Chapitre 2

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13 années plus tard

Slashh ! Le soleil inonde la pièce

- Debout ma belle !
J’entrouvre un œil, puis le referme de suite, éblouie par la lumière embrasant toute la pièce. J’ouvre à nouveau les yeux, et je vois l’ombre de Shirin se découpant derrière la fenêtre baignée de lumière.

Ma si chère Shirin... C’est elle qui m’a aidée à me construire et à avancer toutes ces années. Après avoir élevé ma mère, elle a consacrée son existence à sa fille.

Ma mère.... Je n’ai de souvenirs d’elle que les rares photos que l’on m’a montrée. Shirin m’assure que je lui ressemble....En tous les cas, pas sur la couleur des cheveux, ni des yeux. Autant les reflets d’or des cheveux soyeux de ma mère m’ont toujours évoqué la couleur que revêtent les champs de blé l’été, autant les miens font penser à la couleur des arbres en automne, ou à la crinière du lion, assortis à la couleur de mes yeux alors que ma mère les avaient bleus, presque parmes m’a-t-on dit. Ma tignasse auburn est en harmonie avec ma silhouette élancée et musclée, alors que ma mère m’a toujours fait penser à une poupée fragile. Mais ce ne sont que des sensations, ma mémoire est vide de cette époque, ma vie semble n’avoir commencé qu’à l’âge avancé de six ans, avec le bruit des rotors des hélicoptères.

Je tiens toutes ces précieuses informations de Shirin, au service de notre famille depuis deux générations. Mes grands-parents lui avaient délégué l’éducation de leurs enfants, trop accaparés par leurs nombreuses obligations en tant que gouverneur d’une des provinces les plus importantes au sein des Territoires sains. Shirin avait ensuite suivi ma mère lorsque celle-ci s’était mariée, et tout naturellement s’était occupée de moi dès ma naissance, veillant jalousement sur ma sécurité et mon bien-être.

Shirin a elle-même vécu un drame horrible. Juste après le décès de ma mère, sa propre fille a été victime d’un raid d’irradiés un mois plus tard, alors qu’on croyait ces pratiques révolues. Jessica a disparu, et son compagnon a été retrouvé tué dans la maison. Les deux jeunes parents avaient cependant eu le temps de cacher Askyn, leur fils, au fond d’un placard. En si peu de temps, Shirin a perdu sa fille unique et sa fille de cœur.

Shirin, grâce à l’intervention de mon père, avait réussi à se voir confier son petit-fils, et Askyn a donc été élevé au Palais auprès de sa grand- mère. A l’instar de nos deux mères, nous avons grandi ensemble et nous nous sommes mutuellement soutenus l’un l’autre dans cette épreuve.

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Aksyn se considère comme mon protecteur et mon grand frère, même si au final nous avons presque le même âge.

Shirin veille sur moi et Askyn comme une mère surveille ses chatons, et mon père finit toujours s’en remettre à ses avis, même si au début il n’est pas d’accord avec elle.

-  Shirin, je suis en vacances. Par pitié, laisse-moi profiter de mon lit.

