17.

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Nous sommes ensuite partis marcher au clair de lune, ou nous avons échangé les plus banales informations de nos vies. À savoir nos âges, nos adresses, nos passions – autant dire que ça a été plutôt vite de mon côté.

Julia a 28 ans. Elle est née à Boise, capitale de l’État de l’Idaho, mais a vécu la majorité de sa vie avec sa mère et sa sœur dans une petite ville nommée Wallace, située dans la pointe nord de l’état – état possédant une forme comparable au département de la Meurthe et Moselle, soit dit en passant. Il y a quelques jours de cela, je n’aurais pas pu m’empêcher d’utiliser mon iPhone pour localiser précisément les lieux et en tirer quelques photos. Aujourd’hui je laisse mon imagination opérer, et ce n’est pas plus mal. Wallace doit être une petite ville pareille à tant d’autres d’Amérique où le destin est ailleurs, avec sa Main Street, son vendeur de voitures et un salon de coiffure qui fait sûrement barbier.

Pamela et Julia ont quitté Wallace pour l’université de Seattle au début des années 2010. Musiciennes depuis leur enfance, il était tout naturel que la ville de Kurt Cobain achève de les propulser dans le milieu rock, notamment après la rencontre entre Pamela et Pitt.

Elle ne s’est pas trop étendue sur son père. Je sais juste qu’il a fait carrière dans un service de la toute puissante administration américaine, qu’il est resté à Boise après le divorce et que lorsque ses filles ont rejoint l’état de Washington, il a demandé sa mutation à Denver jusqu’à sa retraite. Elle a tenu à ajouter que sa présence en Europe n’était justifiée que par son envie de rattraper le temps perdu. Cas classique et stéréotypé du père qui n’a pas vu ses filles grandir, et qui tâche de faire mieux avec le petit fils.

Les minutes défilent et me voient prononcer de plus en plus de phrases que comprend Julia. Je regrette la timidité de mes séjours à l’étranger, car je ne m’en sors pas si mal au final.

Nous utilisons le dos de ses fiches lorsque aucun geste ni mime ne suffisent à répondre à mes questions. Évidemment, ces échanges sont systématiquement en anglais. On commence à emmagasiner pas mal de littérature d’ailleurs. J’aimerais garder toutes ces notes ; les trier ; les relire. Mais le temps passe trop vite. Il est déjà 4 h 15.

Le soleil va bientôt se lever.

À force de marcher, nous nous retrouvons au pied d’un mirador. L’idée ne met pas longtemps à germer en moi et je propose à Julia de gravir l’échelle pour observer le phénomène. Le dernier.

Le champ est maintenant très silencieux. On peut tantôt voir des enfants dormir à même la pelouse, tantôt des parents vautrés dans une chaise, la tête penchant dramatiquement vers un bon vieux torticolis.

Je n’ai pas revu Kamel ni Marjorie depuis près de deux heures. Je sais qu’ils sont là, quelque part, mais depuis ma rencontre avec une musicienne muette Américaine, j’avoue avoir peu à peu oublié de me soucier d’eux.

Mon regard oscille entre l’horizon, qui s’illumine doucement, et Julia. Parfois, je l’observe et me dis bêtement : Tiens, elle ne dit rien, puis me souviens aussitôt qu’elle ne dira jamais rien. Mais ses silences me satisfont. Je n’ai jamais été un grand bavard ; jamais été fort pour écouter non plus. Je me souviens que lorsque je fréquentais Stéphanie, cette dernière était capable de me saouler à un tel point que j’en venais à rêver d’un monde de muets. Ma prière sera bientôt exaucée. Elle le sera et me remplira de regrets dans les derniers instants. Tout ce que Patrice redoutait en somme.

J’espère qu’il me restera au moins le regard de Julia. Celui-là même qu’elle dirige vers moi et qui appelle à quelque chose. Ce quelque chose qu’on ne sait pas, mais qu’on sent. Ce moment où deux êtres se retrouvent à 20 centimètres l’un de l’autre et que cela paraît naturel. L’instant du baiser.

— Julia !

C’est la voix de son père, Bernard.

Elle et moi nous penchons et l’apercevons qui se tord la tête pour nous regarder. Le vieil homme fait un geste de la main pour indiquer à sa fille de venir. Elle lui répond en montrant son poignet et ses cinq doigts. Cinq minutes, je présume.

