1.

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C'est un jour ordinaire depuis une semaine.

Je n’avance plus dans mon travail. Je songe à ces réveils en sueur, à mon hyperventilation, aux nausées qui me torturent le matin ; je prie pour que ça ne recommence pas la nuit prochaine. Je pense au petit discours que je prévois de déballer à toute cette clique, m’en gargarise puis m’aperçois que je n’aurai jamais le cran d’en prononcer un mot. Et ça repart pour un tour.

Tout ça à cause d’une petite signature à apposer au bas d’une feuille !

Je le sais bien, en théorie, y’a pas de quoi se plaindre. C’est à dix minutes de chez moi, la paye est bonne et les collègues sont si arrangeants que j’ai même le droit de prendre mes congés quand j’en ai envie – sauf en août, évidemment. La réussite quoi. Le genre de réussite qu’un tas de chômeurs m’envieraient jusqu’à découvrir que j’en ai ras le sac de ce boulot. Là ils diraient que je suis un imbécile de vouloir le quitter. Seulement voilà, j’emmerde les chômeurs et cette fois-ci c’est la bonne. Oh oui ! Je vais tout envoyer valser et ficher le camp sans dire au revoir le dernier jour. Et ils seront bien dans la panade ici tiens. Sauf que…

Sauf que je vais resigner.

J’ai joué le même cinéma l’année dernière. Et c’était encore pire celle d’avant. En tout cas ça s’est chaque fois conclu par une visite de la petite voix. Le genre qui rabâche d’un air paternaliste qu’on ne crache pas sur une place pareille par les temps qui courent. Car oui, la raison se fabrique une langue parfois.

Avant, j’étais un simple employé dans une société d’informatique. Et puis j’ai décidé de faire le grand saut et de me mettre : à mon compte pour devenir une sorte de freelance[1]. Enfin ça c’est le terme élogieux que j’aime m’attribuer. La réalité ressemble plus à de l’intérim permanent. Je me crois libre mais c’est pareil : toujours un type à qui rendre des comptes au final. La différence c’est que je peux partir quand je veux. En ne signant pas le contrat de réengagement par exemple. Sauf que je ne le fais pas.

C’est une boîte d’ingénierie et d’aménagement de projets qui m’emploie depuis deux ans. Une PME à un million d’euros dans laquelle mon rôle est d’extrapoler, imaginer et dessiner toutes les visions de génie que le patron est à peine capable de tartiner au dos d’une enveloppe. Une fois que j’ai déchiffré et mis en lumière ce que son cerveau babille, il s’en va proposer mes plans à ses clients en les câlinant.

Un job ni bien ni mal, ni passionnant ni ennuyeux. Un job nécessaire, dirais-je ; exactement le métier dont je rêvais lorsque je vivais encore chez mes parents. Exactement l’endroit où je voulais me situer par rapport à eux aussi : dans une pièce fermée, l’esprit bercé par le ronron d’un ordinateur. Pour ce, je suis bien servi. Assis sur une chaise ergonomique premier prix face à un écran surdimensionné, ma souris heurte un mug rongé par le café et mes méninges s’atrophient un peu plus à chaque clic. Bien joué, Rémy. Jolie carrière.

Il est largement 17 heures lorsque je me décide à rentrer chez moi. Je laisse mon bureau en plan comme pris d’une vilaine colique et file sous le regard indifférent de la secrétaire. Une gamine de vingt-deux ans au regard anéanti par une décennie de réseaux sociaux. Mais même elle a déjà assez d’expérience pour deviner que je vais la mettre ma griffe au bas de ce contrat. Elle peut commencer à entasser les enveloppes pour les grandes idées du boss.

Dehors, le ciel est dégagé. Il revêt seulement cette espèce de nébuleuse jaunâtre qu’on aime attribuer à la pollution. J’ai lu qu’il s’agissait d’un phénomène naturel et chimique dû à la chaleur et que l’influence néfaste de la pollution se jouait sur d’autres aspects. Pourtant, je suis prêt à parier que si j’en parlais au premier venu, la secrétaire par exemple, on me soutiendrait que c’est uniquement la faute de l’homme, ce vilain animal capable de tout.

Je rejoins ma DS4, la démarre et m’engage sur le boulevard de Trèves en direction de l’île de Chambière. Comme à mon habitude, je roule accompagné d’une playlist Deezer. En ce moment c’est Returning, des Black Rebel Motorcycle Club, qui résonne en boucle. Chanson triste pour un mec triste.

Un feu tricolore vire au rouge à proximité de la centrale de l’UEM[2]. J’en profite pour observer minutieusement son bardage (si j’excelle dans l’aspect technique, mes goûts sont souvent critiqués dès qu’un revêtement extérieur se doit d’être moderne).

Soudain mon crâne heurte sèchement l’appui-tête. Ça ne fait pas dix tours dans mon esprit : la voiture de derrière vient d’emboutir mon pare-choc.