-  C’est impossible, mon poussin. Ton père reçoit une délégation du Commandement Suprême, et il souhaite que tu sois à ses côtés afin
de recevoir leur représentant.
Quelle plaie d’être fille de gouverneur ! Et d’être son unique enfant.
En 150 ans, au vu du chaos régnant, les règles de l’ancien monde appelées « démocratie », et que j’ai apprises au Collège en histoire, ont vite été balayées par un système plus autoritaire. Les premiers gouvernements, instaurés dans l’urgence afin de gérer la situation, ont trouvé plus confortable de placer ensuite leur propre descendance à ces postes de pouvoir. Cependant, ils n’étaient pas inconscients au point de prendre le risque de placer en haut de la hiérarchie des tyrans ou des idiots, fussent-ils issus de leur propre chair, au risque de voir l’édifice s’écrouler. C’est pourquoi à compter de nos onze ans, nous, les enfants de gouverneurs, quittons notre famille pour être formés, ou plutôt formatés, à nos futures obligations dans ce qu’on appelle le Collège. Du moins si nos parents nous portent volontaires. Mais quel père ou mère refuserait à sa progéniture une chance de réussir à s’élever dans la société ? Une sélection féroce s’opère entre nous, et parfois au sein d’une même fratrie. Car, afin d’éviter la main mise d’une même famille sur le pouvoir, un seul enfant peut être désigné à ce rôle. Après notre formation initiale, les meilleurs d’entre nous seront nommés dans les Provinces les plus prestigieuses, les moins bons dans les postes que personne ne souhaite occuper. Telles les Provinces Reculées ou pire, les avant-postes frontières face aux Territoires irradiés, dangereux et instables, et jugés peu propices à une ascension au sein de la hiérarchie politique et au Commandement suprême. Ces postes peuvent également être délibérément choisis par des utopistes, tel mon père, sorti parmi les premiers du classement et jugeant que sa place était auprès de ces populations délaissées par le pouvoir central et non auprès du Commandement suprême. Du moins c’est ce que mon entourage m’a toujours laissé entendre.
Depuis mes onze ans, je poursuis donc mon éducation au Collège. Heureusement, nous avons droit à des répits, et nous pouvons retrouver les nôtres l’été, ou lors de courtes pauses accordées à la fin d’un cycle d’apprentissage.

-  Aura, debout ! La délégation arrive d’une minute à l’autre.

-  Oui, oui, c’est bon je me lève.

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Et voilà ! Je suis en repos et néanmoins obligée de participer à ce que mon père appelle des travaux pratiques. L’exercice du pouvoir en action. Je m’en serais bien passée. De plus, je déteste le représentant du Commandement Suprême, Balthus. Il est complètement à l’image de son fils, Feyd, que j’ai le malheur d’avoir dans ma promotion. Arrogant, suffisant. Balthus est d’autant plus méprisant auprès de mon père qu’il ne comprend pas qu’un homme aussi intelligent et brillant que lui ait pu embrasser une carrière si peu prestigieuse, alors que les meilleurs postes du Commandement Suprême s’ouvraient à lui. Du moins, c’est ainsi que j’analyse la situation. D’ailleurs, mon père est devenu une figure auprès des autres gouverneurs. S’il a choisi de gouverner une province reculée et à l’avenir incertain, c’est néanmoins lui qui tient le mieux ses troupes, et sa façon de gouverner est érigée en modèle par ses pairs, et ce même s’il n’est pas apprécié de tous.

- Ouille !
Les muscles de mon corps se rappellent à mon bon souvenir. Je profite de ces périodes hors du Collège afin de vivre et de profiter du grand air et de tous ces grands espaces inexistants à la Mégalopole, gigantesque cité urbaine fourmillant de milliers d’habitants, entassés les uns les autres dans d’immenses grattes ciels touchant parfois les nuages. Je bénis mon père d’avoir fait fi de tout cela. Ici je peux m’adonner à une passion que ces habitants de la Mégalopole ne peuvent se permettre. Remplir ses poumons d’air pur, galoper en pleine nature et s’abreuver de cette liberté de mouvement impossible dans la cité. Vivre, tout simplement. Mais je n’étais pas monté à cheval depuis plus de trois mois à cause de ce satané Collège, et là, les tiraillements de mes muscles me font cruellement payer ce manque d‘activité.
- Je t’avais pourtant bien dit de ne pas monter aussi longtemps.

Quand on devient adulte, ce n’est plus aussi simple que quand on est enfant, si on n’a rien fait avant, on a mal partout.

Maudit Askyn ! C’est de sa faute tout ça. Le fils de Shirin prend toujours un malin plaisir à se moquer de moi et de ma condition physique à chaque retour du Collège, malgré nos entrainements là-bas parfois intenses. J’ai voulu naturellement lui démontrer être capable de le battre à la course.

