille, je suis née ici et je mourrai ici. Le Manoir, c’est ma maison. Même si on m’a reléguée dans ses bas fonds. Eh bien figures-toi que c’est par là qu’elle vient me voir, la petite Jessica. Par cette pièce dont personne ne veut et où on m’a reléguée comme un vieux détritus. Ma chambre.

* **

Simon me dépose au Centre, le laboratoire scientifique du Commandement Suprême. Nous sommes seulement dix à avoir été admis. A l’entrée, la sécurité nous remet un pass afin de pouvoir circuler librement dans les bâtiments, et nous conduit dans une salle de

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réunion, où nous sommes reçus par le responsable du département médical. Je l’ai croisé une fois à une des soirées au Manoir. Un homme très intelligent, paraît-il, mais froid et distant. Une personne qui ne vit que pour son travail. Il ne perd pas de temps en palabres inutiles. Il aborde directement les sujets. Un vrai scientifique. Le Centre travaille prioritairement sur deux dossiers majeurs. La mise au point d’un bouclier protecteur en cas d’éruption solaire, et un sérum protégeant définitivement contre les radiations. Nous travaillerons avec les deux équipes. Il nous donne notre emploi du temps. Je commencerai par travailler avec l’équipe sur le sérum, puis je terminerai par le bouclier.

Nous sommes pris en charge la première journée par le service de la sécurité. Ils nous font visiter tous les bâtiments, nous expliquant les consignes de sécurité à respecter et les zones auxquelles notre badge nous donne accès. Au final, seule une petite partie du bâtiment nécessite une autorisation. C’est celui où l’on travaille sur le bouclier. Seules les personnes sur cette thématique y ont accès. Il me faudra donc patienter.

L’équipe médicale travaillant sur une solution contre les radiations a été récemment reconstituée. Un membre de l’équipe m’a rapidement conté l’historique du département.
Le Centre a mis au point il y a longtemps un sérum permettant de lutter contre les radiations, mais efficace pendant seulement 6 heures. L’objectif de ce sérum était de pouvoir se rendre en zone irradiée sans prendre de risque de contamination. Mais il possède une autre indication détournée, m’explique la personne sur le ton de la confidence : il suffit de s’administrer ce sérum avant un test de radiation pour en fausser le résultat.

Une petite équipe continuait de travailler, avec à sa tête un scientifique un peu étrange, un savant fou, un excentrique, persistant dans la recherche d’un vaccin prévenant des radiations. Personne ne prêtait attention à lui. Jusqu’au jour où il a disparu, emportant toutes les données avec lui. Toute recherche avait définitivement cessé. Jusqu’à récemment, la possibilité d’une éruption prochaine ayant relancé l’activité du département.

Je me forge l’image d’une personne studieuse et sympathique avec les équipes. La confiance absolue de mes responsables dans leurs têtes chercheuses ont pour conséquences des mesures légères en terme de sécurité. A vrai dire qui, au sein des Territoires Sains, chercherait à savoir ce qui se passe vraiment ici ? La propagande a fait son effet, les gens sont satisfaits de la politique du Commandement, et plus personne ne cherche à contester son autorité, la répression féroce il y a une cinquantaine d’année ayant définitivement tué toute velléité de rébellion.

Je capitalise ma présence au Manoir afin de séduire également mon grand père, du moins lorsque je le croise, car il est souvent au

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Commandement. Je n’ai pas réussi à lui faire avouer l’éruption imminente. En revanche, il est très satisfait de la vitesse à laquelle Titan Industries avance. En plus des vaisseaux, ils vont bientôt mettre sur orbite des plateformes géantes. Mais tu verras tout cela quand tu seras en haut, m’assure-t-il.

Les étudiants de ma promotion inscrits au cours de pilotage ont obtenu l’autorisation de poursuivre leur initiation au Collège, malgré notre stage de mise en situation. Je m’entends très bien avec Peter Harrington. Sous ses côtés bad boy beau gosse, c’est un très bon pédagogue. En fait, seul pour lui compte sa passion, piloter, le reste, la politique en premier lieu, ne l’intéresse absolument pas. Il n’a aucun respect pour le système et la hiérarchie, même si parfois, il va un peu trop loin, sachant qu’Halleck, l’héritier de Titan Industries, fait partie de ses élèves. Quant à moi, il prend un malin plaisir à me demander des nouvelles de mon grand-père. Peter pousse délibérément la provocation, juste pour voir jusqu’où il peut aller. C’est un pilote hors pair. C’est sans doute pour cela que le Collège tolère son attitude qui n’aurait, en temps normal, pas eu sa place dans notre institution. Les rumeurs sur sa vie sentimentale vont bon train. Plusieurs de mes camarades l’ont croisé le soir dans des bars à la mode toujours en galante compagnie. D’après les rumeurs, certaines de mes collègues du sexe féminin ont tenté quelques approches, mais apparemment, se sont faites opposer une fin de non recevoir.

Ces parenthèses dans ma vie quotidienne au Centre me permettent de m’évader et de respirer.

Askyn m’a appelé plusieurs fois pour prendre de mes nouvelles. Il a l’air d’être sur un petit nuage. J’imagine qu’il passe ses fins de semaines avec sa dulcinée. Je n’ai pas osé lui demander.
Je n’ai aucune nouvelle d’Adam depuis mon départ. Je préfère ne pas me torturer l’esprit, même si c’est difficile. Le module de communication n’est relié qu’à Duncan et pour l’instant je n’ai que peu de contact avec lui, ayant juste transmis les plans de la sécurité du bâtiment.

Lorsque je me rends au Collège, je file directement à mon cours et je repars aussitôt, de peur de croiser Markus. Même s’il avait présenté notre dernière soirée comme une parenthèse enchantée n’engageant à rien.

Je prétexte des sorties entre amis afin de pouvoir partir en repérage dans la Mégalopole certains soirs, et habituer mes grands parents à ces sorties nocturnes, au cas où une personne du Réseau chercherait à me contacter.

J’attends avec impatience de passer dans le département d’à côté.

* **

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Le département en charge du bouclier de protection contre les radiations grouille. Grouille de personnes, grouille de mouvement, grouille de bruit, grouille de vie. L’urgence est là. Le bouclier, ou plutôt les boucliers, doivent être prêts à temps.

Le responsable du département nous reçoit dans une salle remplie de piles de dossiers prêtes à s’écrouler. Rien à voir avec l’ambiance aseptisé du médical. Les médecins n’ont définitivement pas la même façon de travailler que les ingénieurs.

Quinn Devris dégage une impression de sympathie. Il donne l’impression d’une personne au réveil, les cheveux mal coiffés et la chemise dépassant de son pantalon. Il nous accueille avec un grand sourire.

- Bienvenus à tous, nous sommes ravis de vous recevoir au Centre, partie bouclier. Votre arrivée est la bienvenue, nous croulons sous le travail. Vous allez voir que contrairement à nos collègues les médecins, vous allez beaucoup apprendre, et travailler en autonomie. Nous serons bien sur à votre disposition, mais nous sommes tous débordés, et vous le serez également dès demain.