Il opine du chef et retourne vers les loges.

— Tu dois partir ? demandé-je avec un accent qui s’améliore.

Elle hoche la tête comme son père.

— Mais… où ?

Là, elle me regarde avec stupéfaction, comme si je venais de lui demander si elle savait compter ou un truc élémentaire du même genre. Elle saisit son bloc et commence à gribouiller durant quelques secondes. Un cri perce les bois. Intrigué, je cherche sa provenance lorsqu’elle glisse la feuille sous mes yeux.


Tout le monde attend le bus pour l’aéroport.


Je reste pantois, la bouche mi-close tout en arborant un air sacrément ahuri. Puis je repense à son père me parlant d’avion plus tôt dans la soirée, ainsi qu’aux échanges entre le maire et Kamel. Il y a donc bel et bien un projet d’évasion à Han-sur-Meuse.

— Un avion ? Mais pour quelle destination ?

Chez moi, écrit-elle immédiatement.

Elle ne cache pas sa surprise face à la mienne. Et je la comprends. Elle devait penser que je faisais partie de la soirée et que j’étais un enfant du pays. La vérité est que je n’ai rien à faire ici, et encore moins à être dans la confidence.

— C’est qui, Rémy Bemaire ?

Stupéfait, je jette un œil au pied de notre édifice et remarque un gamin d’une douzaine d’années.

— C’est moi.

— Il faut venir, fait-il. C’est Marjorie. Elle t’appelle.

Je descends les marches deux à deux et saisis le jeune par les bras. Il est tout poisseux de sueur.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Où est-elle ?

Il indique les premiers arbres de la forêt.

— C’est ce type-là, le vieux.

— Le vieux ! Quel vieux ?

— Mais le vieux qui était avec elle ! On discutait, et puis il s’est pointé et m’a dit de foutre le camp parce qu’il avait des trucs à dire à Marjorie. Genre des secrets. Il voulait qu’elle vienne avec lui, mais j’ai bien vu qu’elle était pas chaude. Alors j’ai fait mine de m’en aller mais je suis resté caché. Ils ont un peu causé et au bout d’un moment elle a voulu l’esquiver. Il l’a retenu par les cheveux et l’a cogné à la tête. Elle a hurlé ton nom au moins dix fois. Puis il est parti en la traînant par les pieds.

Un nouveau cri déchire l’aube, réveillant au passage la plupart de ceux qui dormaient.

Je pars en courant vers les bois, plantant littéralement Julia sur place.

Dans ma tête, je sais ce qui est en train de se produire, et je crois bien que je le sais depuis que j’ai pris place dans la 306. Je sais qu’en la laissant sous la surveillance d’un type pareil, il ne pouvait y avoir que des ennuis. Je sais que je viens de trahir Patrice une seconde fois en oubliant Marjorie. Je sais que malgré mes belles paroles, je reste un indéniable lâche, incapable d’aller au bout de mes idéaux. Je sais que rien n’a plus d’importance non plus, que tout va mourir et elle aussi. Mais je sais que s’il y a bien un moment, une heure et une occasion où montrer que je peux faire autre chose que seulement dénoncer des actes et moraliser les gens, c’est en extirpant Marjorie des mains de ce taré de Tino.

Je franchis une barrière tel un cheval au galop, saute au-dessus d’un ruisseau et me retrouve plongé dans la pénombre d’une forêt de conifères.

Les retrouver ne me prend pas longtemps. Guidé par les gémissements de Marjorie et les râles du vieux, je les repère en moins de dix secondes. Il porte toujours son t-shirt blanc qui tranche avec la couleur du sol. Allongé sur le ventre, il fait gesticuler ses jambes comme une araignée, lâchant d’abominables chuts chuuts chuuuts qui me retournent le ventre. Je vois que ses mains cherchent à la fois à couvrir la bouche de Marjorie et à se défroquer. Il a déjà son short au bas des chevilles, et j’espère que c’est bien tout.

Un nouveau cri fait vibrer la forêt toute entière ; rempli de frayeur. Il faut agir. C’est maintenant.

