18.

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Quand j’ai fini mon chantier, j’ai mis quelques temps avant de me décider à rentrer chez moi. Autant dire que je ne m’attendais pas à un tel bordel sur les routes. Embouteillages, voitures abandonnées, routes coupées ; trouver un itinéraire convenable m’a couté presque trois jours. Hier, j’étais sur la route entre Saint-Dizier et Bar-le-Duc lorsque ma voiture a calé. Tous ces détours m’avaient foutu à sec en l’espace de 100 misérables kilomètres à vol d’oiseau.

J’étais en train de tourner en rond autour de ma chère 306, à me dire que je l’avais bien dans le cul, quand j’ai entendu le bruit d’un moteur se rapprocher. Et c’est là que ce type, Rommel, est sorti de sa bagnole en me narguant de ses deux putains de jerrycans. Donc, j’te cache pas que j’étais un peu colère avant même d’ouvrir la bouche. Surtout que le type ne s’est pas présenté en disant bonjour, mais en me demandant ce que je faisais dans la vie. Sûr que j’ai trouvé ça chelou. Enfin… ça m’a pas empêché de lui répondre mécano-soudeur, et ça a eu tout de suite l’air plus important qu’un lingot d’or dans ses yeux.

Il a agité ses bidons et m’a dit que pour me les filer, faudrait d’abord que je vienne avec lui rendre un petit service. J’avoue que j’aurais très bien pu lui casser la gueule et lui voler le carburant, mais j’étais un peu curieux, et les deux gars qui viennent d’embarquer Tino l’attendaient dans sa voiture avec leurs bras de charretier. Alors je suis monté avec eux.

On a roulé une quinzaine de minutes, jusqu’à la base aérienne 113 de Saint-Dizier. Tu connais ? Bref, peu importe. Durant le trajet, il m’a raconté qu’il était l’adjoint d’un maire d’un bled de la Meuse. Que ce dernier avait des contacts avec un commandant de la base. Et puis il m’a aussi dit qu’il y avait une bande d’Américains avec un plan de vol, et qu’un type devait être retrouvé. Tout un tas de trucs que j’écoutais que d’une oreille. D’une part parce que j’y comprenais rien, mais surtout parce qu’on venait de s’arrêter dans un hangar face à un authentique A400M flambant neuf. Pas le genre d’appareil qu’on a l’habitude de voir tous les jours.

Avant toute chose, j’ai demandé comment un tel engin avait pu se retrouver là, dans une base destinée aux avions de chasse. Rommel m’a expliqué qu’il y avait eu un exercice ou je sais pas trop quoi dans le secteur et que le pilote avait dû atterrir à Saint-Dizier pour une raison technique – un truc qui aurait été réparé dans la foulée s’ils n’avaient pas appris que la planète était dans la merde.

Une heure plus tard, presque tout le personnel de la base avait déserté, même les pilotes. Sauf que l’avion, lui il était resté au hangar. Avec sa panne.

On est descendu de la voiture. Il m’a présenté au maire Fernois, qui rodait dans le coin depuis le matin, puis à une fissure fendant un axe du train d’atterrissage du mastodonte. Pas de bol : le seul gros porteur du coin se trouvait cloué au sol à cause d’un défaut de train d’atterrissage ! Et y’avait pas le moindre type capable de faire deux cordons de soudure dans les parages. Enfin… personne jusqu’à maintenant, ce que je commençais doucement à comprendre.

J’y connaissais que dalle en aviation et étais loin d’être qualifié dans le domaine – je n’ai pas manqué de le faire savoir. Sauf que là, le problème était purement métallurgique et n’avait que faire des règles d’aéronautique. C’est d’ailleurs ce que m’a dit le commandant un peu plus tard : « Notre mécanicien n’est pas plus compétent que vous. Il est seulement plus absent. »

Et c’était vrai. J’ai réparé en une bonne heure. Et encore, parce que je suis un gars qui peaufine au taquet. L’important était surtout de souder avec les bons alliages. Mais l’avantage quand on est sur un site de l’armée de l’air, c’est qu’il y a tout sur place ; leur manquait finalement que le personnel qualifié à la tâche.

Lorsque j’ai dit avoir terminé, ils m’ont tous regardé avec des yeux ébahis – une joie franchement malsaine chez Rommel. Puis le maire m’a remercié et m’a dit que j’étais le bienvenu à bord. Mais moi, tout ce que je voulais, c’était mes bidons de sans plomb et ficher le camp du coin. Les dernières infos que j’avais entendues étaient mauvaises, et je trouvais complètement débile de vouloir aller crever de faim à l’autre bout du monde plutôt qu’ici. Mais j’étais encore loin de m’imaginer l’ampleur du projet.

