21.

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La base aérienne 113 servait il y a peu de point de départ d’avions de chasses de type Rafale. En mai de cette année, lorsque j’ai emprunté la Nationale 4 longeant l’enceinte pour la dernière fois, ces fers à repasser volant perforaient encore le ciel à hauteur de Saint-Dizier. Ils sont désormais tous rangés dans leur stand, et leurs pilotes absents. La piste est déserte. Seulement prête à accueillir l’Airbus A400M promis par la municipalité assassine.

Nous rejoignons directement le hangar qui abrite notre forteresse volante, ce même bâtiment métallique où Kamel a réparé le train d’atterrissage hier matin. Les cars stationnent en file devant les vastes portes coulissantes.

Le maire s’empare d’un micro et nous informe que le décollage est prévu pour 8 heures précises. Reste donc cinquante-quatre minutes.

La plupart des passagers décident de profiter des sièges inconfortables et de se reposer. Une minorité, moi inclus, opte pour quelques foulées sur le tarmac, histoire de se dégourdir les jambes avant de les garder serrées durant des heures.

Je passe par-dessus Marjorie – qui s’est endormie depuis la fin de notre dernière conversation – sans l’effleurer et m’engage dans l’allée centrale.

J’arrive à hauteur de Pamela, assise auprès de Pitt et de sa chemise puante. Le batteur et le bassiste ne sont pas très loin. Leur regard est livide et aussi inexpressif que celui d’un cheval. Sont-ils choqués des conditions dans lesquelles nous avons quitté Han-sur-Meuse, ou peinent-ils seulement à trouver le sommeil ? Voilà deux causes valables ; deux causes tout à fait cumulables.

Une rangé de siège plus loin, Julia dort, Cody contorsionné contre elle. Le pauvre gamin va avoir des fourmis dans les bras et les jambes ; et sa tante aussi. Mais je ne vais pas les réveiller pour si peu. Je quitte le bus à pas de chat.

L’avion est là, face à moi ; ses grandes hélices froides de métal attendant le démarrage des moteurs pour un aller simple. Je sens une poussée d’adrénaline. Pas aussi forte que lorsque j’ai failli tuer Tino à coups de poings, mais suffisamment pour ressentir un peu de tension en moi. Dans moins d’une heure, je serai à bord, prêt à quitter la France à tout jamais. Patience, notre arche est prête. Il n’y a pas de quoi s’exciter si près du but. Le temps est à la décontraction, même si je sens bien que tout le monde restera crispé jusqu’au dénouement.

Je ne vois pas Kamel parmi les rares échappés de l’autocar. Je suis pourtant persuadé l’avoir vu descendre en premier.

Je fais le tour par le côté le plus amoché du bus, ignorant au mieux les éclats d’os et les trainées de sang qui ornent le pare-chocs. À ma grande surprise, je le découvre appliquant une bouteille d’eau à la bouche de Tino, tel un bon père donnant le biberon à son chérubin. Toujours ligoté, il boit comme un ivrogne s’enivre jusqu’à s’interrompre après avoir senti ma présence. Son t-shirt est en partie trempé, mais il l’était déjà de sueur. À la façon dont il me regarde, je me demande bien ce qu’il pense de moi. Est-ce qu’il m’en veut de lui avoir cassé la gueule ou bien juste de l’avoir empêché de violer Marjorie ?

Et dire que sa présence ici est nécessaire. Plus que ça, vitale. Ça me file un coup de froid.

Nous sommes une vingtaine à prendre l’air. Parmi eux je reconnais une dame qui portait son fils d’au moins dix ans à bout de bras tout à l’heure ; un vieux qui fume et qui se faisait engueuler madame pour cette même raison dans le bus ; la petite fille qui se baladait dans l’allée centrale et qui réalise maintenant d'habiles roues sous les yeux de ses parents. Puis j’aperçois le maire et laisse volontairement s’éterniser mon regard sur lui. Lorsqu’il me repère, il fixe ses chaussures et tourne les talons en mimant – mal – celui qui a oublié quelque chose de là où il vient.

J’en viens à songer à son adjoint et l’imagine en train de dormir profondément. Dormir après avoir tué deux pauvres types suppliants et ordonné le massacre d’une dizaine d’autres, il faudrait vraiment être allergique aux scrupules pour y parvenir. Mais quelque chose me dit que son sommeil n’est pas enclin aux cauchemars, et que de belles nuits s’annoncent pour Monsieur Rommel, membre du conseil municipal de Han-sur-Meuse.