Tel un chat, j’essaie d’allier vitesse et discrétion jusqu’à me retrouver au plus près. Et lorsque je suis assez proche, je bondis et balance le plus grand coup de pied que je n’ai jamais donné dans le flanc droit de Tino. Il grogne comme une bête sauvage et se laisse retomber sur le dos. Il est absolument impossible qu’aucune côte ne soit cassée ; j’ai senti craquer sous mon pied – pied qui souffre, lui aussi.

Je ne jette qu’un bref coup d’œil à Marjorie. Je remarque qu’elle est encore habillée même si une bonne partie de son si juvénile t-shirt de Louane est déchiré. Elle paraît touchée au visage mais je pense que c’est superficiel et qu’elle a clairement évité le pire.

Aphone, Tino a lâché prise. Il cherche son souffle et n’est pas prêt de me donner la réplique avant plusieurs minutes. Je pourrais en profiter pour ficher le camp avec la fille, mais le voyant là, minable avec sa demie molle et ses pauvres jambes à confondre avec des branches, je me sens soudain inondé d’une colère rouge comme on en a peu dans une vie.

Une part de moi se sent toujours aussi responsable d’avoir laissée Marjorie à la merci du danger. Une autre est vraiment lasse de voir cette déchéance humaine que représente Tino.

Certains actes semblent parfois provenir tout droit de notre génome néandertalien. Et c’est exactement ce qui m’habite lorsque je me mets à califourchon sur lui avec pour seul but de donner la dérouillée du siècle. Il tend ses mains sales et puantes en guise de protection, mais ça n’empêche rien. Je frappe. D’abord au visage puis sur le torse, de la base de mes poings. Je cogne par la droite. Je cogne par la gauche. Mes poings reviennent sur sa gueule, sa misérable gueule juste bonne à s’en prendre aux gamines. Les coups s’enchaînent dans un bruit de craquement, d’éclatement, de liquide jaillissant. Je vais le tuer. Je vais cogner cette pourriture et ne laisser que de la bouillie à l’emplacement de sa tête. Je vais faire ça et ne serai jamais puni.

Mes doigts sont en sang. Il y a le sien. Le mien. Mais tout ça n’a plus d’importance : il doit crever. Il ne mérite pas de partir avec la vague, de faire partie des derniers, de ceux qui luttent jusqu’au bout et qui ont eu l’honneur de vivre plus longtemps que Sara. Les raclures de son espèce ne peuvent pas être mises sur le même piédestal.

Dans mon dos, je sens qu’un tas de regards sont en train de s’abattre sur moi. Probablement celui des riverains, du maire, de Kamel ; il y a peut-être même Julia. Ça devrait me calmer, me ramener à la raison. Mais c’est encore pire. Je veux qu’ils voient. Je veux qu’ils voient ma haine, ma colère qui se matérialise enfin. Ce n’est plus Tino l’agresseur de Marjorie que je discerne à travers ses yeux vides, ce sont mes parents, les tueurs de ma sœur.

Je dois mettre un terme à tout ça.

J’aperçois une pierre à ma droite, que je saisis des deux mains. Lorsqu’elle retombera sur lui, il ne subsistera que quelques spasmes nerveux au bout de ses doigts, et ce sera fini.

Je la soulève et m’apprête à l’écraser sur le crâne de Tino. Mais je suis bousculé par quelque chose. Le caillou retombe sur son abdomen inerte.

— Arrête !

C’est Kamel. Il ouvre et écarte ses mains pour me pousser à me calmer. Mais l’adrénaline coule encore à flot en moi et je cherche immédiatement à le contourner pour achever mon travail.

Il me ceinture.

— Arrête putain ! Arrête. On en a besoin.

Je me défaits de lui et me redresse, hors de moi et uniquement guidé par la rage et la violence. Kamel aura beau tout tenter, je suis tel un alcoolique désensibilisé au moindre coup.

Il essaie une nouvelle fois de me retenir mais je me défaits facilement et frappe Tino dans la jambe. Ce dernier ne réagit pas. Il est peut-être mort. Cela expliquerait pourquoi j’ai l’impression d’avoir cogné dans un sac de sable.

Je ramasse la grosse pièce et m’apprête à lui défoncer le crâne.

— Arrête ! hurle Kamel. Arrête.

Il ne peut plus rien pour m’en empêcher.