C’est un de mes traits de caractère et surement un de mes principaux défauts. Je suis têtue, et cela confine parfois à de l’obstination mal placée. Askyn sait jouer de ça avec moi. Et cela aboutit parfois à des paris absurdes et à notre jeu favori : « es-tu capable de ? ». Le souci est la dérive possible de cet amusement à nos âges avancés, avec des situations de plus en plus périlleuses. Le « es-tu capable de » viser avec des cailloux les casques des gardes lorsque nous étions enfants s’est transformé au fil du temps en « es-tu capable de » chiper leurs sacs, leurs réserves de nourriture à l’adolescence, et récemment «es-tu capable de » te faufiler dans une faille magnétique et de revenir sans que personne ne te voit, maintenant que nous entrons dans l’âge adulte. Car c’est là aussi une de mes activités favorites que ne peuvent

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connaître les provinces regroupées autour du Commandement suprême. Elles n’ont pas de frontières avec les Territoires irradiés.

Au fur et à mesure que le temps passait, il s’est révélé que ces frontières n’étaient pas aussi étanches que s’échine à le faire croire le Commandement Suprême. Par le propre de la nature humaine, c’est-à- dire la curiosité de savoir ce qui se passe de l’autre côté. Par l’attrait de l’interdit. Certes, nous apprenons tous à l’école dès notre plus jeune âge l’histoire de Storm et de ses conséquences. Mais de façon concrète, qu’en est-il vraiment de l’autre côté ? Pour moi, cet attrait est renforcé par la présence de l’oncle Sirius. C’est un secret de polichinelle qu’oncle Sirius disparait parfois des mois entiers en zone irradiée. Qu’y fait-il ? Nul ne le sait, en tous les cas pas moi. Depuis la mort de ma mère, tout ce qui concerne la zone irradiée est un sujet tabou dans mon entourage. Sirius était très proche de sa sœur cadette, et j’ai toujours ressenti de Sirius un sentiment de culpabilité envers sa disparition. Je n’ai jamais su pourquoi. Il y a des choses parfois ancrées comme cela en nous, sans qu’il faille y chercher une logique quelconque.

Je me retrouve face au grand miroir de ma penderie. Sans être petite, je n’ai jamais été très grande. Comme ma mère. Du moins d’après Shirin. J’ai toujours été fine, avec un corps élancé, suite à toutes ces années de pratique physique au grand air. Mes yeux couleur noisettes virent parfois à la couleur or, lorsque, paraît-il, je suis en colère. Ce qui faisait tordre de rire Askyn, quand nous étions enfants, en profitant alors pour me traiter d’irradiée, décuplant ainsi ma furie. A l’instant présent, ça doit être le cas, car mes pupilles brillent dans la grande glace. Comment s’habiller pour aller accueillir cette maudite délégation, me privant d’une partie de mon temps libre ? J’opte pour la tenue la plus simple, le costume du Collège à revêtir lorsque nous recevons dans notre institution une personne d’un rang important. Autant jouer sur l’ego de Balthus.

J’entends soudain un bruit au loin. « Tac-tac-tac-tac-tac ». Mon cœur se déchire et brûle dans ma poitrine. J’essaie d’arrêter les tremblements de mon corps, en prenant une grande inspiration, et en me tenant au fauteuil faisant face à mon lit. Un, deux, trois, quatre, cinq, j’inspire, un, deux, trois, quatre, cinq, j’expire, comme appris avec mon oncle. J’essaie de me reprendre « Quelle idiote tu fais, ce sont juste les hélicoptères de la délégation ». Le bruit des pales induit une peur panique en moi. Je la gère bien sur maintenant. Mais c’est un des souvenirs maudits de ce jour-là...Ce bruit resté associé à la mort de ma mère, malgré les séances de relaxation d’oncle Sirius pour l’en extraire de mon cerveau. Mais rien à faire, c’est ancré au plus profond de moi-même. La solution, évoquée avec mon père, serait peut-être d’apprendre moi-même à piloter ce type d’engin. Soigner le mal par le mal. Je me suis donc promis qu’à la rentrée prochaine, je suivrai les cours de pilotage au Collège. Même si telle activité n’est pas particulièrement recherchée parmi mes

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camarades. L’élite est amenée à se faire servir, et non à faire le chauffeur.