Il se verse de l’eau dans le verre posé à côté de lui, puis reprend.
- Dans notre département, vous pourrez travailler H 24. Nous avons un tel retard que le Commandement a accepté de nous laisser accès aux locaux à notre guise, le jour comme la nuit, sans aucune coupure. Surtout, notre département est rempli de jeunes gens, travaillant parfois en horaires décalés, et ayant souvent besoin de se changer les idées le soir. Ils ne sont pas aussi disciplinés que vous. Si on voulait les garder, il fallait bien faire des concessions. Au final,

travailler à ce rythme permet d’avoir plus de personnes sur le pont. Il reprend une gorgée d’eau.
- Bon, que vous a-t-on appris sur la situation actuelle dans votre

prestigieux Collège ?
Nous percevons tous la pointe d’ironie dans sa voix. La plupart des personnes travaillant au Centre ne sont pas issues de notre prestigieuse institution. Un de nous risque une réponse.
- Nous nous préparons à une nouvelle éruption ? Les boucliers sont

censés nous protéger ?
Quinn Devris ouvre le projecteur tridimensionnel devant nous. La terre apparaît et dans son axe le soleil.
- Oui, c’est en partie cela. A part que nous n’aurons jamais un bouclier

suffisant pour protéger toute la terre malheureusement, et même pas nos seuls territoires, en bon égoïste que nous sommes. Du moins pas pour l’instant.

Je note bien sa remarque. Au final, il existe dans la Mégalopole des personnes avec la conscience de ne pas être les seuls sur cette Terre. C’est plutôt rassurant.
- Le commandement suprême a donc décidé de construire, ou plutôt

de faire construire, des plateformes et vaisseaux en orbite de la terre, dans l’attente d’un retour potentiel lorsque les effets des

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radiations cesseront, ou si nous trouvons une solution pour nous immuniser. Enfin, dit-il avec un petit sourire, vu l’équipe d’à côté, ce n’est pas demain qu’on risque d’y arriver.

Une fille du groupe lève la main
- Mais qui embarquera ? et qui restera ?
Quinn hausse les épaules
- Miss, je ne suis pas dans le secret du Commandement. Ce qui est sur,

c’est que le Centre continuera de fonctionner, du moins les équipes en charge de maintenir le bouclier sur la Mégalopole. Après, je ne sais pas qui sera autorisé à rester. Ou à partir.

Il désigne l’écran.
- Vous voyez ? Un premier bouclier va couvrir la Mégalopole. En

orbite, des vaisseaux amiraux, et des plateformes. Chacun sera équipé d’un bouclier, afin de les protéger des radiations. Ces vaisseaux seront reliés entre eux et à la Mégalopole par des navettes. Ces navettes sont protégées des radiations par leur revêtement, donc elles ne nécessitent pas de bouclier.

Et, en nous montrant le soleil.
- Il faudra constamment ajuster les boucliers en fonction de la

puissance des éruptions du soleil. Ces boucliers sont les garants de

la vie des passagers des vaisseaux et de la Mégalopole.
Un grand silence se fait.
- Nous avons mis au point la formule de base des boucliers. Reste

juste donc, si je puis parler ainsi, à les adapter en fonction de leur

taille et de l’intensité de l’éruption.
Il nous embrasse tous du regard.
- On a donc besoin de votre aide pour nous aider à calculer la

puissance de ces boucliers, et à les ajuster en fonction de la taille de

la surface à protéger.
Ce Quinn me plait bien. Rien à voir avec nos enseignants, où l’ordre est toujours de mise. C’est un Peter Harrington, mais dans le côté scientifique débordé. Il sait motiver ses troupes.
- Vous travaillez donc comme vous voulez. Du moment que le boulot

est fait. Avec de la musique, en mangeant, la nuit, tout nu, je m’en fiche. Il faut juste avancer si nous voulons pouvoir protéger tout le monde à temps. Notre quartier est équipé de douches et de lits, pour ceux prêts à sacrifier leur vie pour cette noble cause.

Je me risque alors à lever la main.
- Et sait-on ce que signifie ce « à temps » ? Dans un mois, un an, dix

ans ?
Petit sourire en coin de Quinn.

-  En voilà une question pertinente. Bravo mademoiselle ?

-  Ix. Aura Ix

-  En bien mademoiselle Ix, seul un petit groupe chanceux, si on peut
les considérer ainsi, sont au courant. Le Commandement Suprême ne souhaite pas semer la panique dans nos territoires. Donc je ne suis pas habilité à vous répondre. C’est bon, plus de questions, on peut lever le camp ?

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Tout le monde se lève. Quinn appelle une jeune fille, qui vient prendre le relais. Elle nous explique que nous aurons chacun un référent supervisant nos travaux. Le mien s‘appelle Walter, il a un casque vissé sur les oreilles, une bouteille de bière, et un reste de sandwich en face de son écran. Il me fait un signe de la main, sans cesser d’écouter sa musique et les yeux rivés à son écran.

Ce qui est sur, c’est qu’ici, pêcher des informations sera surement plus simple que dans mon département précédent. D’ailleurs la salle dans laquelle je me trouve ne sent pas très bon. Des odeurs de nourriture et d’autres effluves que je me refuse d’identifier. La jeune fille remarque ma grimace. Elle m’explique que Quinn a voulu recruter les meilleurs éléments en informatique et calcul, et qu’on ne trouvait pas cette espèce dans notre Collège. Le Commandement a du se résoudre à être peu regardant sur les méthodes de travail de ces gens là. Mais ce sont les meilleurs, m’assure-t-elle.

Je rentre au Manoir, toute à l’excitation de ma journée. Après un premier épisode infructueux, je vais enfin pouvoir recueillir des informations utiles.
- C’est parfait, me dit Duncan. On est donc d’accord. La priorité, c’est

la récupération des données pour le calcul de Storm II. Et la seconde, c’est récupérer les plans des boucliers. Bravo Aura, je sens que tu vas faire du bon boulot.

Je suis ravie et sur un petit nuage. L’adrénaline me fait pousser des ailes. J’allais couper le transmetteur lorsque Duncan me dit :
- Aura, ne coupe pas. Quelqu’un veut te parler.
Adam apparaît sur l’écran.

- Attends, me dit-il, je m’isole. Mon cœur s’emballe.
- Comment vas-tu ?
J’essaie de lui sourire.

-  C’est bon, je tiens le coup. Heureusement que jusque maintenant j’ai eu les cours de Peter sinon ça aurait été un enfer d’ennui.

-  Peter ? dit-il en levant un sourcil Je décide de le taquiner

- Mais si, tu sais, mon instructeur de pilotage dont toutes les filles

sont folles !
Il ne répond pas. J’éclate de rire.

-  J’ai dit toutes les filles. Mais moi je ne suis pas toutes les filles. Si tu
penses que je craque pour ce genre de personne, tu me connais bien
mal, dis-je avec un petit sourire en coin.

-  Et c’est quoi, ton style ? Je fais mine de réfléchir.