Je coupe le moteur et jette un coup d’œil dans mon rétroviseur. J’y découvre une jeune femme dont les deux mains se tiennent encore à dix heures dix sur le volant. Je décide d’aller à sa rencontre – je vais surtout m’assurer de son état pour filer le plus vite possible.

En longeant ma voiture, je manque de recevoir le rétroviseur d’une camionnette en pleine tête. Je me dis que le feu étant repassé au vert, le type, impatient, a dû doubler sans regarder. J’ajoute pauvre abruti à ma discutions imaginaire.

Je progresse plus prudemment, l’attention focalisée sur l’étrange posture de la femme. Ses mains sont toujours crispées sur le volant, l’extrémité de ses articulations blanchissant à vue d’œil. Arrivé à sa hauteur, je toque contre la vitre de sa petite Clio, espérant l’extraire de la torpeur qui l’a saisie. Je pense à une forme de traumatisme post-collision, commence à songer aux indemnités que je devrai lui verser à vie, à elle et à sa famille – un peu sous le choc, moi aussi, j’en oublie que c’est elle la fautive.

Un klaxon retentit. J’ai à peine relevé la tête qu’il me faut exécuter un saut périlleux pour éviter un chauffard. Ce dernier vient de remonter toute la file de voitures depuis le pont Mixte. Je réalise n’être pas passé loin de me faire écrabouiller pour la seconde fois en moins de dix secondes – on a tendance à critiquer les automobilistes parisiens mais nous possédons le même lot d’individus hargneux chez nous.

Mon attention se porte à nouveau sur la conductrice, qui n’a pas bougé et dont je vois très distinctement les traits. Elle affiche une expression inquiète qui n’est pas loin de me contaminer ; son regard, figé dans le néant, est vide et glacial. Je reviens auprès de sa portière et tente de la déverrouiller, mais elle est fermée de l’intérieur. C’est l’instant que choisit mon cerveau pour m’informer enfin de la – logique – marche à suivre dans de telles circonstances : celle d’appeler des secours.

Je retourne donc à ma voiture, prends mon téléphone et compose le 18. Au bout d’une minute, je n’ai toujours personne. Après deux minutes, une voix me répète : « En raison d’un trop grand nombre d’appels, votre demande ne peut aboutir ». Au bout de trois minutes, cela sonne carrément occupé. Plusieurs personnes ont quitté leur véhicule et errent comme si le bouchon devait durer des heures, mains plaquées sur le front et larmes dégoulinantes. Je n’y prête pas plus d’attention que ça, préférant m’indigner, pester contre nos services d’urgence injoignables. Pourtant, je sens bien cette forme de crispation grandir en moi. D’anxiété. Je trouve ça d’autant plus inquiétant que, dans sa voiture, la femme est toujours dans le même état catatonique et qu’un homme au degré de stress disproportionné vient de sortir de son 4×4 en maugréant : « Tu la dégages ta chiotte, oui ou merde ! »

Je raccroche. Il faudrait que j’aille calmer le jeu et arrondir les angles. C’est un peu ma marque de fabrique l’arrondi – je n’ai aucune honte à reconnaître mon caractère un peu fuyard. Ceci dit, je ne peux pas ignorer la scène et laisser une femme se faire malmener de la sorte, d’autant que le type n’a pas l’air bien balaise au cas où ça devrait déraper.

J’y retourne.

La fille sanglote. Ses doigts se déchaînent toujours sur le volant. Peut-être que la virulence du bonhomme au 4×4 l’impressionne. Je lui demande poliment de s’éloigner. Il rouspète sans me fixer mais recule de quelques pas. Je m’attarde un instant sur lui. Il a le parfait profil de cette réussite à la lorraine qui m’exaspère tant : quarantaine approchante, chemise slim-fit bleue à rayures verticales, fier détenteur d’un Range Rover Evoque blanc nacré, qui n’a sûrement jamais vu un chemin de terre, immatriculé au Luxembourg où il gagne probablement ses dix mille euros mensuels sans verser le moindre impôt en France. Quelle serait son attitude si son employeur ne se situait pas dans un paradis fiscal mais au fin fond de la Bretagne, hein ? Il parlerait mieux aux dames ?

Gagner de l’argent n’est pas malsain ou immoral – je ne suis pas un vieux prolo en colère –, seulement ces dernières années ont vu une réelle recrudescence de carriéristes aveuglément pro-Luxembourgeois par ici, et si je comprends le fond pour certains, je déteste la forme pour d’autres. Notre pays souffre d’une dette monstre et une grande quantité de travailleurs a choisi de gagner plus plutôt que de participer à l’effort national. En soit, cela ne me dérange pas. Tout le monde est libre et je ne me sens pas l’âme d’un grand patriote. Ce qui m’agace profondément en revanche, c’est qu’une partie de cette tranche se paie le luxe de critiquer la sécu à laquelle elle ne cotise pas, se permette de râler auprès des grévistes de la SNCF sous prétexte qu’ils revendiquent dix centimes de l’heure d’augmentation, s’autorise de traiter les gouvernements successifs d’incapables sans jamais user de leur carte électorale parce que « ça ne sert à rien : tous des pourris d’abord ».