J’ai juste le temps de passer un coup de brosse dans mes cheveux, heureusement raides et mi-longs ne nécessitant pas d’entretien particulier. Puis je file à travers mes appartements pour prendre le grand escalier central débouchant sur la Salle du Conseil.

* **

Je cours si vite que je percute mon père de plein fouet alors qu’il sort de son bureau pour accueillir la délégation du Commandement Suprême.
- Ah, te voilà enfin, s’exclame-t-il, apparemment agacé. Je m’apprêtais

à chercher une excuse à ton absence.
Mon père a parfois du mal à me cerner et m’imagine insouciante des affaires publiques. Si c’est parfois vrai pour les choses de la vie courante, dès qu’il s’agit de politique, il en va autrement. On ne peut fréquenter le Collège sans se rendre compte de l’incidence de certains actes.

Je n’ai pas le temps de répliquer car la délégation s’approche de nous. Je me place rapidement derrière mon gouverneur de père, qui les accueille et les dirige vers la salle du Conseil.
Ils sont au total une petite dizaine. A leur tête Balthus, le représentant du Commandement Suprême pour les provinces. Il a pris la peine de se déplacer lui-même en personne, ça signifie l’importance du message à délivrer.

Balthus m’a toujours déplu. Très grand et très sec, avec un regard perçant, et ses cheveux gris, il me fait penser à un oiseau de proie volant au dessus d’une charogne. Les lois de la génétique étant parfois surprenantes, son fils Feyd, mon camarade de Collège, a hérité, heureusement pour lui, de la beauté ténébreuse de sa mère. Mais si le physique est certes différent, sur le fond, ce sont tous les deux mêmes.

La voix de mon père me ramène à la réalité.
- Balthus, bienvenu. Que me vaut l’honneur de cette visite surprise ? Il

y a bien longtemps que je ne t’ai pas vu dans ces contrées sauvages. Balthus se redresse, lève un sourcil touffu et feint de ne pas avoir entendu la pique lancée par mon père.
- Effectivement, Paul, effectivement. Merci de me recevoir si

rapidement. J’ai des informations importantes à te communiquer. Si

cela ne te dérange pas, pourrions-nous échanger dans ton cabinet ? Et voyant mon père avancer, suivi de son conseiller, il ajoute : « seuls » Mon père s’arrête, surpris. Des échanges sans témoin sont rares, surtout lorsqu’une délégation entière se déplace.
- Mon conseiller peut-il assister à notre entretien ?
Le regard de Balthus se porte sur Altris.
- Est-il assermenté ? demande-t-il

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-  Bien entendu, répond mon père

-  Très bien alors, qu’il vienne
Le Collège forme plus de prétendants aux postes de gouverneurs, que le nombre de postes à pourvoir. A la fin de notre formation d’élite, ceux qui n’auront pas été choisi aux postes de gouverneurs pour diverses raisons, mauvais classement, inaptitude, et surtout absence de réseau,

se voient proposer des postes administratifs au sein du Commandement Suprême, ou, pire, dans les Provinces.

Altris a fréquenté, à l’instar de mon père et moi, le Collège, mais n’a pas obtenu de poste de gouverneur. Jusqu’alors je ne me suis jamais posé la question du pourquoi de cette situation. Je l’ai toujours connu aux côtés de mon père, sans jamais réellement avoir réussi à le cerner. Altris, c’est Altris. Le temps ne semble pas avoir de prise sur lui. C’est quelqu’un de discret, même effacé. Au final, je ne connais absolument rien de lui. A part Markus. Altris a un fils, fréquentant lui aussi le Collège, mais dans l’année supérieure à la mienne. Markus n’a pas été élevé au Palais avec son père, car sa mère n’a pas supporté la vie dans notre province, et le poste subalterne de son ex-époux. Elle est repartie vivre rapidement avec son fils dans la Mégalopole. Je connais cependant bien Markus, car il venait passer un peu de temps avec son père lors des congés d’été. C’est l’antithèse d’Altris, un charmeur né. Beau garçon, beau parleur, des cheveux auburn comme les miens, mais des yeux verts à se damner. D’ailleurs, j’ai succombé un temps à son charme, au grand dam d’Askyn, qui ne l’apprécie pas beaucoup. Il faut dire qu’au Palais, le choix en matière de compagnie masculine pour moi est assez limité. Notre relation n’a pas survécu au retour au Collège, car sortir avec un play boy est assez difficile à vivre au quotidien, la fidélité n’étant pas un des traits de caractère majeur de Markus.

