31.

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Mais non.

Une vibration me fait revenir à moi. Je suis toujours dans la même posture, couché sur le flanc.

La lumière est loin d’être celle de l’aube. Il règne une ambiance tamisée dans la pièce. Une ambiance crépusculaire. Il fait nuit ? Je me mets à croire que rien ne s’est produit, que l’éternité ne sera pas assez longue pour le célébrer. Mais je consulte ma montre, et la réalité me rattrape.

J’observe partout où mon regard peut se poser. Des bibelots sont tombés, un cadre est de travers et je crois que la vitre est fissurée.

Je veux me redresser mais mon bras est ankylosé sous la tête de Julia. Sa chevelure blonde recouvre mon cou et l’irradie d’une bonne chaleur. Une chaleur saine. Nos derniers ébats font une brève irruption dans mes pensées et je ressens quelques soubresauts dans le bas ventre.

J’hésite à la réveiller, car elle dort d’un de ces sommeils réparateurs que l’on perd à l’âge adulte. Alors je soulève sa tête et la dépose délicatement sur l’oreiller, me disant que je la réveillerai plus tard – si le bruit ou une nouvelle secousse ne s’en chargent pas à ma place.

Mais plus tard est très proche.

Avant de me lever, je retire mon étoupe et constate que la plaie a cessé de saigner. Cette nappe a fait meilleur effet que mon gant de toilette visiblement.

J’enfile mon pantalon.

Mes jambes sont un peu cotonneuses mais me conduisent jusqu’à la fenêtre. Elle est entrouverte et un léger courant d’air s’y faufile.

Le ciel est toujours dégagé mais il a complètement perdu de sa clarté. Il est aussi terne que si on l’avait trafiqué sur logiciel. Je m’en détourne et jette un coup d’œil dans la rue déserte. Quelques détritus recouvrent l’asphalte. Il y a des éclats de verre partout, des feuilles volantes, du mobilier éventré. Pas sûr que c’était ainsi lorsque nous sommes arrivés en fin de matinée.

J’observe au loin.

Il y a toujours le feu sur Metz. Je vois son nuage se diriger vers l’est obliquement. Au pied de ces derniers, je peux discerner les vallons des côtes de Moselle. Je sais qu’ils seront bientôt érodés jusqu’au sol, peut-être même déracinés comme de vulgaires fourmilières, sans aucune chance de faire obstacle aux eaux torrentielles.

Et puis bien plus loin encore, à peut-être cent kilomètres à vol d’oiseau, il y a un trait sur l’horizon.

Un trait épais.

Je me tourne vers Julia, encore endormie. Une mèche vagabonde lui traverse le visage. Sa respiration est calme et régulière. Un bon sommeil.

Des questions inattendues m’envahissent. Celles du Rémy d’autrefois. Est-ce que son regard se serait posé sur moi en d’autres circonstances ? Est-ce que le simple fait que je paraisse en bonne santé mentale n’a pas été suffisant à ce qu’elle jette son dévolu sur moi ? Est-elle juste ? Le coup de foudre de la fin du monde est un curieux concept après tout. Mais il peut exister. Ce fut le cas venant de ma part. À moins que… à moins que ce ne soit son handicap qui m’ait attiré, m’évitant les conversations, les longues tirades et les justifications auxquelles j’ai toujours préféré me soustraire.

Je suis incorrigible.

Mes doutes n’ont aucun sens. Elle serait partie sans hésiter rejoindre sa mère dans l’Idaho si il n’y avait pas une vraie sincérité dans nos silences. Elle n’aurait pas pris le risque de se sacrifier et de me suivre jusqu’ici sans ça.

Un grincement interrompt mes méditations.

Je me retourne. Elle est assise sur le bord du lit et fixe une horloge que je n’avais même pas remarquée. Elle a déjà renfilé sa robe et est en train d’ajuster ses manches.