- Un peu distant, parfois même froid. Un peu hautain. D’ailleurs, je me

demande pourquoi la fille chaleureuse et expansive que je suis a

parfois des goûts un peu bizarres. Il sourit.

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- Tu diras à la fille aux goûts un peu bizarres que ce style de garçon est parfaitement adapté à elle.

Il me sourit et prend un air sérieux.

-  Promets moi d’être prudente, et de ne pas agir sans réfléchir. Si tu
ne peux réussir à avoir ces données, ce n’est pas grave, on trouvera
une autre solution. Tu me promets ?

-  Promis.
Il touche l’écran avec ses doigts, comme pour me caresser le visage.

- Tu me manques.
Mon cœur s’accélère. Je réponds d’une petite voix.

-  Moi aussi

-  La prochaine fois, je te préviens, je t’enlève tout le séjour. Tu ne pourras pas voir ton rouquin de chevalier servant.

-  Ce n’est pas grave, dis-je en rigolant. Je pense qu’il a maintenant d’autres centres d’intérêts.
Il termine en me disant.

- Faites attention à vous mademoiselle Et l’écran s’éteint.

* **

Je ne m’étais pas trompée sur ma première impression. L’ambiance est extrêmement sympathique, très jeune, vivante. Mais cela n’empêche en rien de travailler énormément, beaucoup plus que dans le département d’à côté.

Je passe la première semaine à me familiariser avec ces nouveaux appareils et les bases de données à utiliser.
Je passe la seconde semaine à séduire Walter et l’avoir dans la poche au cas où j’en aurais besoin. J’ai repéré qu’il a inscrit tous les codes d’accès des différentes serveurs sur une feuille qu’il a épinglée à côté de lui sur le mur, entre deux photos de son poisson rouge et de la dernière starlette à la mode en tenue légère, et d’autres dessins qu’il me serait impossible d’afficher ainsi au sein du Collège.

Les équipes arrivent en général tard le matin, vont se détendre le soir en ville, reviennent travailler, et quittent généralement leur poste vers quatre heures du matin, voire dorment sur place pour les plus accros, dans les dortoirs mis à notre disposition. Le creux d’activité se situe au final entre quatre heures et sept heures du matin. Je commence donc à me décaler sur ces horaires, c’est là où je serai le plus tranquille pour effectuer mes recherches. Les algorithmes des éruptions solaires sont contenus dans plusieurs serveurs, avec chacun un code d’accès.

Je suis venue à plusieurs reprises travailler lorsque tout le monde a déserté cette partie du Centre afin de pouvoir tranquillement fouiller dans les serveurs. Sauf celui qui m’intéresse, car je n’ai pas les codes d’accès.

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- Ouais c’est normal, me dit Walter, on a été plusieurs à essayer de récupérer les données, mais les vieux ne veulent apparemment pas qu’on y ait accès.

Les « vieux », ce sont les membres du Commandement Suprême. C’est ainsi que les nomment les équipes du département. Coup de chance, le fait d’être une petite fille d’un des « vieux » ne les ont pas gênés, quand les jeunes informaticiens ont vu que j’étais « cooool » et que je les accompagnais avec plaisir dans leurs virées nocturnes, contrairement à mes autres camarades du Collège, beaucoup plus coincés.

Je suis incapable seule de trouver le code, de le cracker, comme ils le disent. J’ai besoin d’eux. Pas le choix. L’argent, ils s’en contrefichent. Seuls les défis impossibles les intéresse. Le piratage du système peut en être un, à moi de les appâter avec ça. J’invite donc mes collègues les plus sensibles à cela, Walter en tête, à une tournée générale en fin de soirée. Je commence à bien connaître tous les bars branchés de la Mégalopole. D’ailleurs j’y ai croisé plusieurs fois Peter. « Attention mademoiselle Ix, vous allez commencer à vous encanailler, ce qui ne serait pas du goût de votre grand-père ». J’avais eu droit à un énorme éclat de rire lorsque je lui avais tourné le dos en lui faisant la moue.

Nous faisons des pieds et des mains afin de trouver une table au fond de l’Astrolabe, un des bars les plus en vogue de la Mégalopole. Walter commande une tournée de cocktails pour tout le monde. Difficile pour moi de demander un jus de fruits. Je ferai semblant de boire, et j’échangerai ensuite mon verre avec celui bientôt vide de mon voisin.

- Bon, Aura a une idée, pour faire la nique aux vieux, dont son grand- père fait partie, dit-il en me regardant et en faisant un clin d’œil.

Je leur explique vouloir pirater les données du serveur contenant les algorithmes de Storm.
- Ouais, répond un des ingénieurs, on a déjà voulu essayer. C’est pas

difficile de cracker le mot de passe. C’est ensuite le souci du téléchargement, car c’est là qu’on se fera tracer. Et là, on n’a pas trouvé de solution idéale. Et eux ils rigolent pas, il ne s’agit donc pas de se faire choper.

Walter se fend d’un grand sourire en me regardant
- J’ai bien réfléchi à ce problème, on l’avait déjà évoqué, c’est pour

cela qu’on ne l’avait pas fait. Mais la solution à notre question est là,

devant nous, dit-il en me désignant du doigt.
Je m’attendais à tout, sauf à ça. Comment pourrais-je leur être qu’une utilité quelconque dans ce projet ?

-  Qu’est-ce que tu veux dire ? demande l’ingénieur qui avait parlé.

-  Réfléchissez un peu, appuie Walter. Qui est cette charmante
demoiselle devant nous ?

-  J’ai gagné, c’est Aura, répond mon voisin, déjà passablement
éméché, alors que je ne lui ai pas encore donné mon verre à boire.

-  Oui, mais Aura qui ?
Un grand blanc, puis mon autre voisin éclate de rire, et tape dans l’épaule de Walter

- Ça y est j’ai compris ! Oh ça va être bon, on va bien tous les avoir, et

sous leur nez cette fois-ci .
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Walter lève son verre et dit - Sus aux vieux !
Et tout le monde reprend
- Sus aux vieux !

Je les regarde tous d’un air interrogatif. Walter dit à mon voisin :
- Explique lui à la poulette, elle a pas compris.
Mon voisin me lance son haleine alcoolisée en plein dans le visage.
- Ben ouais, t’es la petite fille d’un des vieux et tu vis chez lui. Donc

nous on va te cracker le code, on va te le donner, et tu vas aller télécharger les données dans le bureau de ton papy. Ils n’y verront que du feu là-bas, la demande émanant d’un des membres du Commandement.

Et me tapant dans le dos.
- Tu vas les avoir tes données, ma poulette ! Et nous on va réussir un

de nos meilleurs coups grâce à toi !

* **

Je rentre directement au Manoir après la soirée. Inutile de retourner travailler cette nuit, j’ai maintenant la solution à mon problème. Je regagne discrètement ma chambre et regarde l’heure. Une heure du matin ici, mais c’est la soirée là-bas. Je contacte Duncan et lui explique la façon dont je vais récupérer les données, la seule possible.