J’ai demandé à Rommel de me raccompagner à ma voiture, comme convenu. Contrairement au maire, ce pourri n’avait pas l’air aussi vendeur de gratitude, car il a opiné et a commencé à prendre le chemin du parking. Que je les ai aidé dans leur merdier ne nécessitait pas de remerciement de sa part ; vingt litres d’essence faisaient bien l’affaire. Mais Fernois, qui est un homme ayant bien plus de suite dans les idées, m’a retenu et a insisté pour me présenter au commandant de la base.

On est monté au deuxième étage des bureaux. On a causé sérieusement. Et comme je vois que t’as le rond des yeux qui devient carré, je vais essayer d’être le plus clair possible à son sujet.

Quand tu le rencontreras, il pourra pas te laisser indifférent. C’est impossible. Il représente tout ce qui se fait de mieux en matière de dignité, de charisme et d’autorité. L’armée dans toute sa splendeur. Du moins, celle que tu vois au cinéma. Celle des héros et des patriarches honorables. Ce type en est un. Un putain de seigneur je dirais même. Tu sais, j’ai vu comment tu me regardais quand on picolait tout à l’heure. Je sais que t’as dû te demander pourquoi un Arabe buvait de l’alcool. Ben j’suis pas religieux, c’est aussi simple que ça. Mes parents l’étaient. Mon frère aussi. Mais pas moi. C’est comme ça. J’ai jamais pu me faire au principe qu’un type que j’ai jamais vu sache mieux que moi comment je dois diriger ma vie, et encore moins l’idée que son bouquin écrit y’a des siècles puisse m’apporter quelque chose. Pourtant j’t’prie de croire que si ce commandant était le gourou d’une secte, il embrigaderait n’importe qui. Moi le premier. Je n’ai jamais vu quelqu’un de pareil.

C’est lui qui m’a parlé de Tino pour la première fois, et il n’y est pas allé par quatre chemins : « Je voudrais que vous alliez à Metz. Plus précisément au pénitencier de Queuleu où doit se trouver monsieur Anthony Fazzalari. Et que vous me le rameniez ici. Après quoi je pourrais vous garantir une chance de survie en partant d’ici ».

Puis Rommel a usé de sa voix la plus attendrissante possible : « Le commandant Dechard est le seul pilote capable de nous mener à l’abri de la vague. Sans Fazzalari à ses côtés, comprenez qu’il n’ira nulle part. Il y a un village entier qui pourrait être sauvé grâce à vous ».

Je n’ai jamais pu déterminer le lien qui les unissait, Tino et lui, mais j’ai tout de suite vu dans les yeux du commandant que ce n’était que de l’esbroufe, qu’il ne sacrifierait jamais le peu de gens qui restaient sur cette base ni un village entier pour un caprice. Que j’accepte ou pas, il piloterait cet avion. Les circonstances étaient telles qu’il se prêtait à la comédie de l’ignoble Rommel.

Bien sûr, j’ai voulu demander pourquoi personne ne s’était encore bougé l’arrière-train pour déloger ce gus plus tôt. Et puis j’ai compris par moi-même qu’il n’en avait tout simplement parlé à personne d’autre dans cette pièce.

J’ai demandé : « Et Fernois, qui si je vous suis bien est le maire du fameux village à sauver, c’est quoi son rôle dans tout ça ? »

Le maire Fernois avait le privilège de détenir en sa commune un homme aux ramifications inespérées. Un homme de passage ayant la possibilité d’organiser un vol transatlantique ainsi qu’un projet de survie aux États-Unis. Cet homme, je crois que tu l’as entraperçu. Il s’agit de Bernard Candless, un ex agent du FBI qui s’avère être aussi le père des deux gonzesses du groupe LTH. Leur histoire ressemble un peu à la mienne. Comme moi, à force de détours, ils se sont retrouvés coincés près de Han-Sur-Meuse.

Candless a rapidement parlé de ses amis de Denver à Fernois, précisant qu’il lui fallait juste un téléphone pour arranger un coup. Peut-être faire atterrir un avion ou envoyer un hélico qui les enverrait le plus loin possible à l’est. Il n’avait pas vraiment de projet à ce moment, il voulait surtout pouvoir joindre quelqu’un.