Je fais un peu de bruit pour qu’elle me voie. Elle tourne la tête et je décèle une pointe de contrariété dans son regard. Elle me considère d’un drôle d’air, mêlant rancœur et amertume comme si elle m’en voulait de l’avoir laissée dormir. Je ne sais pas quoi dire. Je pourrais lui demander pardon et me perdre dans des explications interminables mais je sais qu’il est déjà trop tard. Et d’une certaine manière, je devine qu’elle le sait aussi.

J’ouvre et tends une main vers elle. Elle s’approche, m’embrasse et enlace mes doigts. Ses traits se sont apaisés, elle a posé sa tête contre mon épaule et je comprends que quoi qu’elle ait pensé, ça n’a déjà plus d’importance. Alors nous restons là, à contempler cette nature que personne n’a prévenue.

Nous sommes le jeudi 21 juin.

Il est 14 heures, 58 minutes et 4 secondes.

L’astéroïde Kathairesis, qui s’est écrasé il y a un peu plus de six heures dans l’Atlantique, se décide à nous envoyer une preuve de son existence. Cela se matérialise par une détonation délivrant un nombre insondable de décibels ; un craquement venu du fond des fonds et regroupant tout ce qui se fait de pire en matière de fréquences graves et aigues. J’ai beau mettre mes mains sur mes oreilles, y enfoncer mes doigts et mes ongles, rien ne peut faire face au hurlement de l’onde de choc.

La terre se met alors à trembler, à vibrer, à gronder. En moi je sens mes organes frémir, se délier les uns des autres. Les arbres se couchent ; les petits immeubles moches s’écroulent, ne laissant plus apparaître que leur squelette d’acier. Puis c’est au tour du plancher de notre chambre de s’effondrer sous nos pieds, et nous chutons trois mètres plus bas.

Vers l’obscurité.

Quand je reprends connaissance, mon cerveau me transmet tout un tas de signaux négatifs. Je suis dans le noir ; j’ai l’horrible sentiment qu’un abruti joue du sifflet à un centimètre de mes oreilles ; un poids oppresse mes jambes et je sens que je suis en train de m’étouffer. En plus de mon entaille sur le flanc gauche, je souffre probablement de diverses fractures et d’une hémorragie interne qu’aucun hôpital ne pourra plus jamais soigner. J’incline la tête. Du liquide s’écoule de ma bouche. Je mets plusieurs secondes à l’évacuer. Enfin je tousse et sens l’air revenir.

Je passe une main sur mes yeux et retire la crasse qui m’empêchait de voir correctement. Ce sens fonctionne encore, et ma première vision se fait sur le ciel. Il est devenu gris et vire parfois au rouge-orangé, comme si du magma était projeté en haute altitude et offrait ces nuances chaudes.

Ma vue est troublée par des millions de petits points dansants comme de la neige. Puis j’imagine le trou qu’a provoqué Kathairesis dans la croûte terrestre et réalise que des milliards de tonnes de poussières ont été éjectées.

Ce que nous offre le ciel n’est pas de la neige mais des cendres.

Je me débarrasse des débris recouvrant mes jambes et m’assois. Je balaye du regard l’univers désastreux qui m’entoure, tentant d’y déceler la trace de ce qui fut le centre d’une petite ville du nord-est de la France.

Je ne distingue plus ni maisons, ni immeubles, ni arbres. Je suis moi-même perché au sommet des restes de la Grange de Savigny. Le sol est fêlé, perforé ; la route s’est même soulevée à certains endroits. Quelques voitures subsistent, recouvertes de poussière et de débris de toutes tailles, leurs alarmes gueulant à tout va. Derrière l’endroit où se situait le pignon des maisons mitoyennes, on peut observer les champs qui étaient autrefois masqués par ces habitations. J’y cherche les étendues forestières et hautes herbes entrevues depuis la fenêtre mais tout est souillé par cette pellicule issue des entrailles de la Terre.

Je repense à mes parties de Legos sur le tapis de ma chambre, à ma colère lorsque ma mère avait le malheur de le piétiner en traversant la pièce et que je retrouvais mes constructions en vrac. J’ai l’impression que toute notre société était bâtie sur un tapis similaire et que le tremblement l’a secouée au point de ne plus laisser un seul bâtiment de plus d’un mètre de hauteur debout.