Pour peu qu’ils se sentent supérieurs comme l’énergumène que j’ai en face de moi, cette incohérence me révulse au plus profond de moi. Et je me contiens tout aussi profondément lorsque je constate qu’un type se croyant si supérieur a sa chemise maculée d’une auréole de transpiration sous chaque bras.

Je ravale mon envie de le gifler et toque à nouveau après la vitre.

— Madame ? Ouvrez s’il vous plaît.

Elle a tant de chagrin que des larmes perlent à la base de son menton. Mais pourquoi ? Le choc n’a pas été très puissant, peut-être 3 ou 5 kilomètres heure – mon pare-choc est d’ailleurs à peine éraflé. J’écarte la blessure corporelle et privilégie la contrariété d’être en tort dans un accident de la route.

— Madame, ce n’est pas grave. Il n’y a pas de blessé et votre voiture n’a rien.

Alors que l’autre imbécile revient à la charge, se croyant drôle à répéter qu’avec une Renault, c’est tous les jours un bruit nouveau, j’entends enfin la serrure de la Clio se déverrouiller. Je laisse place à la portière et vois apparaître un pied emballé dans une curieuse ballerine. Une série de fils argentés démarrent de sa voûte plantaire pour remonter jusqu’en haut de ses chevilles. Je n’y connais rien en prêt-à-porter féminin et encore moins en chaussures, mais ce modèle ne me semble pas plus raffiné que du barbelé de pré.

Elle pose le talon au sol mais le reste de son corps ne suit pas. On dirait qu’elle n’a plus le moindre tonus musculaire.

Autour de moi, j’entends pleurer et geindre. Le ton mêle à la fois l’effroi et l’épouvante ; un sentiment de malaise général. Je constate également que deux hommes sont en train de pointer du doigt le ciel comme pour y chercher un avion.

Je n’y comprends rien.

Depuis sa voiture, la femme retente maladroitement de sortir mais se vautre dans son siège. Elle s’y avachie, suffoquant ; le visage presque déformé. Dubitatif, je reste un temps à l’observer lorsque débute un concert de claquements de portières. Je relève la tête et découvre des gens affolés quittant leur véhicule, téléphone collé à l’oreille. Je songe immédiatement à une vague d’attentats qui serait en train de se produire. Une poussée d’adrénaline me tabasse le cœur, m’inondant comme les animaux le sont par l’électricité dans l’air avant un orage.

Je me retourne. La femme me fixe de ses yeux boursouflés. Il y a une vraie crainte dans son regard, cette lueur qu’un parent décèle chez son enfant lors d’une terreur nocturne j’imagine.

Nous nous observons un instant que je ne pourrais quantifier. Puis elle prononce d’une voix railleuse :

— Mais je ne veux pas qu’elle meure.

Et derrière elle, je remarque enfin qu’une petite fille me dévisage depuis son siège auto. La fillette, âgée de trois ou quatre ans, ne présente aucune blessure apparente et paraît en bonne santé. Mais qui sait si ces malheureuses ne reviennent pas d’un laboratoire où on aurait diagnostiqué un cancer à l’enfant. Cela pourrait très bien justifier l’accident ; la tête en l’air, et boum, dans la voiture de Rémy.

Je n’ai jamais vu cette femme de ma vie et, timide comme je le suis, me vois mal engager une conversation pour définir son degré de souffrance. Tout ce que je veux, c’est m’assurer qu’elle et sa gosse aillent bien et ficher le camp de cet endroit malsain. Pourtant, je ne dis rien.

Elle non plus.

J’introduis la tête dans l’habitacle et envoie un bref coucou à la fillette, qui me sourit en guise de réponse. Derrière son joli teint hâlé, ses traits sont détendus. Elle semble heureuse. La femme, elle, ne réagit toujours pas.

La radio, calée sur Europe 1, est en sourdine. Ce qui ne m’empêche pas de discerner des mots comme masse, espace, gaz… Mais tout ceci est probablement en rapport avec les méthodes utilisées par les terroristes, me dis-je.

J’augmente le son depuis la palette au volant – le volume couvre à peine le capharnaüm de l’extérieur. Je tends l’oreille, appréhendant ce que je risque de découvrir : un événement suffisamment grave pour pousser les gens à abandonner leur voiture en pleine rue en tout cas.

J’écoute.

J’analyse.

Je réalise.

Mes jambes flageolent, m’obligent à m’agripper au toit de la Clio. Je me répète les mots du journaliste dans la tête, les tords dans tous les sens et leur cherche des synonymes, mais le résultat reste identique. D’un ton ordinaire, on est bien en train de m’apprendre que je vais mourir.

Enfin… moi et sept autres milliards de personnes.

[1] Freelance : travailleur indépendant

[2] UEM : Usine d’Électricité de Metz

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