22.

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À pas loin de 70 ans, ses cheveux tirent encore sur le gris malgré quelques racines blanches. Il a cette coupe typique des années 50 : nuque et tempes très courtes avec raie sur le côté. Ça lui donne un genre hors du temps et moderne à la fois, surtout conjugué à sa barbe de trois jours. Et puis ce costume, cette allure, c’est vraiment très classe. Kamel avait raison : le commandant Dechard dégage un charisme peu comparable.

Il est assis dans un fauteuil à roulettes comme j’en possédais il y a encore dix jours. Ses mains sont en coupe sous son menton. Il y a un écran d’ordinateur allumé et en parfait état de marche face à lui, un placard de décorations et de médailles ornent le mur derrière son dos et un buffet en bois satiné à au moins dix mille euros pièce se trouve sur sa droite. Y trône un cadre où on peut facilement le reconnaître serrant la main du président en novembre 2018. Il ne doit pas en prendre très soin ni apprécier l’homme car une épaisse couche de poussière le recouvre en partie. Mais hormis ce détail, la pièce est impeccable ; tirée à quatre épingles comme le veut la tradition militaire.

De l’autre côté du bureau est installé Tino, toujours attaché, sauf que ce sont par des menottes à présent. Ce dernier n’a même pas pris la peine de se retourner lorsque je suis entré, choisissant plutôt de m’offrir son profil d’Elephant Man (bon sang, c’est bien moi qui ai fait ça !).

­— Ah ! Le voilà, lance Dechard d’une voix caverneuse à en effrayer les enfants.

Il prend son temps, jetant de petits regards furtifs par-ci par-là ; regards que je qualifierais d’évaluateurs.

Il finit par tendre une main vers la chaise voisine de Tino.

— Allez, asseyez-vous, monsieur Bemaire. Mettez-vous près de lui.

Sait-il ce que lui a commis ou tenté de commettre dans la forêt ?

Un viol, monsieur le commandant. Un viol. Et très probablement un meurtre dans la foulée si je l’en avais pas empêché.

Voilà ce que je vais répondre s’il attaque sur ce terrain.

Mais la vérité est que je ne sais pas du tout à quoi m’attendre. De la fessée à la mort, il n’y a plus qu’un pas par les temps qui courent. Et puis la manière dont j’ai été conduit ici était à peine moins musclée que pour l’autre dégénéré, ce qui peut laisser place à pas mal de questions, à commencer par leur degré de parenté. Bien que le profil de Dechard ne se prête guère à la complaisance, nul père, oncle ou grand-père n’apprécierait voir son rejeton se faire défigurer de la sorte. Ça j’en suis convaincu.

D’un autre côté, peut-être qu’il veut juste connaître ma version de l’histoire avant de coller une grosse fessée à Tino.

Vilain garnement. Que je t’y reprenne.

En bref, je suis incapable de savoir à quelle sauce je vais être mangé. Ce qui est certain en revanche, c’est que Dechard ressemble à mon patron lorsqu’il s’apprêtait à énumérer ce qui lui déplaisait dans mes plans et projets – cet enfoiré avait le chic pour détruire ma défense dès que je commençais à me justifier ; toujours un coup d’avance.

— Désolé de vous convoquer ici avant notre départ, mais j’ai besoin d’éclaircir un point crucial. Un point que je pensais avoir réglé mais que votre présence a contrarié. Vous êtes du genre contrariant ?

Je fais non de la tête. Un non nonchalant de collégien pour lequel je m’en veux immédiatement.

Il s’enfonce si profondément dans son fauteuil que je me demande s’il ne va pas s’y faire aspirer.

— Si j’avais dû m’y prendre le mois dernier, j’aurais pris connaissance de votre dossier grâce à cet ordinateur. J’aurais pu connaître tout votre cursus et peut-être même envoyer quelques hommes vous espionner durant des jours pour me faire une idée de la personne que vous êtes. Mais comme vous vous en doutez, il n’y a plus personne pour remplir ce rôle et tous les serveurs informatiques ne répondent plus. Je me tiens désormais face à un appareil aussi inutile qu’un Pentium 90.

Il sourit en tapotant l’écran.

— Il y a un début à tout, dis-je d’une voix que je maquille d’assurance.

Mais je n’ai jamais été fort pour les répliques.

— Un début… oh oui. Le début est assurément ce qu’il y a de mieux. Vous avez des enfants ?

Je hoche négativement la tête. D’une manière plus singulière cette fois.

