32. Épilogue 

7 minutes de lecture

An 78 après K.

Journal de Marjorie Hoover

Traduit par T.H. Guilder, professeur de français à l’Université Nouvelle de Boulder, CO

… et les mots ont tardé à me revenir. Mais je me devais de les retrouver. Ne serait-ce qu’en mémoire de ceux que j’ai laissés, qui sont restés pour que nous puissions vivre. Et ils sont si nombreux. Je dois leur rendre hommage.

Ma vie a été très heureuse malgré les apparences. Je ne dis pas que tout a été simple, surtout au début, mais l’homme a vraiment de grandes capacités d’adaptation.

À peu de chose près, le vol a ressemblé à un vol commercial comme tant d’autres auparavant. Nous avons atterris à Denver comme prévu. Une partie de l’aéroport s’était effondrée, mais pas la tour de contrôle. La piste était intacte elle aussi, et le commandant Dechard a pu nous y déposer avec délicatesse.

Le ciel n’était pas encore gris. Il offrait ses derniers éclats de lumière et me faisait penser à une peinture impressionniste. Pourtant le chaos régnait déjà. Il n’y avait plus d’autorité, plus de système. Tout était très similaire au sort du vieux continent. Hormis les deux agents qui nous attendaient, un calme très morbide s’était emparé des lieux.

Comme promis, Bernie nous a invité à le suivre dans les véhicules. Seule la moitié du groupe l’a fait. Je ne sais pas ce qui est advenu de l’autre moitié, ni pourquoi ils avaient pris leur propre chemin.

Le commandant Dechard est resté également. J’ai appris quelques temps plus tard qu’il avait redécollé dans l’A400M après notre départ vers les montagnes. Les réservoirs étant quasiment à sec, il ne pouvait pas aller bien loin. Je ne l’ai jamais revu.

Nous sommes arrivés à Fairview le lendemain.

Lors des premières semaines, il y a eu beaucoup de retenue. Beaucoup de silence. Nous étions une centaine, et personne ne savait quoi dire, quoi faire. La nuit était presque permanente et nous n’avions que nos réserves pour nous alimenter. Cela a rapidement causé des soucis. Des soucis très terriens. On a subi les attaques de groupes itinérants. On a tellement souffert.

Durant mes deux premières années américaines, mon quotidien fut comparable à celui des colons du XVIIIe siècle, composé de longues journées de travail au péril de ma vie. Je n’aime pas trop repenser à cette époque. On y a déploré beaucoup trop de pertes humaines. Mais ces années ont été nécessaires pour clôturer l’humanité telle que nous la connaissions. L’écroulement de nos infrastructures avait provoqué et accéléré la sélection naturelle. Et cette dernière était devenue aussi sauvage que cruelle.

Je le répète souvent à mes petits-enfants, mais il en a fallu du temps pour en arriver où nous en sommes aujourd’hui. Je sais de quoi je parle. Je suis la dernière survivante de l’A400M ! Même le petit Cody est parti avant moi, bien qu’il était déjà âgé. Et beaucoup d’autres nous ont quitté avant cela.

Tino a passé la majeure partie de son existence dans la paroisse de Fairview, puis de Glaston, au Nouveau Mexique. Mis sous les verrous dans un premier temps, le pasteur Kennedy a fini par le prendre sous sa tutelle. Il lui a donné un seul et unique but auquel se consacrer : Dieu. Tino n’a plus jamais fait parler de lui jusqu’à sa mort, il y a vingt ans. Mais j’ai toujours pris garde de l’éviter.

Bernard Candless est parvenu à tenir la ville durant cinq années. Hélas, la perte de Julia l’a beaucoup fragilisé. Je pense qu’il ne l’a jamais accepté et qu’il s’est senti profondément trahi.

Un matin – même si matin, midi et soir se ressemblaient fortement –, il s’est plaint de maux de tête et est rentré chez lui. Pamela l’a retrouvé mort le lendemain. Une statue en bois massif avait été dressée à son effigie, mais elle a brûlé lors de l’incendie consécutif à la grande attaque.

Kamel a rencontré une jeune femme d’une rare beauté dans les premiers mois de notre arrivée. Ils se sont mariés et j’ai reçu le privilège d’être la marraine de leur premier fils. Un garçon aussi fort et brave que son père. Malheureusement, leur second enfant est mort au bout de quelques mois. C’était ce que l’on appelait autrefois la mort subite du nourrisson. Aucun ne s’en est jamais remis, et sa si belle femme s’est suicidée quelques années plus tard.