Je dois trouver le meilleur moment de la journée ou de la nuit pour télécharger ces données. Un jour où mon grand père est absent du Manoir ? Non, une personne peut remarquer le téléchargement alors que Kynes est au Commandement. Ça ne peut-être que lorsque mon grand père est en dehors de là-bas. Donc soit la nuit, soit éventuellement un soir où ils sont de sortie. Je finis par trouver le sommeil, mais celui-ci est peuplé de têtes chercheuses me criant « Aura, Aura » avec la voix de Jessica.

Je me lève tard le lendemain. J’allais partir au Centre lorsque le transmetteur s’allume. En général c’est moi qui les contacte, et pas eux. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine quand Adam apparaît à l’écran.

-  Adam, pourquoi m’appelles-tu ? dis-je bêtement. Où est Duncan ?

-  Je refuse que tu fasses cela, me dit-il, c’est trop dangereux. Si tu te fais prendre, petite-fille ou pas, il n’y aura aucun traitement de faveur, et tu le sais très bien.
Je me demande de quoi il parle avant de réaliser que Duncan lui a surement parlé de mon appel d’hier soir. Je soupire.

-  Tu ne crois pas que j’y ai pensé ? Mais j’ai retourné la question dans
tous les sens et c’est la seule solution. Duncan a du te dire que mes collègues avaient essayé avant moi, mais se heurtaient à la question du lieu du téléchargement. Au final, c’est une chance pour nous que j’habite actuellement au Manoir.

-  Je t’interdis de le faire.

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Adam semble furieux. Sa réaction n’est pas pour me déplaire. Il s’inquiète, donc il tient à moi.

-  Et qu’en disent Duncan ou Sirius ?

-  On s’en fiche de ce qu’ils pensent. Là, il y a trop de risques.
Je fais une pause, puis je reprends.

-  Ecoutes, c’est très gentil de t’inquiéter. Mais il n’y a vraiment pas
d’autres solutions. Vraiment. Moi aussi, j’ai peur. Mais je veux enfin savoir si Storm II aura bien lieu. Elle me gâche la vie depuis presque un an. Donc il est temps qu’on sache enfin ce qui nous attend. Je suis vraiment désolée.

-  Aura, je ne veux...
Je coupe le transmetteur. Mon corps tremble. Ce n’est déjà pas facile, mais si Adam s’y met... Je dois arrêter de penser à lui et me consacrer pleinement à ma prochaine mission. Sinon je n’y arriverais pas.
J’arrive au Centre. Il y a déjà du monde sur les postes de travail. Je fais un signe de tête à Walter pour lui dire bonjour et je m’installe au mien. Au bout d’une heure, Walter se lève, passe devant moi, et laisse tomber un morceau de papier sur mon clavier. Le code du serveur. Je le prends discrètement et le mets dans ma poche.

-  Déjà ?

-  Qu’est-ce que tu crois ? Toi tu es partie te coucher, nous on est
revenu bosser. Ça a été facile, une vraie partie de plaisir.
Oui, pour eux. Mais maintenant, c’est à moi de trouver l’accès au bureau de mon grand père. Et malheureusement, je ne suis pas certaine de m’amuser autant qu’eux à ce petit jeu. Ma première séance d’hypnose me revient en mémoire. Mon subconscient avait visualisé le lieu. Une hypnose prémonitoire ? Cela est-il possible ?
L’occasion ne tarde pas à se présenter. Ma grand-mère m’annonce donner une réception au Manoir dans trois jours. Ma présence est requise, ma grand-mère veut m’exhiber à toute sa petite société.

- Bien sur, me dit-elle, je vais t’offrir une tenue de soirée convenable,

car tu n’as rien de correct à te mettre.
Je lui fais comprendre la difficulté pour moi d’aller choisir une robe en ville, avec mon emploi du temps chargé.
- Ne t’inquiètes pas, me dit-elle, je m’occupe de tout.

C’est l’occasion rêvée. Mon grand-père sera au Manoir, mais tout à ses invités. Et le personnel occupé à servir. Le bureau de mon grand-père se trouve à l’opposé du grand salon, et donne sur le jardin. Je devrais être tranquille.

Le jour venu, j’effectue plusieurs fois mes exercices de respiration et m’entraine à faire descendre mes pulsations cardiaques au cas où je me trouverais face à une tête chercheuse. Mais je n’y crois pas beaucoup. Ce serait trop dangereux de faire trainer ces petites bêtes dans le Manoir avec tous les invités présents.

125

La femme de chambre de ma grand-mère me coiffe et me maquille. Je me regarde dans le miroir de pied et j’ai du mal à me reconnaître. Je n’ai jamais porté d’intérêt à mon apparence physique. J’ai passé mon enfance à la campagne, avec Askyn pour seul réel compagnon. Je n’avais pas de mère pour m’aider à prendre réellement conscience de ma féminité. Et je suis partie à 11 ans au Collège, dans un univers strict et masculin. La femme de chambre a fait friser mes cheveux avec un fer, les a remonté en laissant ma nuque dégagée puis a laissé retomber quelques mèches maintenant bouclées autour de mon visage. Elle y a installé une parure de perles prêtée par ma grand-mère, et a accroché un collier à mon cou. La robe or, aux fines bretelles et au décolleté généreux, renvoie à la couleur de mes yeux. Sous la lumière, mes cheveux renvoient des reflets roux brillant de mille feux. La femme de chambre de ma grand-mère parait ravie de la robe choisie, en m’assurant que le résultat plaira à mes grands-parents. Un petit sac, dont l’objet est de placer la clé de téléchargement, agrémente ma tenue.

Je me repose un peu avant l’arrivée des invités. Je m’apprête à descendre lorsque le transmetteur vibre. J’hésite, puis je décide de ne pas prendre la communication. Si c’est Adam, il va essayer de me dissuader d’agir, et ce n’est vraiment pas le moment pour moi de flancher.

Ma grand mère a mis les petits plats dans les grands. Elle a invité une bonne centaine de personnes, et je la soupçonne de vouloir me présenter officiellement à tout ce qui compte dans la Mégalopole, d’où le choix de la robe. Mon grand père m’accueille en bas de l’escalier avec un regard flatteur. Il ne le montre pas, mais je sens qu’il est fier de sa petite fille. Ma grand mère arrive et m’entraine pour me présenter à tout ce beau monde.

Au bout de trois heures de piétinements et de sourires, j’ai les pieds en compote et mal à la mâchoire. C’est le moment de m’éclipser pour me rendre au bureau. Je me retire le plus discrètement possible. Le brouhaha des invités s’atténue peu à peu. Mes oreilles sifflent à cause du bruit dans lequel j’ai évolué ces dernières heures et qui contraste maintenant avec le silence. Les portes grandes ouvertes sur le jardin font entrer dans le Manoir la chaleur de la nuit et les odeurs entêtantes des fleurs. Personne autour. J’enlève mes chaussures et les fourre dans mon sac. Je tourne la poignée du bureau. Il n’est pas fermé. Mon cœur bat la chamade. Je sors le bracelet de mon sac et l’accroche à mon poignet. Je suis à 110. C’est beaucoup trop. Un, deux, trois, quatre, cinq j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq j’expire. Je regarde le bracelet. 100. Un, deux, trois, quatre, cinq j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq j’expire. 95. Zut. Je ferme les yeux. Les têtes chercheuses sont des oiseaux, je n’ai rien à craindre d’eux. 90. C’est bon, j’entre, et je referme la porte derrière moi.