Différentes voix ondulent autour de moi. J’entends geindre, pleurer et crier des hommes et des femmes de tous âges. Je ne sais pas comment ils ont fait pour survivre compte tenu de l’état cataclysmique de nos infrastructures, mais ils sont quelques-uns comme eux à tourner en rond. Peut-être les Casanova y figurent-ils ? Le vieil alcoolique aussi. En tout cas tout cela m’évoque un nid d’insecte gazé, ses occupants se marchant dessus en quête d’un brin d’oxygène. Ce genre de tombeau que notre espèce fabriquait mille fois par jour.

Et moi je suis là, plus seul que jamais, apathique et pantelant à me demander si Julia git sous les décombres.

Le vent se met subitement à souffler, transportant avec lui son lot de papiers et de déchets légers ainsi qu’une odeur propre à une plage de Bretagne. Un courant de fraîcheur et d’humidité se heurte sur ma peau lézardée d’entailles, cette même sensation que provoquent les brumisateurs. Je passe ma langue sur mes lèvres et sens un parfum familier : le goût du sel. Je scrute l’horizon. Le trait apparu auparavant s’est copieusement élargi pour former un large bandeau séparant le ciel de la terre. Un bandeau sombre. Froid.

L’océan arrive.

Des gens se mettent à courir, me bousculent, me piétinent ; ils aspirent encore à survivre. Des scènes absolument tragiques se dessinent. Un garçon hurle dans les bras de sa mère. Celle-ci est tétanisée. Et pour cause, elle augurait autre chose que de mourir écrabouillée par une vague au poids inquantifiable avec son fils.

Un jeune couple s’embrasse et le fera probablement jusqu’au bout. Un petit vieux n’a plus que son chien à caresser. Hommes, femmes et enfants d’une famille se sont regroupés et s’étreignent dignement, peut-être aidés de leur foi.

Certains s'empalent sur de la ferraille, se fracassent le crâne pour mettre un terme à leur vie ; d'autres s’entretuent pour la dernière cave préservée du tremblement de terre, n'hésitant pas à pousser des vieillards et des enfants pour s'y réfugier.

Deux types se construisent un abri à la hâte ; misérable passoire faite de planches, de plastiques et de câbles électriques. Qu’en espèrent-ils franchement ?

Je suis surpris. Je ne pensais pas que le village avait gardé autant d’âmes, lui qui avait été si calme lorsque je cueillais mes légumes. Tout cela m’attriste, mais le temps de la pitié est révolu. Il ne reste que quelques minutes. Quelques minutes pour devenir un cadavre flottant dans des décombres.

Je rampe dans les gravats, me blesse davantage contre un fichu bout de ferraille sur lequel figure l'inscription UEM. La douleur palpite et me transperce, mais je parviens à me dresser sur mes jambes. Je lève les yeux vers le sud. Elle est là, grandissant de plus en plus vite.

Le vent souffle encore plus fort. Il puise l’eau du large pour la faire retomber en une pluie salée qui lacère mes plaies.

Je trébuche sur un tas difforme de ciment, de bois et de fragments méconnaissables, fais quelques pas en me tenant la hanche. Je ne la vois pas. Alors je hurle son nom d’une voix pitoyable ; une voix remplie de détresse. Même si elle m’entend quelque part, elle ne peut pas répondre. Je le sais. Je pleure, verse un torrent de larmes. Mais je suis tellement trempé que c’est invisible.

La luminosité a encore diminué. On ne voit presque pas de différence entre les nuages obscures et la vague ; on devine seulement sa hauteur, qui augmente lentement. Les scientifiques avaient avancé le chiffre de cinq kilomètres d’altitude. Alors je me mets à faire des calculs dans ma tête, compte les heures qui nous séparent de l’impact et en fais un ratio avec la distance. J’essaie de lui donner une vitesse, me laisse envahir par l’idée folle que le relief va la ralentir. Mais mon rêve se noie. 5 kilomètres ! Il en faudrait des chaînes de montagne pour l’arrêter. Impossible. Elle me passera dessus quoi qu’il arrive.