Je m’apprête à les suivre, lorsque Balthus lance à mon père :

-  Non pas elle.

-  C’est ma fille, Aura, elle fréquente le Collège. Balthus le coupe de suite d’un ton sec.

-  Je sais parfaitement qui est cette jeune fille, elle est dans la promotion de Feyd, dit-il en regardant mon père. Mais je suis désolé, bien que le Collège insiste pour que nos enfants puissent participer à nos décisions dans un but d’apprentissage, là c’est impossible, les ordres sont très stricts.

-  Eh bien, soupire mon père, j’imagine que l’information est d’importance alors.
Les trois hommes quittent donc la salle des Requêtes seuls. Quelle est la chose méritant le déplacement en personne de Balthus chez nous et nécessitant un entretien à huit clos ?
Bien sur, cela pique ma curiosité. Un autre vilain défaut, j’aime savoir ce qui se passe autour de moi. Or je connais mon père. Jamais je ne réussirais à lui extorquer, même en prenant ma moue la plus charmeuse, ce que va lui apprendre Balthus. Reste une seule solution : me débrouiller pour les écouter. C’est un peu honteux, mais après tout,

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les enseignants du Collège nous martèlent à longueur de journée qu’il faut suivre les affaires des provinces dont nous sommes issues, afin de nous accoutumer au pouvoir et à la prise de décision.

J’abandonne les hommes de la délégation dans la salle du Conseil, non sans les avoir salués et demandé au majordome de leur apporter des rafraichissements, et je monte quatre à quatre le grand escalier principal pour faire mine de retourner à mes appartements.

Mais là, je bifurque sur la droite et me dirige vers les sous pentes du palais. En effet, le cabinet de mon père est un vaste bureau, avec un plafond très haut. Celui-ci donne directement sur la charpente du bâtiment. J’ouvre la porte doucement, manque d’éternuer au vu de la poussière accumulée au fil des années et qui se soulève par le courant d’air provoqué par la porte.

Cela fait très longtemps que je n’ai pas mis les pieds ici. J’y venais très souvent lorsque j’étais plus jeune, persuadée qu’on me cachait des choses sur la mort de ma mère. J’espionnais ainsi mon père de longues heures perchée sur ma charpente, parfois en compagnie d’Askyn, mais celui-ci s’était vite lassé. En revanche, il n’a jamais trahi mon secret.

Je n’ai rien appris sur ma mère, mais beaucoup sur mon père, sur sa façon de prendre les décisions, d’étudier les dossiers, sans que ce dernier ne se doute de la présence de sa fille au-dessus de lui. Mon entrée au Collège avait mis un terme à cette activité, préférant le grand air lors de mes séjours au Palais à la poutrelle, sur laquelle il m’était arrivé plusieurs fois de m’endormir lorsque j’étais enfant.

Première surprise : je me rends compte que mon corps n’est plus le même qu’il y a une dizaine d’années. Heureusement, je suis fine, la poutre devrait supporter mon poids. A califourchon, je teste. Rien ne bouge pas. Je continue d’avancer en posant mes mains sur le devant et tirant le reste de mon corps. A chaque fois, je déplace un nuage de poussières grisâtres. Je me pince le nez pour me retenir d’éternuer.

En bas, les voix de mon père et de Balthus. Je perçois le bruit d’un détecteur de micro. Cette conversation doit être réellement importante si on s’assure du secret de la conversation. Cette pensée m’arrache un sourire en pensant à la tête de Balthus s’il se savait écouté.