126

Il fait très sombre. J’attends un peu afin d’habituer mes yeux à l’obscurité. Je regarde autour de moi. Je bouge un bras dans l’air. Rien ne volète dans la pièce. C’est bon de ce côté là.
Je me dirige vers le bureau de mon grand-père. Son terminal est allumé, il ne le ferme jamais. Mes mains sont moites et tremblent. Je cherche l’accès au serveur du Centre. C’est bon, je l’ai, le serveur me demande le code d’accès. J’essaie de prendre le bout de papier avec le code dans mon sac, mais je tremble tellement que je fais tout tomber. Mon sac, mes chaussures, le papier, la clé pour y mettre les données. Je ne bouge plus, je suis tétanisée. J’attends. Aucun bruit. Je ramasse mes affaires en tremblant et j’entre le code. Et si ça ne marchait pas ? Un, deux, trois, quatre, cinq j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq j’expire. C’est bon, les fichiers défilent sous mes yeux. Ça a marché! J’insère la clé de téléchargement. Les secondes me semblent des minutes et les minutes des heures. Mes mains sont moites. Ça y est, c’est fini. Je reprends la clé, la mets dans mon sac et m’apprête à sortir, quand tout à coup j’entends du bruit dans le couloir. Des pas. Quelqu’un vient.

Je me jette sous la table, celle de la simulation sous hypnose, et fait retomber la nappe tout autour de moi. J’entends les battements de mon cœur tellement il bat fort. Un, deux, trois, quatre, cinq j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq j’expire. Un, deux, trois, quatre, cinq j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq j’expire. La porte s’ouvre en grand et j’entends crier « le chat, le chat ». Rebecca !

Elle avance dans le bureau avec sa canne, la pose sur le bureau de mon grand-père et les papiers posés sur le dessus volent dans la pièce. « Le chat, le chat ». Elle hurle presque. Je perçois soudain des pas précipités dans le couloir, puis la voix de mon grand-père. Il entre dans la pièce en ouvrant la porte en grand, allume la lumière.

- Qui a pénétré ici ?
J’entends Rebecca continuer de crier « le chat, le chat ». Je devine le garde du corps de mon grand-père accourir. Mon grand-père le rassure.

-  C’est bon Denis, ce n’est que cette vieille folle de Rebecca. C’est elle
qui a déclenché l’alarme quand elle est entrée dans le bureau.

-  Rebecca, lui crie-t-il pour qu’elle entende, le chat n’est pas là, tu
peux aller te coucher, il est tard maintenant.

-  C’est un sacripan, répond-elle à mon grand père, il aime toujours
aller se cacher là où on n’a pas le droit d’aller.

-  Tu as raison, je ne comprends pas pourquoi on a laissé mon bureau
ouvert avec la réception juste à côté. Denis, vous pouvez descendre Rebecca aux cuisines, et fermez en partant. Je dois rejoindre mes invités.
J’entends mon grand père quitter la pièce. Denis prend doucement Rebecca par le bras, puis éteint la lumière. J’entends une clé tourner dans la serrure. Je suis enfermée dans le bureau de mon grand père.
* **

127

J’attends de ne plus entendre aucun bruit pour sortir de dessous la table. Je tourne doucement la poignée de la porte. Impossible de l’ouvrir, je suis bien enfermée dans le bureau de mon grand-père.
Je regarde autour de moi. La fenêtre. Dieu merci, elle s’ouvre. Je regarde. Il n’y a qu’un mètre entre son rebord et le sol du jardin. De toutes les façons, je n’ai pas trop le choix. J’ouvre la fenêtre en escaladant le rebord. Satanée robe, celle-ci me gène dans mes mouvements. Je la remonte comme je peux pour escalader le rebord, puis je me laisse glisser de l’autre côté. J’essaie tant bien que mal de refermer la fenêtre. Tant pis, je ne peux pas faire mieux.

J’avance pour regagner discrètement le Manoir, quand je vois une lumière rouge briller dans le noir, et j’entends un grand éclat de rire. Je m’arrête, complètement paralysée. Je reconnais ce rire. Et d’un coup, dans un halo crée par la cigarette sur laquelle il est en train d’aspirer, je vois Peter Harrington.

- Eh bien mademoiselle Ix, je vois que vous ne vous ennuyez pas lors des soirées de votre grand père. Moi qui pensais vous trouver bien sagement au côté de celui-ci, je vous attrape en train de vous enfuir par la fenêtre en catimini à moitié habillée et les cheveux dans tous les sens.

Je m’approche de lui, les pieds dans l’herbe. Je dois effectivement ressembler à la description faite par Peter. Les pieds nus, les cheveux en bataille, une des bretelles de ma robe a glissé sur mon épaule droite. Il me regarde de pied et me dit :

- Et alors c’était bien ? L’heureux élu s’est lui aussi enfui quand on vous a surpris ?

Quelques secondes se passent avant de comprendre l’insinuation de mon instructeur. C’est plus fort que moi, je deviens rouge comme une tomate et commence à bafouiller.

-  Mais que faites-vous là ?

-  Vous n’avez pas regardé la liste des invités ? J’imagine que non, sinon vous ne me poseriez pas cette question. Votre grand père m’a convié à sa soirée car il souhaitait me présenter aux officiers en charge des vaisseaux amiraux. Mais je ne vous ai pas vue. Et vous imaginez que je me suis vite ennuyé avec tous ces vieux ronds de cuir, donc j’ai pensé qu’aller faire un tour dans le jardin était une riche idée.
Il me lance un regard flatteur.

- Et je ne regrette pas du tout de m’être isolé, le spectacle y est

charmant, et je ne pensais pas trouver ma plus brillante élève dans

une tenue si affriolante.
Je commence à reprendre mes esprits. Je le fixe droit dans les yeux.
- Ce n’est pas du tout ce que vous croyez.
Il me sourit avec un air ironique
- Non, non, aucun besoin de vous justifier, il n’y a aucun mal à se faire

plaisir. Moi qui vous imaginait coincée sur ce plan là, je suis ravi de m’être trompé sur votre compte.

128

Il s’approche de moi et remet en place une de mes mèches tombée sur le visage. D’instinct, je lui saisis la main pour l’arrêter. Mon bracelet pour contrôler mes pulsations cardiaques. Il arrête de sourire instantanément et me saisit brutalement le poignet.