— J’espère que vous en aurez. Que vous en aurez des tonnes. Que vous saurez leur donner tout l’amour qui puisse exister. Que vous serez prêt à tout pour eux. Qu’ils combleront votre vie et formeront le ciment de votre famille. Il ne faut pas croire, le ciment, celui qui nous lie vraiment, c’est ce qui manque à tout être humain jusque-là. On croit bâtir de grands bâtiments, de beaux édifices à coups de Mac Book, de grosses Mercedes et de voyages aux Seychelles. On croit réussir en établissant son réseau, en se faisant des amis et en bossant jusque 22 heures le vendredi. On croit qu’il ne suffit que d’aimer sa femme pour être heureux. On croit savoir beaucoup de choses sur soi-même. En réalité, jusqu’à l’arrivée d’un enfant, on n’a pas vraiment fini notre adolescence. On n’a pas vraiment idée de ce que représente une responsabilité, celle d’un autre humain. Le découvrir vous propulsera dans une autre dimension. Une dimension où le temps n’aura plus du tout la même valeur. Quel bonheur ! Vous verrez… Vous verrez lorsque vous serez en extase sur votre création, que vous écouterez ses éclats de rire tout en vous demandant comment une telle chose peut être le fruit de deux êtres, et que vous vous surprendrez à interroger votre femme sur ce que vous pouviez bien faire de plus passionnant pour vous occuper avant. Et vous aurez l’impression que la vie était bien fade, car avant n’existera plus ou presque. À l’instant où votre progéniture pointera le bout de son nez, vous vivrez sur son fuseau horaire. Vous serez quelqu’un d’autre. Et si tout va bien, vous serez encore meilleur que ce que vous étiez.

Si je n’ai pas eu d’enfant, ce n’est pas par choix mais parce que je n’ai trouvé personne avec qui partager ce bonheur.

Je devrais lui envoyer cette réplique-là. Elle est simple et concise. Et polie par-dessus le marché. Sauf que comme d’habitude, je l’enfouis là où est réduite toute ma répartie depuis toujours : au fond de ma gorge. Mais cette gorge commence à me démanger autant qu’une piqûre d’ortie. Ce discours rabâché depuis la nuit des temps m’exaspère profondément. Ça pue le jugement planqué. Le bon conseil aiguillé. Comme si le quotidien de tous ceux qui ne voulaient pas ou n’avaient pas d’enfant était terne et monotone. Les gens font ce qu’ils veulent du moment qu’ils le décident. Je pourrais lui citer un tas de contre témoignages sur le bonheur paternel, avec son lot de sales gosses et de vieux merdiques qui leur cognent dessus. Il est parfois préférable de passer son tour lorsqu’on est des parents comme Jacques et Maude Bemaire, créateurs d’un semi dépressif et d’une malade qu’ils n’ont jamais soignée.

— Enfin n’allez pas croire que c’est inné, reprend-il. On ne naît pas père ou mère, on le devient. Ma femme et moi endurions les pires malheurs du monde lors de la conception de notre fille, Alice. La science nous a aidé. Elle a tout tenté durant des années. Et c’est à plus de quarante ans qu’on a enfin pu goûter à ce bonheur. Une fois notre petite dans les bras, on a fait la même erreur que beaucoup ; on a cru que le plus dur était passé. Avec tout ce qu’on avait enduré pour la voir arriver, c’était légitime. Mais on s’est vite aperçu qu’on était qu’au début de l’aventure. Ces petites choses-là ont besoin d’une attention perpétuelle, d’une dévotion absolue. Pour cela, nous ne manquions pas à nos engagements, Jeanne et moi, et Alice a grandi dans les meilleures conditions qui soient. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu quelques couacs, mais bien bête serait celui qui s’en plaindrait. Ah ! j’oubliais…

Dechard ouvre une porte de son buffet hors de prix et sort un cadre plus petit que celui qui prend la poussière. Avant de le poser sur le bureau et de le tourner dans ma direction, il applique le pouce sur la vitre comme je l’ai fait sur la photo de Sara.

— Je vous présente Alice.

La fille a une vingtaine d’années. Elle se tient de trois quarts, façon Johannes Vermeer et sa jeune fille à la perle. Sauf qu’elle n’a pas ce teint blafard et cette mélancolie dans le regard qui dit : « Et que devrais-je faire après ça, Maître ? » De son regard à son sourire, Alice n’est qu’un vaste pétillement de bonne humeur. Même ses cheveux se noyant dans son col de laine semblent chanter : « Nous sommes libres ! Nous sommes libres et si heureux. »

— Elle est très belle.

— C’était juste après Noël. Le dernier.

