04 - Une amitié improbable

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33e jour de la saison de la lune 2440

Si ce n’avait pas été de l’appui de sa mère, Azéna aurait passé la journée enfermée dans sa chambre. Évidemment, s’enfuir au beau milieu de la soirée à son âge et son statut social était impardonnable et elle méritait sa punition. Par contre, elle commençait à apprendre comment manipuler les adultes en observant Sérus qui le faisait avec leur père. Personne ne soupçonnait qu’elle, une fillette de sept ans aurait de telles intentions. Après tout, ce n’était pas étonnant, car un jeune enfant apprend en imitant. Dans ce cas, qui était le modèle de Sérus ?

Ce matin-là, Azéna allait donc visiter le marché en compagnie de sa mère, de sa grande sœur Argent ainsi que d’un garde du corps. Il y avait des marchands qui avaient voyagé de Dètmor, le royaume voisin. Ils n’étaient pas discriminatoires et donc, ils avaient refusé l’invitation au château pour laisser une chance à tous de mettre leurs pattes sur leur marchandise. Dame Rivatha s’intéressait particulièrement à leurs épices qui lui était impossibles d’obtenir autrement. Bayrne avait été ferme avec elle, insistant pour qu’elle envoie une domestique récupérer ce qu’elle désirait. Malgré son caractère habituellement doux, sa femme avait tenu tête, réclamant qu’elle eût besoin de sortir pour prendre l’air et pour observer le petit-peuple. Elle possédait une qualité rare chez un souverain : un véritable intérêt concernant le bien-être de ses sujets. Azéna n’y comprenait que peu, mais elle était tout simplement heureuse de ne pas avoir à s’enfuir à nouveau pour aller rencontrer sa nouvelle amie. Cette dernière l’avait inventé à la rejoindre au centre-ville durant la matinée avant que leurs chemins se séparent la soirée d’avant. Évidemment, la petite rebelle n’avait rien dit à sa famille ; elle savait mieux. Fayne faisait partie de la paysannerie et c’était inconcevable qu’un noble forme une amitié avec ce genre d’individu. Elle l’avait entendu des centaines de fois et encore, elle n’y voyait pas l’intérêt. Parfois, elle se questionnait sur son développement mental. Elle était si différente de son entourage. Elle ne pouvait pas s’imaginer révéler toutes ses pensées à ces parents qui étaient si conservateurs. Les traditions devaient rester intactes et les ancêtres devaient êtres respectés d’après eux. Mais qu’arrivait-il lorsqu’une tradition n’avait plus de sens avec la société ? Qu’est-ce qui arrivait si les valeurs d’un ancêtre ne résonnaient pas avec toi ?

— Dépêche-toi, Azéna.

La fillette à la chevelure argentée leva le regard et réalisa qu’elle suivait machinalement Argent. Elle s’arrêta un peu trop tard et se cogna contre elle. Pour l’instant, elles étaient seules. Leur mère désirait qu’elles aillent offrir leurs prières à Elysia, la déesse de la lumière, de la joie et de la vie. Il y avait une statue d’elle dans l’aile la plus populaire du château. C’était extrêmement bien entretenu et les décorations étaient extravagantes. Après tout, les divinités étaient plus importantes que n’importe quel mortel. D’ailleurs, Argent et Azéna y allaient pour tenter de gagner la bénédiction d’Elysia afin d’assurer leur sécurité durant leur randonnée au marché. Azéna croyait sa mère à présent lorsqu’elle leur radotait que les gens étaient imprévisibles et parfois sauvages. Mais l’expérience d’hier soir avait aussi semé des doutes dans la foi d’Azéna. Elle n’avait rien mérité de cette violence et pourtant, Elysia l’avait abandonnée dans un moment de détresse. Au lieu, elle s’était fait agresser. Heureusement que Fayne passait par là pour se rendre chez elle. D’ailleurs, c’était elle qui lui avait expliqué la signification de sorcière. Apparemment que la nuance de ses cheveux était crainte. Les rumeurs racontaient que les sorcières, qu’importe leur âge, portaient cette caractéristique. Pourquoi en avait-elle hérité ? Elle ne pratiquait pas la magie. En vérité, elle ne savait même pas que cela existait. Cette révélation expliquait bien des évènements étranges, voire inexplicables. Ce n’était pas rare qu’on la regarde de travers ou qu’on ne désire pas être en sa présence. Elle comprenait maintenant ; on la voyait comme une créature vile.