- Où avez-vous eu ça ?
C’est le moment choisi par ma grand-mère pour sortir sur le perron, un homme à côté d’elle.
- Aura, où-es tu ?
Je suis paralysée. Je suis à moitié débraillée, sans chaussures, la bretelle de ma robe sur l’épaule, avec mon instructeur pilote me tenant le bras, à moitié collé à moi. Je le regarde avec des yeux suppliants. Il cache le bracelet, parvient à le décrocher et le garde dans sa main.
- Elle est ici, Madame Carthag. Elle me fait visiter le jardin. Ne vous

inquiétez pas, elle termine le tour du propriétaire et je vous la rends. Je risque un œil vers ma grand-mère et la personne à ses côtés. Je manque de défaillir en le reconnaissant. Peter me prend le bras fermement pour m’empêcher de tomber. Cela a pour effet de rendre encore plus compromettante notre situation. La personne en compagnie de ma grand-mère, c’est Balthus. Le père de Feyd. Demain, tout le Collège et le Commandement sera au courant qu’on m’a retrouvée dans le jardin du Manoir en compagnie de Peter Harrington.
- Très bien, Monsieur... Harrington, c’est bien ça, répond-elle d’un ton

très sec. Aura, ne t’attardes pas s’il te plait, tu vas attraper froid

dehors habillée comme tu l’es.
Et je les vois faire demi-tour. Je me dégage de l’emprise de Peter et je cours comme une folle vers l’entrée des domestiques. Je m’arrête devant la porte et je remets mes chaussures. Je passe sous la véranda quand j’entends tout à coup « Psiit, pssiit... »
Rebecca ! Elle est installée comme à son habitude dans son fauteuil, et regarde vers moi.
- Petite Aura, je t’ai bien sauvée la mise tout à l’heure hein. La vieille

Rebecca, ils me prennent tous pour une folle. Mais je sais très bien

ce que je fais.
Je n’ai pas le temps de l’interroger, pas maintenant. J’allais repartir, quand je reviens sur mes pas et m’agenouille près d’elle.
- Rebecca, si on t’interroge pour la fenêtre, peux-tu dire que c’est toi

qui l’a ouverte ?
- Bien sur mon petit, dit-elle en me caressant les cheveux. Ne

t’inquiètes pas, la vieille Rebecca veille sur toi.
Je me relève, et monte dans ma chambre quatre à quatre. J’enlève la clé de mon sac et la cache sous mon matelas. Je me mets devant mon miroir, et essaies d’arranger mon apparence comme je peux. Je me recoiffe tant bien que mal et me remets du rouge à lèvres.
Lorsque je redescends, la foule des invités s’est clairsemée. Balthus est en grande conversation avec mon grand-père. Ils s’interrompent en me voyant arriver.
- Ah Aura, me dit Balthus en s’approchant de moi. Cela ne fait pas si

longtemps que je vous ai vue. Mais entre la petite sauvageonne d’il y

129

a un an, et la jeune fille devant moi aujourd’hui, j’ai l’impression

qu’il s’est écoulé des années.
Je tente de trouver une parade à ses sous entendus.
- Vous savez, entre l’influence de ma grand mère et le rythme du

Collège, j’ai effectivement eu l’impression de vieillir de trois ans en

si peu de temps.
Balthus lève un sourcil, et dit à mon grand-père.
- Effectivement, à ce qu’on m’a dit. Tu sais Kynes que ta petite fille

compte parmi les éléments les plus brillants de sa promotion ?
Bon au moins, un point positif pour moi. Je décide d’en rajouter pour flatter Balthus.

-  Oui, enfin peut-être pas si brillant que Feyd, dis-je avec un grand
sourire. Je pense qu’au classement, il me bat encore de quelques
places.

-  Eh bien ma chère enfant, vous avez encore un peu de temps pour le
battre. Du moins je l’espère, dit-il en regardant mon grand père. Une allusion à Storm II, bien sur.

-  Oui c’est sur, nous avons encore une année entière au Collège avant
de choisir notre poste. J’ai encore le temps de m’améliorer en
sciences pour être aussi brillant que lui.

-  Ou alors en pilotage, répond Balthus avec un sourire en coin.
Je deviens aussi rouge que les rideaux du salon. Heureusement, ma grand-mère arrive à ma rescousse.

- Ma chérie, tu es là ! Balthus t’a-t-il dit que sa charmante femme

donne une réception dans deux semaines pour les 20 ans de Feyd, et

que nous sommes tous invités ? J’imagine que tu es ravie.
Je fais mon plus beau sourire à Balthus.
- Bien sur, Feyd est un des meilleurs camarades qu’on puisse avoir au

Collège.

Les invités quittent peu à peu le Manoir. Je reste aux côtés de grand- mère pour les saluer.
Quand le dernier des invités s’est retiré, ma grand-mère se tourne vers moi.

- Ma petite Aura, je ne suis que ta grand-mère, et tu vas dire que je suis un peu vieux jeu. Je comprends que tu sortes le soir, c’est de ton âge. Mais flirter avec un de ses enseignants, aussi charmant soit-il, tu es encore peut-être un peu jeune pour ça ? Et je ne suis pas sure que cela soit bien vu par la direction du Collège.

Je n’ai pas le courage de discuter avec elle. Je lui dépose un baiser sur la joue.
- Ne t’inquiètes pas pour ça, grand-mère, ce n’est pas du tout ce que

tu crois. Je ne suis pas idiote à ce point. Rassure grand-père s’il te

plait.
Et je monte me coucher. Je file sous la douche brulante. Toute la tension redescend d’un coup. Je refuse de penser. Je gérerais la situation demain. Je me glisse dans mon lit et je regarde mon transmetteur. Ils ont essayé de m’appeler plusieurs fois. Je suis épuisée. Je n’ai pas le courage de leur expliquer de vive voix la soirée. Je leur envoie juste un

130

message pour leur dire que tout va bien. Et je m’écroule de sommeil sur mon lit.

* **

Je me réveille le lendemain matin groggy, comme si j’avais la gueule de bois. A peine sortie de la douche, je vois le transmetteur vibrer. J’attrape une serviette et je prends la communication. Duncan apparaît à l’écran. - Aura, tu vas bien ? Je suis avec Sirius et Adam

Je m’assois sur mon lit, tenant la serviette avec ma main droite pour éviter qu’elle ne tombe.

-  C’est bon, j’ai les données. Ça a été compliqué, mais c’est bon, c’est
fait.

-  Nous avons essayé de te contacter en urgence pour te prévenir qu’il
y avait une alarme dans le bureau de ton grand-père.
C’était donc ça les appels auxquels je n’ai pas répondu. Je réponds sur un ton ironique.

- Oui, figurez-vous que je m’en suis rendue compte. Disons que j’ai

bénéficié, comment pourrais-je dire, d’un concours de circonstances

particulièrement favorable.
Je décide de passer sous silence l’intervention de Rebecca.
- On va t’envoyer quelqu’un récupérer les données, me dit Duncan. Ne

change rien à tes habitudes, continue d’évoluer comme tous les

jours, et on te recontacte très vite.
Et avant de couper, il ajoute.
- On est tous très fiers de toi.
L’écran s’éteint.
Je sors la clé de sous mon matelas. Je la regarde, puis décide de faire une copie. On ne sait jamais.