Quant à mon filleul, il a perdu la vie lors de la grande attaque, celle qui a causé la destruction de Fairview et nous a contraint de partir vers le sud. Je garde encore l’image de Kamel, anéanti, portant son fils de vingt ans dans les bras. Courageux qu’il était, ce dernier était mort en voulant protéger un groupe de femmes réfugiées dans l’ancien parking souterrain. Les sauvages les ont tous tués avant qu’on puisse les secourir. Deux jours plus tard, Kamel a imité le commandant Dechard et a disparu.

C’était il y a presque quarante ans maintenant. Je n’ai jamais plus eu de nouvelles.

Il faut m’excuser si je digresse. Les souvenirs sont tenaces lorsqu’ils sont forts. Et ceux de mes premières années ici l’ont été. Si je n’aime pas me rappeler des années en tant que telles, j’aime me souvenir de mes compagnons de route. Et même de Tino.

Lorsque nous sommes arrivés à Fairview, j’ai rangé la photo de Rémy et Sara dans une boîte à gâteaux en métal, puis je l’ai glissée dans un sac à dos Nike. J’y ai ajouté ce vieux t-shirt que je portais le jour du départ et, pour respecter sa volonté, l’ai profondément enterré au pied d’un arbre en plein cœur des bois. On appelait ça une capsule temporelle jadis. Peut-être qu’on la déterrera dans cent ans, et qu’on l’analysera. En tout cas je n’ai jamais dit à personne où elle se trouvait.

D’adolescente à jeune adulte, pas un jour ne s’est écoulé sans une pensée envers Rémy. Puis j’ai rencontré mon mari. Nous avons eu nos jumeaux. Et puis la grande attaque est survenue et nous avons dû recommencer une nouvelle vie à des centaines de kilomètres. L’image de Rémy s’est lentement effacée au fil des ans. Je m’en suis voulue pour ça. Il faut dire que mon rôle au sein de la société avait pris un tel poids que je n’avais plus de temps à consacrer au passé. Devenir la première femme présidente n’était pas un gage de sagesse, et j’en ai oublié mes origines à trop me tourner vers l’avenir.

De ville en ville et d’état en état, nous sommes parvenus à rétablir un ordre nouveau. La population est difficilement quantifiable mais nos indicateurs annoncent que près de dix millions de personnes vivraient dans tout l’ouest des Rocheuses. Quelques témoins ont rapporté que l’est avait été inondé jusque Chicago et Dallas, mais personne n’a pu clairement établir de rapport officiel. La zone est complètement irradiée suite au passage de la vague et à la destruction de toutes les centrales nucléaires.

Mais il reste encore tant à faire de ce coté des montagnes que nous préférons laisser l’exploration de l’est aux prochaines générations.

Je suis une très vieille femme désormais. Je n’ai plus qu’un rôle honorifique au sein du Conseil national. J’ai laissé ma place depuis longtemps à des esprits plus affutés que le mien. Mais ces derniers jours sont trop importants pour abandonner le monde. Maintenant que ma vie touche à son but, je repense souvent aux saisons, à la chaleur de l’été et aux couleurs des arbres. J’y pense tout particulièrement depuis les événements de l’année dernière.

Les plus jeunes ne savaient pas ce que c’était. Ils n’étaient habitués qu’à manger les légumes qui poussent dans les serres artificielles alimentées par le courant des éoliennes et du barrage. Alors lorsque le soleil a commencé à se détacher du gris du ciel, il a fallu leur expliquer. Leur dire que la fin de ce que les anciens appelaient l’hiver nucléaire était sur le point de survenir.

C’est toute cette stimulation qui m’a fait tenir pendant un an. Mes jambes et mon dos me font atrocement souffrir, mais je me devais d’être là pour le jour où le ciel bleu réapparaitrait. Il n’est pas celui de mon souvenir. Il faudra encore des années pour cela. Mais je sais que les choses tendent à s’améliorer. Je l’ai su en voyant ma première pousse d’herbe sortir du sol hier. Elle était si verte que j’ai bien cru un instant que cela venait d’une autre planète.

J’ai fait appeler mes enfants et mes petits-enfants. Depuis un an, ils ont pris l’habitude de voir de petits brins d’herbes pousser ici et là. Il se dit même que des fleurs auraient jailli près de San Diego. Mon défunt mari aurait aimé connaître ce jour de fête, mais ce n’est pas grave, je lui en parlerai de l’autre côté, là où sont réunis ceux que j’ai tant aimés.

Comme pour le soleil et la clarté du ciel, il a fallu que j’explique comment la nature était en train de reprendre ses droits à toute ma descendance. Mes enfants m’ont écouté, attentifs comme on l’est devant une vieille mamie qui radote. Mes chers petits-enfants, Rémy et Julia, ont observé ma plantation sans dire mot. Puis ils sont repartis jouer dans la cour, l’herbe leur semblant déjà si commune.

C’était à nouveau un jour très ordinaire en somme.

Marjorie Hoover

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