Elle fut distraite par un éclat de lumière. Son regard tomba sur l’une de ses mèches. Elle était si belle : brillante, dépourvue d’ondulation et d’une santé solide. Personne ne comprenait pourquoi elle possédait une telle chevelure. Si elle avait été d’une autre couleur, on se serait battus pour comprendre ses secrets. Azéna n’en avait pas ; c’était tout naturel. C’était à peine si elle avait besoin de les brosser. C’était merveilleux et pourtant, elle sentit son cœur se serrer de haine. Elle qui avait toujours adoré ses cheveux.

— À quoi songes-tu ? demanda Argent avec inquiétude.

— Crois-tu que je suis une sorcière ? rétorqua la plus jeune sœur.

— Pas du tout. Voyons ! D’où est venue une telle idée ?

Aucune hésitation. C’était ce qu’Azéna avait espéré. Argent et Gendrel avaient toujours été respectueux et ils semblaient l’apprécier. Elle voulait croire qu’elle n’était pas un monstre à craindre.

— Un paysan a hurlé que j’étais une sorcière et les autres étaient d’accord.

— Nous allons nous entraîner et un jour, on pourra se défendre contre ces malfrats ! s’exclama Argent avec détermination.

Pour un moment, Azéna resta sans voix. Il était interdit pour une fille de combattre. C’était contre nature d’après leur père.

— Tu es différente Argent.

— Je suis sérieuse ! insista la brunette au regard de fer. Écoute… Je te fais confiance, alors ne répète pas ce que je vais te dire, promis ?

— Cela m’intéresse. Je te donne ma parole.

— J’emprunte des armes de l’armurerie et…

— Vraiment ?!? lança Azéna, les yeux exorbités par l’excitation. Tu ne me mens pas ? Quand as-tu commencé ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’en a donné envie ?

Argent poussa un rire et lui sourit jovialement. Elle prit sa sœur par la main, continuant son chemin vers la statue d’Elysia en longeant un long corridor. Elle suivit un tapis blanc bordé de violet qui menait à destination.

— Cohennar, chuchota-t-elle.

— Qui ? questionna Azéna, incertaine de comprendre. Ce prénom m’est pourtant familier…

— Notre grand-oncle. Tu ne t’en souviens sûrement pas. Il m’a introduit au combat il y a des années.

— Un homme ? Attends un instant… Tu es certaine de ne pas avoir rêvé ?

Une Serfie sifflotant passa par là. Sa simple présence instaura le silence sans qu’elle le sache.

— Demien m’aide en cachette, avoua Argent en rougissant. Il dit que j’ai du talent.

— Le fils du boucher ?!? s’exclama Azéna, prise aux dépourvues.

— Chut… Si… Il rêve de devenir soldat…

— Mais… il vient d’une famille de la basse société.

— Tu as donné ta parole, lui rappela sa grande sœur avec autorité.

— Je ne suis pas contre, ronchonna Azéna en croisant les bras, se libérant de l’emprise de son interlocutrice. J’ai mes secrets moi aussi.

— Je n’en doute pas un instant. Raconte-moi plus tard. Allons prier avant que mère ne s’impatiente.

— Très bien.

La fillette au regard océan accéléra le pas, impatiente d’aller à la rencontre de Fayne. Qui sait ? Peut-être qu’Argent l’aimerait bien.

La séance de prière ne durera pas longtemps. Les deux filles ne faisaient que se taquiner, curieuses au sujet des aventures de l’autre. Avec un minimum d’information et quelques réactions timides de la part d’Argent, Azéna devina rapidement que sa grande sœur avait développé des sentiments un peu plus poussés que de l’amitié pour Demien. Elle n’avait aucun intérêt pour la romance, mais c’était amusant de provoquer Argent. Ainsi, durant le chemin du retour, elle abusa de son nouveau pouvoir :

— Un roturier ! Père serait outré ! s’exclama la cadette d’une année en exagérant sa réaction.

— Il le serait aussi vis-à-vis de ta nouvelle amitié, rétorqua Argent avec un sourire taquin.

— C’est complètement ridicule… Honnêtement, je ne comprends pas.

— Mère me dit souvent que je manque tout simplement de sagesse et que cela vient avec l’expérience. Je suppose que nous comprendrons avec le temps.