Donc elle est morte. Un instant j’ai envie de présenter des condoléances, mais je me retiens car ça n’a plus aucun sens. D’autant que ce sont des formules que je ne maîtrise pas et qu’il vaut mieux éviter les maladresses. Il faudrait pourtant dire quelque chose...

Heureusement, il reprend la parole avant que j’aie le temps de sortir une de mes répliques passives :

— Ah, les enfants ! Il ne faut pas que les aimer. Il faut les éduquer, les guider, les protéger. Mais pas trop. Il faut comme on dit trouver le juste milieu. Les parents attentifs que nous étions avons mesuré au mieux ce qui était nécessaire à son éducation. On n’a sûrement commis des erreurs. Donné des punitions parfois injustifiées ou laissé passer des actes répréhensibles. Mais en toute objectivité je pense que notre fille a eu une enfance heureuse. Ça ne nous a pas évité l’adolescence et ses vilaines paroles. On y a eu droit aussi. Hors de question de m’en plaindre pour autant. Certains en ont plus bavé que nous. Et puis ce passage était nécessaire à son expérience. La vie est ainsi faite ; avec ses périodes fusionnelles et de rejets. L’adolescence n’est que l’avant-goût sucré du reste de notre vie.

Jolie formule, me dis-je. Même si pour moi l’adolescence fit plus ressortir l’acidité du sucre que sa douceur.

— Méfiez-vous, monsieur Bemaire. Les années passent vite. On change une couche un lundi, récitons une poésie le mardi et nous réveillons le mercredi en apprenant que notre progéniture entre à l’université. Je ne sais pas quel monde vous aurez à offrir, mais quoi qu’il en soit, profitez. Profitez avant qu’ils partent. Profitez avant de manquer le jeudi et le reste de la semaine avec eux.

— J’y veillerai.

Encore une réplique passe partout, mais elle a le don de laisser planer l’espoir pour tout le monde.

— C’est vers Nancy et son université de médecine que son avenir devait s’inscrire. La première année s’était bien passée. La seconde débutait à merveille. Il faut dire que tout lui réussissait. Elle était brillante, intelligente. Et puis si belle. Déjà toute petite, je n’arrêtais pas de le dire à sa mère sur le ton de l’humour : « Un jour viendra où on sera emmerdé avec son petit museau de chaton. » Parce que les matous venaient déjà gratter à la porte, voyez-vous. Et plus tard, certains sont même venus ronronner dans mes pattes, insolents qu’ils étaient. J’ai vite reconnu le miaulement des chaleurs chez eux, et j’ai pris soin d’en avertir Alice, de la mettre sur ses gardes. Mais Jeanne voulait la laisser libre de faire ses choix, de commettre ses erreurs. Quant à moi j’ai dû manquer de persuasion, car on peut dire qu’elle n’a pas eu de chance avec les garçons qu’elle a fréquentés. Vraiment pas. Et surtout pas le dernier.

La phrase finale a vibré différemment dans son timbre rauque. Cela m’a rappelé lorsque ma mère était fatiguée de nos chamailleries et qu’elle abandonnait la lutte en lançant un ultime : « Arrêtez ! je vous en prie… » qui s’achevait en une larme pas vraiment livrée. Ce qu’il raconte sur Alice commence à m’intéresser. Plus en tout cas que le passage de sa conception. Peut-être qu’avec un peu plus de temps devant nous, j’aborderais le thème de mon enfance avec lui. Car comme Patrice, il possède cet éclat, cette lumière qui attire les maux du cœur. Quand je pense que j’ai rencontré deux hommes de ce calibre en l’espace d’une nuit. Je mesure à quel point je me désintéressais des gens avant.

­— On m'a appelé vers dix heures. C’était un samedi glacial de janvier comme on les aime dans l’est. Jeanne venait de rejoindre des amies. Je l’avais presque forcée à le faire. « Sors un peu. Profite maintenant que notre grande est partie. » Je regrette tellement ces mots. Surtout le dernier. Prémonitoire. Alice venait d’être retrouvée complètement nue et laissée pour morte dans la forêt de Haye. Son pronostic vital n’était pas engagé mais elle avait sombré dans le coma. J’ai immédiatement pris la direction de l’hôpital. Les médecins étaient stupéfaits qu’elle respire encore, car la nuit où s’étaient alternés moult viols et passages à tabac sur ma fille, il faisait - 8 degrés. C’était une sacrée battante. Quant au monstre qui avait commis cet acte odieux, rassurez-vous, ça n’a pas traîné pour lui. On a toujours tendance à montrer du doigt les dossiers mal ficelés de la police, mais on oublie les dizaines de milliers qui aboutissent très vite. Elle s’est réveillée un matin de mars. Des agents de la PJ de Nancy sont venus l’interroger. Ils avait déjà épluché ses connaissances et avaient un œil sur le bonhomme. Ils l’ont coffré. Il a pris 7 ans.

