3.

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Mon désir de dormir s’est échappé et a fait place à un curieux besoin de me mélanger à la société.

Après avoir tourné en rond dans des quartiers que je ne fréquente jamais, je finis par m’arrêter dans le centre-ville et me mets à errer dans ses rues mêlant à la fois consternation et agitation. Le chaos a déjà envahi la cité.

Rue des Clercs, je tombe par hasard sur un vieux copain de lycée avec qui nous commençons à ressasser notre adolescence comme deux retraités dans un bar PMU. Nous buvons. Buvons beaucoup – et gratuitement. Nous refaçonnons un monde à notre idée, son avenir et son passé.

Enfin, surtout le passé.

À la télévision, qui tourne en boucle dans les différents bars en libre-service, nous apprenons qu’un suicide collectif a eu lieu au sein d’une secte canadienne, entendons parler de meurtres gratuits, de viols, de magasins pillés en toute impunité. La dégringolade n’aura pas tardé. Quand je repense à la fiction, à ces films et séries où l’armée et la police y accomplissaient leur devoir aveuglement jusqu’à la dernière seconde, je me marre bien. À croire que le bidasse ou l’agent en faction n’a pas de famille, qu’il est autrement constitué que ceux qu’il contient à coups de matraque. Dans la réalité, le système s’effondre presque instantanément. Les services publics n’ont plus aucune raison d’être, et c’est logique. Le monde peut donc continuer de chuter. Mais en roue libre désormais.

Beaucoup de gens nous entourent ; ivres pour la plupart. Certains parlent des « 17 » et croient dur comme fer à leur version. Je découvre que 17 est le nombre de physiciens, astronomes et autres spécialistes pour lesquels l’astéroïde va soit nous éviter soit se désintégrer totalement dans notre atmosphère. Deux Suédois prétendent même qu’il passera 10 000 kilomètres à côté de nous. Certains arguments tiennent peut-être la route, mais je n’ai pas suffisamment de recul ni de connaissance en astrophysique pour valider ou contredire leurs théories. Je les laisse parler ; parler c’est tout ce qu’il nous reste. Et un proche avenir mettra tout le monde d’accord.

Je traîne, racole et m’enivre comme ça jusqu’au matin.

Vers 7 heures, saoul, je zigzague librement au volant de ma voiture à travers la ville déserte et déjà jonchée de cochonneries. Par miracle, je parviens à me garer devant ma résidence et, pantelant, prends la direction de l’entrée principale.

Au pied de l’immeuble, un couple se torture la langue comme dans un combat de lézard. Ce sont les nouveaux arrivants du deuxième étage. Trois semaines qu’ils ont emménagé et déjà plus grand monde ne peut supporter leurs cris indécents une fois 20 heures passées. Quant à ce hall, il est devenu le théâtre de leur déchirante séparation quotidienne, faite d’embrassades et d’accolades interminables.

La fille, un peu gênée, est la première à reprendre son souffle. Elle me lance un franc : « Bonjour, monsieur Bemaire », que son concubin appuie d’un sourire radieusement faux comme s’il cherchait à adoucir un jugement de ma part. Je suis étonné. M’estiment-ils aussi vieux jeu que notre concierge ? Je ne pensais pas dégager son attitude puritaine et coincée. Et puis cette façon de m’appeler « monsieur Bemaire », mon dieu ! mille cheveux ont dû blanchir aussi sec sur ma tête. Me voilà autant surpris que déçu, mais je me prête volontiers au rôle qu’ils m’attribuent et commence à les reluquer des pieds à la tête tel un instructeur face à ses recrues. Une chose me heurte aussitôt. Ni l’un ni l’autre ne paraissent affectés par les événements ; pas de tristesse, d’amertume ou de panique dans leurs yeux. Moi qui croyais qu’ils s’échangeaient les baisers de la fin, je commence à me demander s’ils n’ignoreraient pas leur destin.

Ils sont là, à me regarder d’un air perplexe ; cet air qu’ont les gens qui s’aiment et qui se sentent protégés par leur complicité. J’acquiers une certitude définitive : ils ne savent pas. Et ce constat, aidé d’alcool et de fatigue, me propulse dans une curieuse léthargie. Je les imagine rentrer chez eux hier, s’embrasser avec fougue et faire aussitôt l’amour de joie. Livres de recettes en main, ils concoctent ensuite le meilleur des dîners. Un dîner rien que pour eux ; rien que pour leur amour ; le monde peut bien s’écrouler, il n’existe rien de plus puissant que leurs sentiments respectifs. Je les écoute s’évoquer leur journée, la manière dont chacun a manqué à l’autre, et j’entends leurs explosions orgasmiques lorsqu’ils refont l’amour sur la table de la cuisine. Tandis que je me torchais avec ce vieux pote dont j’ai déjà oublié le prénom, eux s’endormaient dans les bras l’un de l’autre, sans s’être une seule fois connectés au monde via leur smartphone ou leur télévision.