— Où est le maire Fernois ?

Je me retourne. Deux militaires mal fagotés sont dressés parmi les civils ; seul leur t-shirt vert à motif treillis laisse penser qu’ils sont bidasses. Enfin… leur arme aussi.

Le type repose la question d’un ton nettement plus autoritaire. Le genre qui, si j’étais le maire en question, me ferait réfléchir à deux fois avant de me signaler.

Fernois se manifeste d’un timide levé de main.

— Et Fazzalari ? demande le plus costaud des deux.

— Par ici, répond le maire en indiquant le minibus.

Les deux embarquent Tino sans ménagement ni mot à son égard et prennent la direction de l’angle nord-ouest du hangar, où trône un baraquement en briques rouges. Fernois les suit à petite allure.

Au moment d’y entrer, ils croisent Bernard Candless dans l’autre sens. Je ne l’avais même pas vu quitter le bus et étais persuadé qu’il dormait encore. Il a l’air préoccupé comme devrait l’être un père inquiet pour sa famille avant sa propre vie. En me voyant, il esquisse une mimique amicale et prend la direction du bus pour rejoindre ses filles et son petit-fils.

Je suis presque certain qu’il vient de contacter ses sources du FBI. Certain également qu’il connaît le plan sur le bout des doigts. Un plan auquel j’aimerais être mis au parfum.

J’interromps sa marche et lui demande en anglais – je n’ai pas plus de vocabulaire mais montre beaucoup plus d’assurance – s’il peut me briefer sur l’opération à venir. Il m’invite à l’écart et m’explique tout.

Notre objectif est d’atterrir à Denver. Soit à près de 8 000 kilomètres d’ici. Ce qui représente presque le rayon d’action maximal de l’appareil. Cette destination peut paraître optimiste mais Bernie pense qu’il faut impérativement éviter toute escale, car on ne sait pas quelles seront les conditions au sol ni si du carburant y sera disponible.

De là direction l’Idaho pour qui voudra le suivre. Probablement à bord d’un cortège de pickups Chevrolet mis à disposition par les sources du vieil homme.

Le décollage est bien prévu pour 8 heures, soit seulement 37 minutes avant que Kathairesis nous apporte de ses nouvelles. Un horaire que je juge surprenant car je me demande ce qu’on attend pour foutre le camp d’ici, mais c’est le plan concocté par Bernie et son staff de je-sais-tout yankee depuis la veille.

Et il est plutôt bien étudié.

Selon leurs experts, l’onde de choc va mettre une quinzaine d’heures à faire le tour complet de la Terre. Et un peu moins de la moitié pour atteindre la Californie et sa faille sismique – faille qui va sacrément gronder avant d’engloutir Los Angeles dans le Pacifique à tout jamais. Ils estiment que la terre tremblera sur le Colorado 7 à 8 heures après l’impact. De quoi nous laisser le temps de planer en sécurité et d’atterrir après que le tremblement ait eu lieu. Pari risqué. D’autant que personne ne sait précisément ce qui va se produire lorsque l’astéroïde va nous heurter de plein fouet. Les scientifiques ont beau être les meilleurs, ils ne peuvent que supposer et simuler sur leurs ordinateurs.

Est-ce que la surface totale de la terre va immédiatement trembler ?

Est-ce que l’onde de choc va s’estomper en quelques minutes ?

Est-ce qu’un immense panache de fumée est susceptible de nous happer en plein vol ?

Et que restera-t-il lorsque nous atterrirons ?

Existera-t-il seulement encore de quoi atterrir ?

Il faut toujours que mon vieil esprit torturé de pragmatique surgisse avec ses questions tordues, même lorsqu’une situation m’est favorable.

Il faut dire qu’une bonne partie de moi (je dirais bien plus de la moitié) a encore du mal à accepter cette chance qui est mienne. Après tout, qui suis-je et qu’ai-je fait pour mériter cet exil ? Des millions, des milliards de gens vont mourir dans les prochaines heures. Et moi, je vais faire partie d’un petit groupuscule de fuyards au passé obscur ; d’une bande de rescapés qui entreront peut-être dans la légende pour leur courage et leur volonté de survivre, alors que la vérité est tout autre.

Je ne suis plus sûr de vouloir survivre ainsi. Pas certain que…

— Qui est Rémy Bemaire ?

Tiens, les militaires sont de retour. Mais pour moi ce coup-ci.

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