Mais je suis très vite alertée par la voix de mon père.
- Balthus, nos scientifiques sont-ils vraiment surs de ce qu’ils

avancent ?
Je me concentre pour ne pas perdre une miette de la conversation. Pour une fois, il n’y a pas de sarcasme dans la voix du père de Feyd.
- Malheureusement oui. La seule donnée manquante, c’est la date

exacte de la survenue de la prochaine éruption.
Un grand blanc. Mon père demande alors :
- Depuis combien de temps le Commandement suprême est au

courant ?
- Environ cinq ans. Nous avons rapidement planifié la construction

des vaisseaux et des plateformes mises en orbite, et les chaines de production ont démarré très rapidement. Finalement cela va même

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plus vite que prévu, Titan Industries est plutôt performant sur ce point là, mais on manque de main d’œuvre. Il faut que tes services procèdent rapidement au décompte exact de la population, car il sera impossible d’accueillir tout le monde sur les plateformes. Tout dépendra de la date de l’éruption, en sachant que nos scientifiques ne pourront la prévoir de façon exacte que six mois à l’avance. C’est- à-dire juste le temps nécessaire pour mettre en application le plan d’évacuation.

Un autre silence. Je devine mon père sous le choc de la nouvelle. Moi aussi, si c’est bien ce que j’ai compris. Un nouveau Storm.

-  Et quel est le plan prévu ?

-  Il n’a pas encore été décidé. Il y a encore un autre paramètre à
prendre en compte.
Mon père ne dit rien et attend la suite.

-  Le soleil va émettre des éruptions qui vont nous atteindre de façon
parcellaire, avant l’éruption finale.

-  Ce qui signifie ?

-  Ce qui signifie que nous pourrons être touchés pendant l’évacuation.
Nos scientifiques essaient de faire des projections. De toutes les façons, nous ne pouvons rien dire pour l’instant à la population, sinon ça sera la panique. D’ailleurs, c’est pour cela que je me déplace moi-même auprès de vous un par un. Si nous avions réuni un conseil sans en citer le motif, cela aurait déclenché des soupçons.

-  J’imagine bien...
Balthus laisse mon père digérer la nouvelle qui reprend presque de suite :

-  Et le projet d’écran protégeant la terre des irradiations ? Où en est-
il ?

-  Il a été abandonné, cela nécessitait une source d’énergie que nous ne
possédons pas. Les scientifiques ont cependant bon espoir de pouvoir protéger la Mégalopole, pour au moins conserver une base sur terre lorsque l’évacuation complète aura été déclenchée. Mais ils ne seront pas en mesure de trouver l’énergie nécessaire afin de protéger le reste de nos provinces.

-  Et les habitants des Territoires irradiés ? Notre propagande fait mine de les ignorer, mais ils sont bien là et bien vivants.
J’imagine Balthus balayer du revers de la main la question, et je sens tout le mépris dans la réponse adressée à mon père.

- Je te reconnais bien là, Paul, fidèle à ta réputation. Ta bienveillance

et le souci des autres. Qui va aller se soucier de ces parias, lorsque

chacun songera à sauver sa propre existence ou celle de sa famille ? Mon père élève alors la voix, lui qui ne s’énerve jamais.
- Balthus, vous ne vous rendez pas compte de ce qui se passe dans les

Provinces jouxtant les Territoires irradiés. Des contacts entre les deux mondes, il y en a plus qu’on ne l’imagine. L’air est respirable là- bas, seuls les contacts physiques sont interdits. Un vrai marché noir s’est développé, et il existe même des passeurs spécialisés dans la recherche de membres des familles dispersées. Mais ça, vous n’avez

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jamais voulu le reconnaître, c’était plus facile de tirer un trait sur

cette partie du problème. Balthus s’énerve à son tour.

-  Ces contacts se sont produits car vous les gouverneurs des avant
postes, vous avez été laxistes sur la politique mise en place dans vos provinces. Les contacts sont normalement interdits, et passibles de sanctions. Vous n’avez jamais fait respecter les lois en vigueur.

