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Ceci est un message d’urgence du Ministère de l’intérieur.

Avis à la population :

À compter de jeudi 21 juin, 8 heures, tous les habitants devront se trouver au point le plus bas de leur domicile (cave, garage, parking), munis d’un maximum de vivres.

Isolez-vous de l’extérieur.

Évitez tout effort inutile.

Respirez lentement et parlez le moins possible.

Ceci est un message d’urgence du Ministère…



Trois jours que la radio diffuse ce discours. Et je l’écoute toujours avec ce même espoir : celui d’entendre surgir une bonne nouvelle ou l’annonce du canular du siècle. Mais ça ne vient pas. Les boucles s’enchaînent et nous rapprochent du terme.

Le volume diminue. Je sais pourquoi : les piles se meurent. J’en ai dans un tiroir et pourrais les changer, mais comme je ne présage plus aucune évolution dans cette annonce réenregistrée, je laisse le poste s’éteindre à tout jamais.

Cette dernière nuit était de toute façon promise à des complications.

Je retire les mains de derrière ma tête, constate que j’ai des fourmis dans les doigts. Je sais que ça ne durera pas, que la sensation s’estompera jusqu’à me quitter. Pourtant cet inconfort me perturbe autant que ce drame qui plane au-dessus de nos têtes, et je ne trouve pas de mot pour qualifier à quel point c’est dérisoire.

Je laisse passer plusieurs secondes avant de me rouler sur le matelas, à la recherche d’une zone froide. J’y fais danser mes jambes en quête d’un effet rafraîchissant. Résigné, je soupire un vent aussi chaud que l’air ambiant.

Dehors il fait encore jour. Il y a un type qui gueule : « Je vais te crever, enculé ! » après je ne sais qui et une pauvre femme qui pleure comme un veau. Je suppose qu’ils doivent être ensemble puisque je n’entends qu’eux depuis des heures ; à croire qu’ils vivent sous mon balcon. Je pourrais ouvrir ma fenêtre et appeler au silence. Mais je n’en ai ni la force ni l’envie. Peut-être ai-je un peu peur aussi. Je pense qu’en ces temps tourmentés, on peut mourir pour moins qu’une réprimande depuis un balcon. Avant que l’électricité ne soit coupée, on en a entendu de sales histoires.

La rue n’est plus qu’un concert de beuglements et de bris de verres, entremêlés de coups secs et sourds comme si l’on frappait sur des ramettes de papier. Je ne sais pas après quoi certains se défoulent, mais autant dire que je n’ai pas très envie d’être auprès d’eux pour le vérifier. J’imagine facilement le chaos et l’inhumanité qui doivent régner dans le reste de la ville.

Enfin, je suppose…

Peut-être que ces gens ne s’en tiennent qu’à casser des carreaux, à défouler leurs nerfs en maudissant la fatalité. Dans le modèle de Kübler-Ross, ils en seraient au stade deux : la colère ; un statut ne laissant guère de temps jusqu’à l’acceptation. Surtout lorsqu’il reste les étapes de la dépression et de la négociation entre les deux.

Pour ma part, je pense toujours me situer au bas de la dépression.

Tandis que mes voisins braillent, que d’autres se tapent dessus ou s’en tiennent à détruire la voie publique, je repense au message du gouvernement. Je n’ai pas l’intention de suivre leur consigne. Ni aucune envie de me confronter aux différents degrés de fraternité de mes semblables. Néanmoins, je me demande si mon immeuble disposera encore de caves lorsque l’heure fatidique adviendra. Je ne serais pas étonné d’y trouver le vieux Gérard Defranche, arme à la main, refusant de partager sa case avec une famille ou seulement les enfants qui la composent. Je ne serais pas étonné non plus d’assister à des scènes tragiques, comme le sacrifice d’un père offrant son air aux siens par exemple.

Je ne me fais pas d’illusion : tout le monde ne disposera pas d’un abri contenant un volume d’air suffisant pour y respirer deux jours. D’ailleurs c’est absurde, personne ne sait si ça durera deux jours, deux ans ou deux siècles. En presque une semaine de cogitation, j’en suis venu à la supposition que plus des trois quarts de la population mourra à l’impact. Que les autres, les réfugiés des catacombes, ne retarderont leur mort que de quelques heures ou jours. Et tous mes chers voisins feront partie de ce lot.

J’ai toujours été quelqu’un de pragmatique et de logique. Même si les box se situent trois mètres sous terre et qu’ils résistent au poids du déferlement, l’eau finira par passer, l’air par manquer. Et en admettant que le meilleur des bricoleurs soit parvenu à étanchéifier chaque interstice, à dégoter des bouteilles d’oxygène, un système régénérant ou je ne sais quel autre type de machine lui permettant de survivre plus d’un mois ou deux en totale autarcie, je me demande bien qui lui dira : « C’est bon ! Vous pouvez sortir maintenant ! » Un communiqué officiel à la radio ? Selon moi, et sauf si l’État espère repeupler la Terre d’amphibiens, il n’existe aucun espoir de survie depuis une cave.