Il marque une pause, un temps mort. Il est doué pour ça. Il me fait penser à ces narrateurs de livre audio. À la différence que ceux-là n’ont pas toujours des histoires aussi tristes à raconter.

— Le temps, monsieur Bemaire. Le temps efface tout à ce qu’on dit. J’ai toujours voulu y croire. J’ai toujours cru en nos institutions et en notre système. Et je ne voyais pas de raison de déroger à la règle. Alice était en vie. Cette ordure pourrissait en prison. Ne restait plus qu’à ce que notre Alice retrouve le goût à la vie en somme. Mais le cœur d’une jeune fille est plus fragile qu’on ne pense. Je ne sais pas si elle a essayé d’y croire après sa sortie de l’hôpital, son procès ou son retour à la fac. Je ne sais même pas si elle en avait la volonté, car l’étincelle de mon chaton avait disparu dès son réveil. Et j’ai su que ça arriverait. Je l’ai su comme nous savons ce qui va tomber du ciel aujourd’hui. Elle s’est suicidée. Il n’a fallu qu’une fois. Et elle n’est pas partie toute seule, puisque Jeanne l’a suivie huit mois après, malade et pleine de chagrin qu’elle était. Et voyez-vous, monsieur Bemaire, pendant ce temps, Anthony Fazzalari vivait. Il vivait.

Alors que le lien entre Dechard et Tino s’éclaircit, je réalise qu’il y a un pistolet juste à côté de la clé des menottes. Mon regard se fige dessus. Il y a une issue très sale qui est en train de se dessiner. Le genre qui se termine comme pour Patrice. Ne sachant pas comment réagir, je me contente de le regarder en affichant l’air le plus convenu possible, ce qui donne chez moi un curieux mélange entre compassion et ralliement à sa cause.

— Inutile de vous en convaincre : la fin du monde a toqué à ma porte bien avant la semaine dernière. J’ai passé une semaine compliquée jusqu’aux arrivées de messieurs Candless et Fernois. Une semaine d’hésitation. Devais-je le faire moi-même ou laisser la nature s’en charger ? Car il était hors de question que la vague me tombe dessus sans être sûr qu’il m’accompagne. Je ne sais pas si j’aurais pu partir sans ça. Je ne sais pas si j’aurais pu dormir une nuit de plus sans savoir.

— Je suis tellement déso…

— Toi, tu fermes ta gueule !

Tino aura tenté de se défendre. Sûrement son unique occasion, car je crains d’être témoin d’une nouvelle horreur.

Le commandant se redresse dans son fauteuil, tousse (ce qui effraie Tino) et continue :

­— Je vais être franc. Avant que Fernois vienne m’expliquer ce qui s’était passé dans la forêt tout à l’heure, je n’avais pour seule et unique intention que de tuer cet homme. Et lorsqu’on m’a signalé sa présence il y a un quart d’heure, j’étais prêt à m’en acquitter le plus froidement possible. Là intervient cette malheureuse Marjorie, à qui ce salaud a failli réserver le même sort qu’à Alice. Mais ce n’est pas tant ça qui m’a perturbé. Non, ce que je n’ai pas compris, c’est pourquoi vous l’avez épargné. Vous auriez pu débarrasser la planète de la crouille qu’il représente. Nettoyer le monde de son existence malsaine. Mais vous ne l’avez pas fait. J’avoue que ça remet beaucoup de choses en question dans mon esprit. Ou plutôt, ça y remet de l’ordre.

Est-ce bien ou mal ? Je suis décontenancé et sans parole.

— Tous ces malheureux qui comptent sur moi pour les emmener en Amérique. C’est louable. Ils veulent vivre. Mais dans quelles conditions ? Veulent-ils repartir de zéro, redonner du sens à la justice, ou continuer à faire cavalier seul, à garder nos secrets en jouant de chantage ? Je vais donc vous poser une question, monsieur Bemaire. Une question ô combien importante pour la suite des choses. Au-delà de notre simple survie, il s’agit ici du sens qu’on voudra donner au monde. Dans cette optique, pensez-vous que je doive user de cette arme et envoyer une balle entre les deux yeux de celui qui a détruit ma vie, ou dois-je le laisser vivre et pardonner ?

Tino n’a jamais eu l’air aussi misérable. Recroquevillé sur sa chaise, il n’est que tremblements et regards prosternés. Je ne serais pas étonné qu’il se soit pissé dessus.