Dans un premier temps, ce bon maire n’a pas su quoi dire puis a repensé à ce vieux copain d’armée qui avait fini commandant à la BA 113, lieu où les téléphones satellites devaient encore se trouver. J’te fais pas de dessin sur le degré de chance absolument dantesque de ces trous du cul, puisque le commandant Philippe Dechard était encore là à leur arrivée, tenant compagnie à moins d’une dizaine de fidèles à l’armée de l’air.

Bien sûr qu’il se souvenait de Fernois.

Bien sûr qu’il avait un téléphone satellite.

Bien sûr qu’il voulait bien lui prêter.

Bien sûr qu’il était possesseur d’un A400M (légèrement endommagé).

Et bien sûr qu’ils allaient trouver quelqu’un pour réparer cette vilaine fissure.

Deux heures plus tard, j’avais une torche de soudure entre les mains et me chargeais de la tâche.

Quoi de mieux qu’un petit concert pour fêter ça ?

Quant à moi, on m’a filé un téléphone satellite, histoire que je prévienne Déchard dès que j’avais trouvé son gars, et j’ai pris la route. Je savais pertinemment que j’aurais pu me garer à 5 km et revenir quelques heures plus tard en affirmant que la prison était vide, mais je me sentais investi dans ma mission. Ça me coûtait rien de vérifier.

Je suis arrivé à Metz en fin d’après-midi.

La prison était belle et bien abandonnée, mais que de ses geôliers. Tous les captifs étaient à l’intérieur, livrés à eux-mêmes dans leurs cellules, avec une semaine de ration de bouffe et d’eau. Ces enfoirés de matons auraient au moins pu libérer les dealers d’herbe et les fraudeurs à l’assurance. Mais non, ils avaient préféré leur filer un peu à graille comme on laisse un os à un chien qu’on attache puis abandonne au pied d’un arbre.

J’ai pas eu de mal à trouver sa piaule. Il y avait un registre dans lequel tout était inscrit ainsi que toutes les clés qui s’y référaient. Je me suis pointé devant sa porte et j’ai ouvert l’œilleton. On aurait dit une momie sur son lit. Il puait rien qu’à le voir et paraissait déjà crevé.

J’ai tapé sur le passe-plat pour attirer son attention. Il a levé la tête et s’est traîné comme une merde vers moi en tendant la main. On a discuté à travers la porte, ignorant les dizaines de tolards qui gueulaient qu’on leur ouvre.

Je lui ai dit que j’étais là pour lui. Que je lui voulais rien de mal. Et pour le convaincre de me suivre, j’ai simplement eu besoin de mentionner son frère Julien pour créer une étincelle revigorante dans son regard. C’est le commandant qui m’avait conseillé cet argument au moment de partir ; d’inventer une histoire à la con où j’aurais rencontré son p’tit frère dans un abris souterrain de Haute-Marne. Le type aurait été pris d’une fièvre de cheval et aurait supplié à ce qu’on lui ramène son frangin Tino. Je ne sais pas si c’était vrai mais le scenario tenait la route. Ça ne demandait pas beaucoup d’imagination en cas de questions.

De toute façon, je crois bien que j’aurais pu raconter n’importe quoi du moment que je le laissais sortir. Mais sans l’astuce de Dechard, rien ne garantissait qu’il se taille pas une fois dehors. Au moment de déverrouiller sa cellule, c’est exactement ce que je craignais. Mais il ne l’a pas fait.

On a quand même laissé un trousseau de clé à un détenu qui avait une bonne tête, et on lui a laissé le choix de libérer qui il avait envie. On lui a refilé le bâton merdeux en somme.

Une fois dehors, j’ai prétexté une envie de pisser pour utiliser le téléphone satellite – je connaissais pas ce type et préférais pas qu’il m’entende. Dans sa tête on partait retrouver son frère derrière Saint-Dizier. Hors de question de le faire douter. C’est Dechard en personne qui m’a répondu : « Parfait. À tout à l’heure. »

On a déguerpi la zone, et vous êtes apparus sur notre chemin un quart d’heure plus tard.

Voilà.

Bon, je te l’accorde, c’est carrément tordu, certainement immoral et un brin cynique tout ça, mais voilà comment on gagne un ticket pour l’Idaho, mon vieux. Un ticket dont toi et Marjorie allez bénéficier d’ailleurs. Je me suis arrangé avec Fernois et Rommel.

Alors, qu’est-ce que t’en dis ? C’est pas un sacré coup de cul tout ça ?

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