-  Et condamner des malheureux qui ne cherchent qu’à retrouver leurs proches ? Vos lois ne servent à rien. On ne peut empêcher une mère d’essayer de retrouver son enfant quand elle sait qu’il est vivant de l’autre côté du mur magnétique.
Pour la première fois que je le connais, je perçois de la fatigue et de la lassitude dans la voix de Balthus.

- Paul, je ne suis pas là pour discuter de ce problème. L’urgence, c’est

le décompte de main d’œuvre et de la population existante dans ta province. Les autres mesures suivront en temps utile. Profitons du temps qui nous reste pour nous organiser convenablement. Si cela ne te dérange pas, je vais me retirer. J’ai encore toutes les provinces frontières à visiter. Merci de ton accueil, et le Commandement suprême attend la remontée des informations.

Mon père ne répond pas. J’entends alors Balthus se lever et quitter la pièce. La porte se referme derrière lui.
Mon père demande également à Altris de le laisser seul quelques instants. J’entends à nouveau la porte claquer.

J’ose à peine respirer par peur de me trahir. Je suis abasourdie par ce que je viens d’apprendre. Je n’y crois pas, c’est impossible. Quand soudain je suis tétanisée par la voix de mon père en colère qui crie : « Aura, c’est bon maintenant, descends de ta charpente ! ».

* **

J’hume à plein poumons les odeurs de la forêt, je ferme les yeux et me laisse bercer par le rythme du galop de Bucéphale.

La colère de mon père est instantanément retombée à ma vue. A quoi bon un tel sentiment? Maintenant, je partage avec lui ce fardeau de la vérité, et c’est bien pire que des remontrances bien fades face à l’ampleur des évènements futurs. Que faire ?

- Absolument rien, me répond-il. Ta vie va reprendre son cours normal. Dans dix jours, tu repars au Collège.

Je bondis de ma chaise, hors de moi.
- Mais père, comment vivre normalement en sachant ce qui se passe,

et en cachant la vérité à tout le monde ? Aux autres, je peux peut- être réussir, mais à Shirin, à Askyn, à Sirius ? Je ne peux rester à leur côté, manger et sortir avec eux, sans rien leur dire, faire comme si de rien n’était ! Ils vont tout de suite deviner que quelque chose ne va pas. Oncle Sirius est très fort à ce jeu là.

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Mon père marque un temps d’arrêt. Il s’approche de moi, puis il me regarde intensément :
- Ma petite fille, tu verras que dans la vie, nous avons chacun des

choses à cacher, et qu’il nous faut apprendre à garder ces secrets enfouis en nous. Toute vérité n’est parfois pas bonne à dire. Car la vérité peut avoir des conséquences désastreuses, et parfois sur les gens qu’on aime. La seule solution, c’est d’apprendre à la cacher.

Mon père se laisse rarement aller à ses sentiments, mais là, je sens pendant une fraction de seconde quelque chose de fort et de profond. Je n’ai pas le temps de réagir qu’il a déjà repris son masque. Il me regarde et sur un ton ironique :

- Eh bien, nous allons suivre les conseils prodigués par le Collège. En matière de travaux pratiques, tu vas être servie.

Je galope de plus en plus vite. Le corps puissant de Bucéphale sous mes cuisses vibre et se tend de plus en plus au fur et à mesure de l’accélération. Je n’ai jamais atteint cette vitesse avec lui, même lorsque je faisais la course avec Askyn. J’ai besoin d’extirper ce qui est en moi. J’emplis une nouvelle fois mes poumons et j’expire ensuite en poussant un immense cri de rage.