Elles s’offrirent un sourire, satisfaites de la présence de l’autre, mais celle à la crinière presque blafarde fut celle qui ferma l’échange.

— Tu es plus sage que tous les enfants de cette famille réunis.

Secrètement, elle avait toujours eu de l’admiration pour Argent. Maintenant qu’elle était au courant pour l’entraînement au combat en secret de cette dernière, elle reconnaissait la guerrière en elle. C’était sa destinée ; c’était tellement clair à présent. Son caractère se transformait comme une lame forgée : fière et solide, mais aussi ferme lorsqu’il était nécessaire. Si elle avait été née en tant que garçon, elle aurait été un héros exceptionnel. Si… Cette vérité laissa Azéna avec un goût amer dans la bouche.

— Et si on ignorait ce « si » ? se questionna-t-elle tout haut.

— Quoi ? demanda Argent, perplexe.

— Rien, rien. Rien du tout…

Elle leva le regard vers la voûte du corridor qu’elles empruntaient pour se rendre à leur mère qui les attendait près de l’entrée principale. Encore une fois, trop de questions se formaient dans son esprit, des questions qu’une dame ne devrait pas se poser. Et si elle aussi avait une autre destinée ?

✦×✦

Une fois au marché, Azéna et Argent tenaient chacune une main de leur mère. Elles étaient suivies d’un soldat près au combat et ce n’était pas n’importe quel soldat : c’était le maître-capitaine, un rôle accordé à un seul homme qui est chargé des forces militaires de la cité. Il était important et évidemment, un maître d’armes. Ce titre avait été offert à Cohennar d’après les dires de Rivatha, mais celui-ci l’avait refusé, préférant roder le monde. C’était un individu étrange, différent et Azéna aurait aimé le connaître. Elle ne se souvenait plus de lui. Elle était trop jeune la dernière fois qu’il s’était présenté au château pour une visite. Sa mort n’avait jamais été confirmée, mais elle avait été mise à la vie par sa longue absence. Des rumeurs courraient qu’il aurait abandonné son peuple comme le lâche qu’il était. Argent le défendait toujours ardemment donc le sujet était évidé en sa présence. Chaque fois, Azéna gardait le silence, incapable de se faire une opinion puisqu’elle ne connaissait pas le vagabond. Par contre, elle avait toujours envié sa liberté et ses aventures elle était incapable de l’exprimer.

— N’avancez pas si rapidement, requêta le maître-capitaine qui traînait derrière les trois filles. Restez près de moi, je vous pris.

Il se répétait si fréquemment que Rivatha ne lui répondait plus. Elle était en quête d’épices exotiques qu’on ne retrouve normalement qu’au royaume à la terre rouge, Dètmor. Elle se faufilait comme une anguille au travers des bourgeois et des roturiers qui ne se préoccupaient que d’eux-mêmes. Ils ignoraient qu’ils étaient en présence des membres de la famille suzeraine. Bayrne avait insisté pour que les trois femmes se camouflassent dans la foule à l’aide de vêtements simples et d’une capuche. Le seul qui faisait tache était le Maître-Capitaine. On aurait dit un chevalier qui sortait droit d’un conte de fées.

Rivatha accéléra le pas. Azéna, distraite par le brouhaha qui engloutissait ses sens, sentit sa mère la tirer, causant une mèche rebelle de se glisser hors de sa cachette.

— Oh ! s’exclama Argent en la remarquant. Azéna, tes cheveux !

En effet, la mèche était bien distinguable, brillante sous les rayons des soleils jumeaux qui se faisaient puissants en ce jour. Sa porteuse se dépêcha de la fourrer au fond de la capuche. Elle se moquait des épices de Dètmor ; elle cherchait Fayne du regard.

Enfin, elles arrivèrent à destination. Rivatha entreprit une conversation avec l’un des marchands qui resta bouche bée lorsqu’elle lui offrit d’acheter tout son stock.

— Êtes-vous bien certaine de pouvoir vous permettre tout cela, ma petite dame ? questionna-t-il sous sa moustache touffue qui s’agitait dans tous les sens lorsqu’il prononçait ses mots.

Mais bien sûr qu’elle le pouvait. Azéna roula les yeux, amusée par sa mère qui réussissait à tromper son interlocuteur avec son habit. Elle se mâchouilla la lèvre afin de ne laisser aucune parole impulsive s’échapper de sa bouche.