Cette épreuve va dévoiler ce qui se fait de pire et de plus beau dans notre humanité. Nos élites l’ont certifié à la radio hier : « Rien ne doit anéantir notre foi ni notre courage face à l’adversité. » Je sais qu’ils devaient dire quelque chose, donner un peu d’espoir tant que la société existait encore, mais je me demande qui a bien pu pondre ça, au ministère ? Qui s’est dit qu’au moment de mourir, certains ne songeraient qu’à la survie de notre Genre ? Comment croire que depuis la surface notre dernière préoccupation sera la grandeur de l’humanité ou celle de la France ? Évidemment, pour eux, qui seront planqués dans un bunker militarisé et enterré à deux cent mètres de profondeur, l’adversité sera beaucoup plus facile à braver que dans un parking souterrain inondé ou une station de métro se remplissant de minute en minute. Pour sûr, ils auront tout le temps de philosopher sur la nature humaine.

Je balance mes jambes hors de mon lit et pars errer au cœur de mon propre appartement. De toute façon, entre ce vacarme et ce que demain augure de mauvais, j’imagine mal un être humain normalement constitué capable de dormir. Je pourrais utiliser un somnifère – voire tout le tube de somnifères… l’idée m’a bien traversé l’esprit, je l’avoue. Mais non. J’ai d’autres intentions. Je veux me tenir droit et à l’air libre lorsque Kathairesis pénétrera dans notre atmosphère. Je veux admirer cette boule de fer, de roche, et de tout un tas de matériaux issus du fin fond de l’espace fendre notre ciel. Je veux observer le panache de feu qui le suivra jusqu’à l’impact. Je veux entendre son ronronnement, que j’imagine, et la détonation que produira sa collision avec la surface de l’Atlantique et qui mettra sûrement plusieurs heures à nous atteindre. Face à cette scène, ma propre sueur m’éclaboussera probablement les yeux, mais je compte m’y tenir. Je veux respirer aussi longtemps qui me le sera autorisé. C’est encore facile pour moi de prévoir mon attitude. Je dirais aussi facile que de se sentir apte à sauter à l’élastique avant de se retrouver à pieds joints face au précipice. Mais je reste lucide : rien ne certifie que je respecterais mon plan. Peut-être que je me roulerai par terre, pleurant comme un gamin perdu dans son lit après un cauchemar, que je balancerai de grands coups dans la gueule du père Defranche pour lui piquer son caisson. Ou peut-être que j’aurais fini par me foutre en l’air bien avant de renifler le vent marin, comme tous ces désespérés dont on parlait à la télé il y a moins d’une semaine. Je ne garantis plus rien. Les seules choses qui soient sûres, c’est que je dispose d’une dizaine d’heures avant de tenter de mettre ce programme à exécution. Et que je serai seul pour l’accomplir.

Je continue à jongler entre salon et chambres, tâtonnant le vide et me cognant aux montants de porte malgré les ultimes lueurs du jour. Je quitte chaque pièce en me demandant pourquoi j’y étais venu. Je ne sais pas ce que je recherche en faisant ça. Me rappeler que je vis encore ? Stimuler ma mémoire en fouillant chaque chambre ? Point de vue passion et souvenirs chaleureux, il n’y a pourtant pas grand-chose à ramasser par ici. Aucune femme n’a vécu suffisamment avec moi pour amener sa touche déco, et je crois bien que la moitié des tiroirs et placards de la kitchenette n’ont jamais été ouverts depuis le premier état des lieux. Malgré ces huit années en ses murs, cet appartement est aussi impersonnel que l’espace séjour d’un Ikea. Un couple de bobos parisiens en recherche de logement le qualifierait de « sans âme » à juste titre. Mais c’est ici que je suis pour le compte à rebours.

Je marque une pause dans le salon, qui demeure désormais l’endroit le plus lumineux. Je m’assois doucement pour ne pas faire grincer le vieux canapé et pose mes mains contre sa surface en cuir. Et de marcher la tête vide, je me mets à attendre assis, la tête toujours aussi vide.

Je suis là, seul. J’aimerais songer à des choses agréables et mieux meubler ce peu de temps qu’il me reste mais les souvenirs n’affluent pas ; Kathairesis a pris tellement d’importance que toute remontée antérieure à cette dernière semaine est impossible ; à croire que nous nous sommes tant mis à profiter et à compter chaque seconde que sept jours pèsent plus que les millénaires d’humanité qui ont précédés.

Une image me revient souvent : celle de mes deux voisins, le jour où tout s’est su. Elle se place en transparence devant chaque souvenir que je cherche à revivre, derrière chaque sensation que je cherche à ressentir. Elle m’obscurcit au point de ne même plus me remémorer les traits de Sara, ma petite sœur morte dans mes bras. À la place, c’est ce jeune couple qui occupe mon esprit, et je ne sais pas pourquoi.

Toujours la jalousie, sûrement.

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