Oncle Sirius nous a conseillé, à moi et Askyn, de ne jamais conserver de tensions en nous, car elles finissent toujours par nous détruire, comme les irradiations grignotent peu à peu les organes. Il faut donc les expulser de notre corps et la meilleure façon de le faire, c’est d’hurler notre rage jusqu’à épuisement complet. J’applique donc ses préceptes, en mettant à contribution mon pauvre Bucéphale. A peine mes poumons vidés, je respire à plein vent, je gonfle ma poitrine jusqu’à l’implosion, et j’hurle à nouveau. Je continue jusqu’à ce que ma tension nerveuse soit complètement retombée. Bucéphale le ressent, et commence à ralentir son rythme, pour passer au petit galop. Je me laisse balloter sur ma selle, le corps maintenant complètement purgé de toutes les tensions accumulées. Je ralentis ma monture, passe au petit trop puis au pas. J’avance maintenant doucement, rênes longues. Mon cheval, que va-t-il devenir lorsque l’ordre d’évacuation sera donné ? Il a été rejeté à la naissance par sa mère. Jack, le chef de la garde de mon père, a tout de suite pensé à moi pour prendre la relève, en pensant que c’était un bon moyen de changer les idées d’une petite fille venant de perdre sa mère. Bucéphale a donc été élevé au biberon, entre moi et Askyn se disputant pour savoir qui allait le lui donner. C’est la meilleure chose qui me soit arrivée après ce drame. Avec Bucéphale, pas besoin de parler. Je le touche et il me comprend instantanément.

Nous arrivons ainsi devant une des nombreuses failles du bouclier, déjà empruntée par Askyn et moi lors de nos virées dans les montagnes. Mon père avait tout à fait raison lorsqu’il expliquait à Balthus que les frontières entre les Provinces jouxtant les Territoires irradiées étaient devenues de véritables passoires. Chez les adolescents, c’est même un sport que d’aller se promener en zone irradiée. L’air y est respirable comme nul part ailleurs. La seule règle de sécurité à respecter, c’est de ne rien toucher à même la peau. Même cela, c’est devenu un jeu. Nous

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laissons donc nos chevaux à l’entrée de la zone, car c’est compliqué de protéger leurs sabots et de les empêcher de brouter l’herbe verte, et nous nous aventurons en territoire inconnu. En revanche, si nous bravons l’interdit, nous n’avons jamais osé aller trop loin. Plusieurs fois, Askyn et moi-même avons eu la désagréable impression d’être observés, et une fois avons entendu du bruit derrière nous. Nous n’avons pas demandé notre reste, et sommes vite revenus à notre point de départ. Téméraires, certes, mais trop point s’en faut.

Là, mon état d’esprit est tout autre. Je me glisse dans la faille. Je me contrefiche maintenant de toutes ces précautions pour éviter l’irradiation. Nous allons tous bientôt l’être. Alors maintenant ou après... De toutes façons, les irradiés doivent aussi avoir une vraie vie. Ils vont demeurer sur cette terre, et nous, nous serons parqués dans des plateformes au-dessus de la terre, en attendant de trouver le remède. Finalement, la situation des irradiés va peut-être devenir plus enviable que la nôtre. Mourir à petit feu par les irradiations rongeant les organes internes n’est certes peut-être pas très attirant. Mais il faut bien mourir de quelque chose. Alors mourir sur terre à l’air libre ou confiné dans un vaisseau...

Sous cet angle, au final les choses m’apparaissent moins sombres qu’au premier abord. J’ai bien fait de quitter le Palais et d’effectuer cette promenade salvatrice. Oncle Sirius a raison, il y a toujours une solution à chaque problème, il suffit de prendre le temps de la trouver et de prendre son mal en patience.

Je marche longtemps, très longtemps. Le temps ne semble plus avoir de prise sur moi. Au final, il n’y a vraiment aucune différence entre mon monde et celui des Terres irradiés. C’est le même vent, la même terre, les mêmes fleurs. Quel dommage de ne pouvoir s’allonger et me rouler dedans. J’emprunte un sentier qui descend en contrebas d’une pente, je me demande où il mène.

Et c’est là que se produit la chose la plus absurde qui soit. Mon pied droit roule sur une pierre. J’essaie maladroitement de me rattraper, mais je fais pire que bien. Je fonce la tête la première dans le vide.

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