D’ailleurs, le marchand avait une allure bien unique à lui : il était sombre en général, mais il dégageait une impression lumineuse, joviale. Sa peau rappelait du cuir et sa chevelure était ébène, le contraire total de celle d’Azéna. Si elle était un fantôme vivant, lui était une ombre survenue des profondeurs d’Aerinda. Malgré sa différence, la fillette n’avait pas de crainte. Au contraire, il était plutôt charmant à sa manière. Il prenait le temps de choisir des mots doux et respectueux. Alors, pourquoi est-ce que les autres en étaient incapables pour elle ? Une vague de chaleur bouillante lui rampa le long de son épine.

— Hé ! salua une voix chaleureuse qui la libéra de sa transe.

Elle se tourna et une crinière châtaine qui ondulait sous la lumière du jour engloutit son champ de vision. Elle cligna à quelques reprises et enfin, elle put distinguer un visage à la fois nouveau et familier.

— Azéna ! continua Fayne avec un large sourire. Je t’ai enfin trouvée.

Immédiatement, le sentiment inconfortable qui s’emparait du corps d’Azéna fut emporté par un coup de vent spirituel. Elle était calme, en paix avec le moment présent. Calme… Avait-elle été en colère ? Elle baissa le regard et confirma qu’elle avait bel et bien serré les poings. Elle sentit les les muscles de son avant-bras relaxer et s’efforça de sourire malgré son embarras.

— F-Fayne, balbutie-t-elle, incertaine de ce qu’elle devait faire.

Quoi qu’il en soit, sa mère ne devait rien savoir à propos de leur amitié. Heureusement, la dame de la famille était distraite. Par contre, Argent ne l’était pas ; elle prêtait bien attention à la situation.

— Hé bien… V-voici ma grande sœur Argent, dit Azéna en souriant largement.

Les joues bien roses, elle se frotta le derrière du crâne pendant un instant et réalisa qu’elle n’avait pas terminé ses présentations.

— Oh ! Argent, voici Fayne… Litfow, pas vrai ?

Mais pourquoi est-ce qu’elle perdait la raison ? C’était une simple introduction entre sa sœur et sa nouvelle amie. Bah, il fallait avouer qu’elle n’était pas habituée à se faire des amis.

— Exact, confirma la paysanne aux yeux noisette.

Elle était un peu plus grande et un peu plus âgée qu’Argent. Elle devait avoir environ dix ans dans ce cas. Peut-être un peu moins…

— On porte des robes similaires aujourd’hui, commenta Fayne. Enfin, mis à part le capuchon. D’ailleurs, n’êtes-vous pas… enfin… riches… ?

— Il ne faut pas se faire remarquer, pas vraie Azéna ? rappela Argent avec un petit sourire en coin taquin.

— O-Oui, confirma la plus jeune du trio. Comment m’as-tu reconnue dans cette foule ?

— Facile avec ça qui brille comme un feu sous les soleils, ricana la paysanne en pointant une autre mèche qui s’était éclipsée de sa cachette.

— Oh non !

Elle remédia à la situation avec hâte.

— Tu as vraiment une belle chevelure, complimenta Fayne.

— M-merci, dit Azéna qui sentit ses joues s’enflammer. Mais n’en parle plus. Nous avons besoin d’un peu de privés si tu vois ce que j’essaie d’insinuer.

Le maître-capitaine se rendit enfin compte que ses deux protégées n’étaient pas seules. Il mit la main sur le manche de son épée et fusilla Fayne du regard.

— Qui va -là ? Éloigne-toi, fillette !

Il fit un pas en avant alors que la nouvelle amie d’Azéna écarquilla les yeux d’effroi. Cette dernière était figée sur place. Heureusement, Argent eut le courage de se mettre entre les deux.

— LIQUIDATION ! s’écria le marchand qui faisait affaire avec leur mère. IL EST TEMPS POUR LA LIQUIDATION !

Un homme s’élança comme un lion qui sautait sur sa proie en direction de l’homme à la peau bronzée. Dans sa charge, il bouscula le maître-capitaine qui perdit momentanément son équilibre.

— Partons ! hurla Argent. Vite !