Il est déjà tard. Je descends aux cuisines chercher de quoi manger. Mon grand père est déjà surement parti et je n’ai aucune envie de voir ma grand mère et affronter ses reproches sur mon escapade nocturne dans le jardin avec Peter. Assise dans son fauteuil sous la véranda, la vieille Rebecca somnole. Comment a-t-elle deviné ? En tous les cas, elle m’a sauvée la mise.

Quand j’arrive au Centre, je sens le regard de Walter. Je lui fais signe en ouvrant les bras que je n’ai rien pu faire.

-  Alors ?

-  Alors rien, impossible d’avoir accès à quoi que ce soit. Mesures de
surveillance partout.
Je ne vais surtout pas prendre le risque de lui communiquer les données, qu’il se dépêcherait d’aller disperser dans la nature.
La matinée, puis le début d’après-midi passent rapidement. Je dois me rendre au Collège pour mon cours de pilotage. Je suis bien tentée de ne pas y assister, mais c’est reculer le problème. Je vais devoir subir les

131

sarcasmes de mes camarades, et surtout les questions de Peter, en possession de mon bracelet.

Heureusement, au Collège, les couloirs sont déserts. Je longe les murs, espérant ne croiser personne de ma connaissance. Je passe devant la salle de cours de Monsieur Hennesy. Une idée me vient d’un coup à l’esprit.

Je toque à la porte. Sans réponse, j’allais repartir, lorsque celle-ci s’ouvre.

-  Aura ? Que faites vous ici, je vous pensais en stage.

-  J’y suis. Mais j’ai une dérogation pour assister à mes cours de
pilotage.
Je l’entends marmonner comme pour lui-même.

- Oui, oui effectivement, il faudra bien trouver quelques bonnes âmes

pour aider à évacuer tout le monde. Puis il semble réaliser que je suis là.

-  Que puis-je pour vous mon petit ?

-  Pourrais-je entrer pour parler avec vous cinq minutes ?

-  Bien sur, bien sur, entrez donc.
La salle n’a pas bougé, les tables vides, et les écrans avec les algorithmes. Je laisse Monsieur Hennessy s’installer à son bureau, et je lui dis, d’une voix basse.

- Vous vous souvenez de notre discussion d’il y a plusieurs mois, sur

les stagiaires du Centre et l’accès à la base de données concernant

les algorithmes des radiations du soleil ?
Il me regarde avec étonnement.
- oui, oui parfaitement.
Je prends une grande inspiration. C’est un risque, mais j’en suis sure, je peux avoir confiance en lui. Après tout, il vouait une sainte admiration à mon oncle, il ne peut me vouloir que du bien.

-  Si jamais je vous disais que par le plus grand des hasards, je suis
rentrée en possession de ces données, est-ce que celles-ci vous
intéressent toujours ?

-  Bien sur !
Je sors de ma poche la clé contenant la copie des données et je la glisse dans sa main. Ses yeux brillent d’excitation.

- Merci ma petite Aura. Je ne me suis pas trompée sur vous, vous êtes

bien la nièce de votre oncle.
Je repars vers la porte, mais je m’arrête et me retourne vers lui.
- Inutile de vous dire d’être prudent, Monsieur Hennesy.
Il sourit.
- Ne vous inquiétez pas, Aura, les apparences ne sont pas toujours ce

qu’elles sont. On me prend ici pour un vieux fou passant sa vie dans ses calculs, et c’est très bien comme ça.

Je file à mon cours de pilotage. Je suis en retard. A mon arrivée, toutes les conversations cessent, les regards de mes camarades convergent vers moi. Halleck a un sourire moqueur sur les lèvres. Il a du se faire un

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malin plaisir à mettre au courant ses camarades de la soirée d’hier soir, via l’entremise de Feyd.
- Mademoiselle Ix, vous qui arrivez en retard, me dit Peter, voulez-

vous bien rappeler à vos camarades la check list du décollage ?
La séance se déroule sans d’autres incidents. Le cours se termine. A mon grand soulagement, Peter ne me demande pas de rester. C’aurait été la dernière des choses à faire, à moins de vouloir alimenter la rumeur qui a du se répandre comme une trainée de poudre dans tout le Collège. A la fin du cours, Peter nous demande de récupérer à la sortie les enveloppes nominatives pour la convocation à notre examen de brevet élémentaire de pilotage.

J’attends Simon dans la cour du Collège, lorsque que quelqu’un me tape sur l’épaule. Je me retourne et fait face à Markus.
- Eh bien ma chère, tout le Collège bruisse de tes exploits

sentimentaux. Je ne te connaissais ce goût du challenge. Réussir là

où beaucoup de tes consoeurs ont essayé et échoué, bravo. Son ton est cassant. C’est le Markus honni que j’ai devant moi.

-  Markus, ce n’est pas du tout ce que tu penses, dis-je en soupirant. Je
ne cherche pas à séduire Peter Harrington.

-  Pourtant, vu les détails croustillants qui circulent, ça semble difficile
à croire.
L’arrivée de Simon me sauve de la confrontation avec mon ex petit ami.

- Markus, je rentre au Manoir. Bonne fin de journée.
Et je lui dépose un baiser sur la joue. Je ne veux pas me brouiller avec lui, je lui suis reconnaissante de son aide, sans lui je ne serai pas en stage au Centre.

J’ouvre l’enveloppe dans la voiture. Elle contient bien ma convocation. Mais également un autre papier sur lequel il est écrit : « Ce soir à l’Astrolabe en début de soirée. N’oubliez pas que j’ai avec moi votre joli bijou ».

Je n’ai effectivement pas trop le choix. Si mon bracelet tombe entre de mauvaises mains, je n’ose imaginer les conséquences.

Je monte me rafraichir dans ma chambre, en disant à Simon de prévenir le personnel de mon absence au diner. Mes grands parents se sont habitués à mes horaires étranges, autant en profiter pour m’en servir de couverture.

Dans ma chambre, je trouve un papier plié en quatre entre mes deux oreillers. « Rendez-vous à l’hippodrome ce soir, rangée 15, siège B ». Je déchire avec rage le papier. Eh bien, la mère d’Askyn, si c’est bien elle, attendra que j’eusse honoré mon premier rendez-vous.

* **

L’Astrolabe est bondé comme à son habitude. Je cherche des yeux Peter. Il est installé dans un recoin. Bien vu, l’endroit est discret.

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- Mademoiselle Ix, me dit-il avec un grand sourire, vous êtes beaucoup moins en beauté qu’hier soir.

Je préfère ne pas relever et aller directement au sujet. Je lui tends la main.
- Mon bracelet.
Il me prend la main, la retourne et y dépose un baiser.

- Ce n’est pas si simple que cela, Mademoiselle. Avant de vous rendre votre joli bijou, je veux savoir qui vous a procuré ce joli instrument et pourquoi.