Elle est si loin et si près.

Elle est si loin et si près.

Je suis là, au cœur des ruines de notre monde, hurlant mes derniers mots, usant de mes dernières forces à trouver une inconnue ; une femme dont je ne sais rien. Mes vieux codes sociaux surgissent, me rappellent la bassesse et l’égoïsme de notre chère humanité. Pourquoi y échapperait-elle, après tout ? Si elle n’est pas déjà morte, c’est qu’elle est partie, peut-être embarquée par un anonyme pareil à moi. Un type qui lui aurait promis un avion ou un hélicoptère vers le grand nord contre une gâterie. Un type qui…

Mais qu’est-ce que je raconte…

Je tombe à genoux.

Le vent soulève et transporte de lourdes particules qui me fouettent la figure et m’obligent à plisser les yeux. Il devient difficile de clairement discerner les traits d’une personne. Malgré tout, je ressens une présence, un corps fixe parmi tous ceux qui s’agitent autour de moi comme des fourmis. Je m’essuie. Ma vision se fait plus nette. Une forme humaine demeure immobile et me dévisage. Mes codes sociaux rejaillissent, mais dans leur plus jolis habits cette fois-ci, ceux qui font triompher le courage et la loyauté ; ceux pour qui une promesse demeure une promesse ; ces codes qui font ce que nous sommes, nourrissant à la fois notre complexité et nos incohérences.

Je me relève et me dirige dans sa direction.

Le vent gonfle ma chemise couverte de sang et me donne l’impression de vivre la scène au ralenti ; d’avancer mollement comme dans un rêve ; heurté, parfois déséquilibré par la foule misérable. Des objets, que la vague ramasse depuis qu'elle déferle, atterrissent : des barques, des bouteilles, des pneus, des palettes ; il y a même un kiosque entier qui se fracasse contre une voiture à dix mètres de moi. Mais je l’ignore ; j'en fais abstraction ; uniquement guidé par cette personne qui me regarde. Je l’accoste. C’est elle. Sale, blessée et brisée. Mais c’est elle. Ses yeux traumatisés finissent par me reconnaître, et son visage semble soulagé. Maintenant qu’elle m’a retrouvé, je sens qu’elle accepte mieux son destin, que ma présence va le rendre moins triste et lui donner davantage de cran pour l’affronter.

Je l’accepte également.

Elle se plie en deux, sûrement saisie par une violente douleur. J’accompagne sa chute, gardant ma bouche à sa vue au cas où l’idée me vienne de parler.

Je suis assis dos à la vague, Julia couchée sur mes genoux. Je la regarde. Elle me regarde. Et nous entrons dans une sorte de bulle. Notre bulle. La même que nous avions construit sur la scène de Han-sur-Meuse, dans le restaurant ou lorsque nous faisions l’amour. Toute ma pudeur, ma timidité et mes appréhensions s’envolent ; tous ces freins que je mettais dans ma vie s’écroulent définitivement. Et je lui dis que je l’aime. Que cette seule et unique nuit où nous nous sommes côtoyés a suffi à me le faire savoir. Je lui avoue ressentir autant d’amour et de passion que si nous avions vécu un siècle. Je lui dis que peu importe l’endroit où va nous emmener cette vague, ça n’a aucune importance, car nous serons ensemble. Je ne la quitte pas des yeux et répète une nouvelle fois, en français cette fois-ci, je t’aime.

Et ce sont les derniers mots que je prononce sur cette terre.

Ses yeux s’embrument. Je sais qu’elle ne pourra pas répondre, que ses lèvres se contenteront de remuer sans que rien n’en soit jamais délivré. Alors elle glisse ses doigts sur ma joue, et je comprends, je reçois son message à travers son expression. Et il ressemble au mien.

Puis le vent cesse de souffler. La lumière de briller.

Et nous restons là, nous tenant par la main. Comme deux amoureux dans un bateau qui coule.

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