Dechard a pris l’automatique dans sa main. Il se gratte la tempe du bout du viseur avec un grand détachement. Je sens-là l’homme qui a dû accomplir ce geste des milliers de fois à blanc. Peut-être même appliquer le canon à quatre-vingt-dix degrés sur cette même tête et mimer un pan.

— Vous ne répondez pas ?

Non, je ne réponds pas. Je ne sais pas quoi dire. Pourquoi détiendrais-je la réponse à une telle question ? Qui suis-je pour cela ? Je ne suis qu’un anonyme en ce monde. Un paumé parmi d’autres. Un paumé qui a eu la chance de bénéficier d’une éducation – contestable, certes – me donnant un semblant de conscience pareille à la sienne ou celle d’Alice, mais un paumé malgré tout.

Je ne sais plus quoi penser. Cet homme est en train de me retourner la tête. Tout ce que je voudrais, c’est que cette minute s’abrège par magie, rejoindre Julia, poser ma main sur la sienne et espérer ce même regard qu’elle m’a offert sur le mirador. Et l’embrasser.

Au lieu de ça, un type est en train de me demander s’il doit zigouiller une pourriture. De me faire comprendre que cet acte orientera la société que nous tenterons de bâtir. Et qu’il est trop déboussolé du haut de ses 70 ans et de son placard de décorations pour prendre cette décision.

Mais flingue-le, putain ! Tu crois que les conquistadors avaient le cul propre au XVe siècle ? Tue ce connard et partons d’ici.

C’est sur ces mots que je pourrais clore le sujet. Seulement je n’en prononce aucun. Je ne le fais pas car je sais la raison pour laquelle il m’a posé cette question. J’ai accordé ma grâce alors que j’étais hors de moi, hystérique et que plus personne n’avait de contrôle. D’une certaine manière, j’étais comme Tino au moment de commettre ses cochonneries. Mais je suis parvenu à me reprendre, à éviter d’être un meurtrier. Et maintenant que j’ai les idées encore plus claires, que je connais tout de l’horrible parcours de Tino, quel est mon vrai fond de pensée ? Suis-je toujours autant décidé à le tuer à coup de poings, ou ne suis-je pas à côté d’un détraqué dont les chaussures se remplissent d’urine ?

Je me lève.

— Ma sœur est tombée malade lorsque j’étais enfant. Une saleté de maladie orpheline, comme on dit. Il n’y avait pas grand-chose à faire hormis des transfusions sanguines et espérer qu’elle tienne le coup jusqu’à ce que la Recherche élabore un traitement efficace. Mais mes parents ont toujours refusé. Leur foi stipulait que le sang était le reflet de l’âme et qu’il devait rester dans chaque veine de son fondateur. On ne pouvait rien leur imposer ; ils étaient les représentants légaux de Sara. Alors elle est morte. Elle est morte et personne n’a payé, car il n’y a pas de police, de procès ni de peine de prison contre la foi ou la maladie. Vous, vous tenez le responsable physique de celle de votre fille. C’est assurément une crapule manipulée par le diable en personne, mais je pense qu’il doit vivre. Il doit vivre pour que le monde se souvienne qu’on n’échappe pas à la justice. Ça ne sera pas simple. Il y en aura toujours pour vous critiquer. Pour vous reprocher d’avoir laissé vivre un cinglé. Mais le destin d’un homme ne peut pas se tenir dans les mains d’une seule personne. Et la vie, quelle qu’elle soit, est trop précieuse. La paix doit toujours trouver une solution.

Dechard hoche la tête, actionne ses mandibules ; Alice doit se balader partout dans sa tête en ce moment.

Moi, je suis toujours debout.

Et Tino pleure.

— Le laisser vivre m’oblige à le pardonner. Je ne suis pas sûr d’y parvenir.

— Personne ne vous obligera à pardonner ce qu’il a fait. Ce qui ne veut pas dire que vous n’y arriverez pas un jour.

— Mais vous étiez prêt à le tuer il y a quelques heures. Pourquoi appelez-vous à l’humanité et la justice maintenant ?

— Je ne sais pas. Peut-être parce que j’avais oublié qu’en abattant un homme, le nombre de tueur sur cette terre restait identique.

Je ne quitte pas Dechard des yeux. Les siens voyagent et se heurtent dans toute la pièce. C’est la première fois que je le sens déstabilisé.

Au bout de quelques secondes, je ressens un relâchement en lui. Ou peut-être un soulagement. Puis il pose son arme sur son bureau, pousse la clé des menottes vers moi et lance de sa voix de rogomme :

— Partons.

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