Je le regarde droit dans les yeux.
- Vous savez très bien que je ne vous dirai rien.
Il soupire
- Aura, je serais muet comme une carpe. Mais là, vous jouez un jeu

dangereux. Le Commandement Suprême ne plaisante pas avec certaines choses, et que vous soyez la petite fille du tout puissant Kynes Carthag ne vous protégera en rien. D’ailleurs, votre propre grand père sera le premier à vous livrer à ces tristes sires.

Je ravale ma salive.
- Oui je sais, dis-je dans un murmure.
- Alors soyez extrêmement prudente jeune-fille. Vous êtes

apparemment au courant de choses dont peu de personnes connaissent l’existence. Si certains mal intentionnés l’apprenaient, je ne donne pas cher de votre peau.

Je le regarde, et je lui réponds dans un souffle.
- Je connais les risques.
Mon cœur s’accélère en prononçant ces mots. Peter soupire
- Bon, j’ai fait mon devoir, je vous ai mise en garde. Tenez, me dit-il en

faisant glisser sa main jusqu’à moi, voici votre joujou. Mais je me demande bien quel charmant jeune homme risquerait en toute connaissance de cause la vie de sa dulcinée ainsi. Même moi je n’aurai jamais exigé un tel sacrifice. Et pourtant des défauts, j’en ai.

Je me lève et mets le bracelet dans ma poche sans un mot. Il secoue la tête.
- Je vous aime bien Mademoiselle Ix. Vous allez devenir une brillante

pilote, ce qui n’est pas donné à tous. Et de surcroit, vous êtes charmante, ajoute-t-il avec son sourire habituel en coin. Alors débrouillez vous pour que je puisse continuer à piloter en votre si agréable compagnie.

J’esquisse un sourire.
- Je vous promets de faire ce que je peux. Et je m’enfuis à mon second rendez-vous.

* **

Il y a foule comme d’habitude à l’hippodrome. Les courses battent leur plein. Je me fraye difficilement un passage en donnant des coudes. C’est vraiment le lieu idéal de la Mégalopole pour passer incognito. Je trouve enfin le siège et je m’y assois.

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Cette fois-ci, pas besoin d’attendre comme la dernière fois. J’entends une voix derrière moi dire sur un ton de reproche « Vous êtes en retard ».
Cela me met hors de moi. J’appréhendais cette rencontre, ne sachant pas qui le Réseau allait m’envoyer. Mais c’est encore Jessica. C’est surement la plus qualifiée pour évoluer dans la ville où elle a grandi et passé son enfance et sa jeunesse. Je me lève. Je ne veux pas rester dans les tribunes, je veux pouvoir la regarder en face.

Je l’entraine vers le terrain de courses, là où des groupes s’agglutinent et crient au bord du terrain pour encourager leurs montures. Personne ne nous remarquera ici. D’autant plus qu’elle porte un grand chapeau. Impossible donc d’être filmée par les caméras de sécurité.

C’est difficile pour moi d’avoir Jessica face à moi. En effet, au même titre que ma mère, elle avait été effacée de ma mémoire. Mais là, mon cerveau semble accepter sa présence et me fait maintenant remonter à la surface des milliers d’images. Jessica nous promenant, moi et Askyn, Jessica me poussant à la balançoire, Jessica avec son rire cristallin. Je n’ai conservé en mémoire que des images de fraicheur et de bonheur. Je murmure en la regardant.

- Jessica
Elle me regarde, étonnée
- Ça y est, tu as fait le lien. Sirius aurait pu me prévenir, dit-elle sur un

ton de reproche.
Je fais un effort pour prendre sur moi-même et me retenir de lui dire ce que je pense de ces années de mensonges
- Il avait bien trop honte de m’avouer avoir caché cela à Askyn toutes

ces années. Il s’est comporté comme un vrai père avec lui quand tu as disparu, et Askyn le considère comme tel. Quand Askyn apprendra ce qu’il en est, il ne lui pardonnera jamais.

Elle ne me répond pas tout de suite. Elle paraît très calme.
- Tu es jeune, Aura. Pleine de fougue comme moi je l’étais. Ou comme

ta mère.
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine à l’évocation de ma mère. Jessica reprend sur un ton dur.
- Mais avec le temps et l’expérience, on se trouve parfois confronté à

des choix difficiles. Tu me juges Aura et j’aurais fait la même chose à ton âge. Et même refusé tout contact avec une femme comme moi, ayant abandonné son enfant. Mais tu comprendras peut-être un jour pourquoi j’ai agi de la sorte. Rien n’est pire pour une mère, ajoute-t- elle en murmurant.

Puis elle me regarde.
- Je ne voulais pas que mon fils paie les conséquences de mes choix.

Son père l’a fait. C’était donc suffisant. J’ai préféré laisser Askyn dans le cocon douillet où il était. Pour qu’il puisse effectuer en temps voulu son propre choix, sans être influencé par personne, et surtout pas par moi.

Je perçois une réelle souffrance dans son discours. Cela me touche. J’essaie d’excuser mon attitude première.

135

- Je pense juste à Askyn. Je ne sais pas comment il va réagir quand il apprendra que tu es toujours vivante. Maintenant qu’il a choisi de rejoindre le Réseau, il est peut-être temps que quelqu’un lui dise la vérité.

Jessica semble perdue dans ses pensées.
- Tu sais Aura, j’ai toujours été proche de vous. Sirius me donnait

régulièrement de vos nouvelles. Je vous ai vu grandir tous les deux,

même si c’était de loin.
Elle fait une pause, puis
- Je voudrais te remercier pour tout ce que tu as été pour mon fils.

Sirius m’a raconté votre complicité. Je suis gênée.

- C’est Shirin qu’il faut remercier. C’est elle qui s’est occupée de nous. Mais la pauvre, dis-je en soupirant, elle, elle ne peut savoir que tu es toujours en vie, ça serait trop dangereux pour elle.

Jessica regarde autour d’elle et a l’air de prendre conscience de ce pourquoi elle est venue.
- As-tu les données sur toi ?
Je lui tends discrètement la clé. Elle la saisit.

-  Tout s’est bien passé? me demande-t-elle. Ton grand père ne soupçonne rien ?

-  J’espère bien que non !

-  Et comment as-tu fait avec le système d’alarme ? J’hésite, puis je lui dis.

- C’est Rébecca qui m’a sauvée. Elle a pénétré dans le bureau pour

faire croire que c’est elle qui l’avait déclenchée. Jessica sourit.

- Cette brave Rebecca. Elle a tout de suite réagi quand je lui ai dit que tu risquais d’avoir des soucis avec l’alarme.

Je regarde Jessica en essayant de comprendre.
- Tu croyais qu’elle avait agi seule ? Quand il n’a pas réussi à te

joindre, Duncan m’a tout de suite appelé en me disant que tu risquais de te faire piéger par l’alarme. Je suis donc partie directement pour le Manoir, et j’ai demandé à Rebecca de t’aider.

Jessica prend congé en me remerciant pour les données et me promet qu’on me contactera à nouveau pour la suite des opérations. Puis elle se fond dans la foule. Je la perds rapidement de vue.


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