Cette chimère n’en est peut-être pas une. Ainsi s’est probablement déroulée la première de leurs dernières nuits.

Je ne dis rien au sujet de Kathairesis et me contente de leur rendre la politesse, usant d’un ton qui me fait sûrement passer pour un détraqué. Après un ultime baiser, ils partent chacun de leur côté apprendre qu’ils vont mourir.

Je rejoins mon appartement et m’affale tout habillé sur le lit, épuisé. Je ne m’endors pas tout de suite pour autant. Ce terrible excitant qu’est l’alcool m’a conduit dans une étrange somnolence, ce genre d’état durant lequel on empile des rêves sans queue ni tête. Le mien met en scène le vélo que j’ai reçu pour mes 8 ans. Mais au lieu de l’enfourcher et de descendre une côte à 40 à l’heure, je suis focalisé sur sa chaîne mordant dans le pignon, sur ce mouvement mécanique et répétitif parfait. Pourtant, cette fabuleuse suite d’engrenages n’est pas infaillible. Elle a tout autant matière à tomber en panne que la plus sophistiquée des navettes Atlantis. Il ne suffit que d’une légère carence d’huile pour provoquer le déraillement. La vision s’achève justement ainsi.

Cling.

J’aurais préféré revoir Sara. La mettre en scène dans sa chambre en train d’essayer ses robes de Blanche-Neige et de Cendrillon. Mais le cerveau humain est maître en matière d’imagination et de métaphores, et le mien vient d’assimiler les rouages du système solaire à une chaîne de vélo, Kathairesis représentant la graisse manquante.

Je rouvre les yeux.

Il fait chaud. La sueur dégouline le long de ma nuque et mon cœur tape fort – alcool et chaleur n’ont jamais fait bon ménage. Je retire mes vêtements et me rallonge en quête de sommeil. Mes rêves confus ne tardent pas à m’envahir à nouveau pour m’en empêcher. Une partie de moi est probablement consciente de notre sursis, et cette dernière refuse que je perde un temps précieux à ne rien faire. Si j’exécute un rapide calcul, il me reste approximativement 145 heures à vivre. Mon subconscient doit chercher à me tenir en éveil afin que je profite. Mais que peut bien signifier profiter selon lui ? Piquer une Mercedes et débouler à 230 sur une départementale ? Boire les meilleures bouteilles de vin avant qu’elles ne soient diluées dans un océan salé ? Trouver l’Amour, le Vrai ? Pouah ah ah ! Je ris, mais avec toutes ces questions existentielles, j’ai bien l’impression d’entrer dans la phase dépression de Kübler-Ross.

Puis j’en viens à songer à mes jeunes voisins. À me demander si l’un d’eux est déjà arrivé sur son lieu de travail et quelle est sa réaction en découvrant que personne n’a embauché ce matin. Je me demande si l’autre attend encore son bus à l’arrêt Rochambeau. S’il s’imprègne de l’ambiance malsaine des rues. Je me demande à quel moment ils décideront de se retrouver et s’ils se tomberont dans les bras après avoir appris que l’Atlantique va s’abattre sur nous. J’imagine leur lamentation, leur apitoiement face à leurs rêves brisés, et je suis triste pour eux. Je suis triste, même si une part de moi envie leur chance d’être à deux dans cette épreuve. J’aurais aimé connaître leur amour, leur vie parfaite et leurs parties de jambes en l’air. J’aurais aimé savoir que je vais mourir main dans la main d’un être cher ; j’ai offert la mienne à ma sœur pour qu’elle quitte ce monde il y a des années, et je n’aurai même pas celle d’un ami pour en faire autant dans une semaine.

Je ne veux pas mourir seul. Pourquoi eux en auraient-ils le droit ? Que c’est indécent ! Ça ne me ressemble pas. Je n’ai pas été élevé avec cette mentalité. Enfin cela a au moins le mérite de me rappeler l’humain que je suis. Cet animal complexe, capable de jalouser des gens qui s’aiment.

Les secondes et minutes défilent. Mes pensées se dissipent et me libèrent de leur emprise. Je me sens détendu. Et comme l’orage est chassé par le vent, je finis par me laisser vaincre par un sommeil qui, je l’espère, durera bien une semaine.

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