C’est alors que le coin de mon œil entrevoit Marjorie. Elle est pétrifiée et peut-être autant apeurée de moi que de Tino. C’est sûrement ce qui me fait retrouver mes esprits. Qui me canalise enfin.

Je relâche ma masse improvisée derrière mon dos.

— C’est grâce à lui qu’on va vivre, reprend Kamel. Laisse-le.

Vidé, je me laisse choir dans un tas de feuilles et pose ma tête entre mes genoux.

Lorsque je la relève, le maire est bien là, comme je l’avais prédit, mais entouré d’une dizaine de personnes. Parmi eux un type avec une carabine. Le canon est pointé vers le sol mais son doigt est bel et bien sur la détente.

Je ne vois pas Julia dans le lot. J’ose espérer qu’elle est restée auprès de son père et qu’elle n’a pas vu le fou qui sommeille en moi.

Une femme s’approche de Tino et se met à le palper un peu partout. Les autres restent immobiles, le regard anéanti ; ce genre de regard que j’ai vu toute la semaine dernière sauf dans ce village.

— C’est bon, il respire. Il est solide.

Je sens le soulagement dans l’assemblée.

— On le prend pas ! déclare le mec au fusil, tel un procureur.

La situation pourrait laisser croire qu’il fait allusion à Tino et à sa gueule cassée, mais j’ai l’intime conviction qu’il s’agit de moi.

— C’est bon, temporise Kamel. Il n’est pas mort, ça ne change rien à ce qu’on s’est dit.

— Le deal était de lui ramener Tino. Pas son ombre à moitié tétraplégique. Putain ! Mais t’es un grand malade, ajoute-t-il en me fixant.

— Il a juste voulu défendre la fille, reprend Kamel.

— Mais on en a rien à branler de c’te fille. C’est Tino qu’il veut pour qu’on puisse monter dans ce putain d’avion. Comment on va faire si il crève avant d’arriver à la base ? Tu mettras une perruque à ton pote ?

Le maire n’a toujours rien dit. J’ai de plus en plus de mal à croire que c’est lui qui prend les décisions ici.

— Je vais m’en occuper, dit Kamel. Il va vivre et tout va se dérouler comme prévu.

Il s’écoule une poignée de secondes aussi épaisses que les fougères qui nous entourent.

— Y’a intérêt, Kamel. Y’a intérêt. On te doit une fière chandelle, mais je manquerais pas de dire que c’est toi qu’a cautionné tout ça si ça allait à sentir la merde.

Deux balaises s’approchent de Tino et le soulèvent comme une brindille. De là, ils rejoignent le reste du groupe et tout le monde évacue les bois, probablement vers le chapiteau. Avant de disparaître, le type au fusil se retourne et nous lance :

— Et ne traînez pas. Les bus sont en route.

La forêt retrouve son calme. Et nous restons là, Kamel, Marjorie et moi, à écouter les oiseaux chanter et le vent souffler dans les arbres. J’aimerais faire durer ce moment de plénitude une paire d’heures, mais il y a des choses à régler.

— Qui c’était celui-là ? demandé-je. On l’avait pas vu de la soirée.

— Luc Rommel, un adjoint du maire. Mais on s’en branle à l’heure qu’il est. Ce qui compte, c’est que l’autre con soit en vie, et ça a bien failli ne pas être grâce à toi.

Mes mains dégoulinent de sang. Je repère un petit court d’eau dans lequel je les rince. Une plaie apparaît plus large que les autres. Un vieux mouchoir, retrouvé au fond de ma poche, fera l’affaire pour stopper l’hémorragie.

En retournant m’assoir, je constate que mes mains tremblent encore. Je les glisse sous mes fesses pour me calmer.

— Qui est ce Tino ?

— Un tolard. Mais un tolard que le commandant veut voir à côté de lui dans l’avion qui va foutre le camp d’ici.

Le commandant !

— Je comprends rien ! haussé-je.

Et j’hausse si fort que je sens bien qu’un frisson vient de le parcourir le long du dos. Maintenant qu’il a vu de quoi j’étais capable, une part de lui va me craindre pour un bout de temps.

— OK, Rémy. OK. Je vais tout t’expliquer. Mais alors ouvre bien tes oreilles parce que c’est le plus grand coup de pot de l’univers.

Puis il s’installe sur un fagot de bois, croise ses bras et entame son récit.

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