Sitôt dit, sitôt fait. Le trio se glissa dans la foule. Fayne avait pris la charge, dirigeant le groupe au travers des obstacles vivants. Argent tenait Azéna par la main afin de s’assurer qu’elle ne la perdre pas. C’était pratiquement impossible de toute façon ; la cadette courait si rapidement qu’aucun autre enfant n’avait su la battre à la course. Elle avait aussi toujours été exceptionnellement agile et n’en faisait qu’une bouchée des barricades placées dans les parcours.

Les filles ne s’arrêtèrent que devant un bâtiment rectangulaire dont le toit ardoisé donnait envie à Azéna d’y grimper. Il y avait une grande fenêtre de l’autre côté de laquelle ont pouvait apercevoir des tables occupées par des adultes et une jeune femme qui servait de la nourriture et des breuvages.

— C’est ma maman, déclara Fayne avec un petit sourire. Elle est gentille, vous verrez.

— Ta mère ? Où sommes-nous ? questionna Argent. J’imagine que ce n’est pas ta demeure puisqu’il y a tant de gens.

— Bienvenue à la Corne Blanche, dit la paysanne avec une touche de timidité.

Elle invita ses amies à entrer. Au-dessus de la porte, il y avait le logo de l’établissement d’engravé dans le bois : une corne opale et recourbée. Le tout était charmant malgré son manque de professionnalisme. Il était évident que cet établissement était noué à la basse société. Les décorations étaient basiques, les meubles poussiéreux par endroits, le sol avait été endommagé par les bottes des visiteurs avec le temps, mais ce qui émerveillait était le candélabre suspendu au centre de la salle de réception. Ce dernier était construit à partir de cornes de cerf sur lesquels plusieurs chandelles avaient été allumées. De la cire menaçait de tomber sur la tête des filles ce qui provoqua un moment d’incertitude en Azéna. La fillette à la crinière pâle s’avança, dépassant ses compagnonnes. Elle faillit heurter un homme ventru qui payait à un comptoir.

— Allez Lyran, soit un peu clément, disait-il en s’adressant à un deuxième homme qui fronçait ses sourcils broussailleux. Les temps sont difficiles… Tu le sais bien.

— Ma foi ! Évidemment que je le sais, répondit le dénommé Lyran. Aujourd’hui est une bonne journée tout simplement parce que ces marchands dètmoriens sont venus. On dirait que nous sommes en période festive !

Sa voix était comme celle de Fayne : chaleureuse, joyeuse, sincère et par-dessus tout, elle était joviale. D’ailleurs, il lui ressemblait énormément : une chevelure châtaine, des yeux noisette, des taches de rousseur et un sourire à purifier un filou. Il émanait de la confiance liquide. Azéna se sentait à l’aise dans cet endroit qui lui était étranger.

— Vous faites un excellent travail, complimenta-t-elle en tournant le regard vers Fayne.

— Merci, répondit la Litfow humblement. Nous faisons de notre mieux.

Lyran se désintéressa soudainement de son interlocuteur et vira les yeux sur les trois enfants. Il frappa le comptoir de ses deux mains et haussa le ton :

— Hé Fayne ! Tu es revenue ! s’exclama-t-il en souriant si largement qu’on apercevait toutes ses dents.

Autant que le tavernier paraissait amical, il était aussi un peu apeurant. Les deux sœurs échangèrent un regard légèrement troublé. Pour prévenir de paraître impolies, elles rabattirent leur capuchon. Aussitôt la chevelure d’Azéna dévoilée, quelques clients poussèrent des murmures qui n’échappèrent pas à la fillette.

— Ça, c’est mon papa Lyran, dit Fayne en tentant de détendre l’atmosphère. Il est un peu fou comme vous pouvez le constater.

— Hé ! Pas très gentille, grogna Lyran en tentant maladroitement de paraître intimidant. Qui sont ces deux jolies demoiselles que tu rapportes à la taverne ?

L’homme bedonnant qui négociait avec lui attendait toujours, les bras croisés et les sourcils froncés.

— Papa c’est que…, dit Fayne en pointant ce dernier du doigt.

— Oh ! Pardon Brinhy, s’excusa Lyran. À propos de notre discussion de tantôt, je t’accorde un rabais pour cette fois. Maintenant, va me chercher un petit tonneau de bière et garde la monnaie.

Il chercha dans sa bourse et donna une dizaine de pièces de monnaie au client dénommé Brinhy. Celui-ci hocha de la tête et se dirigea vers la sortie en fixant Azéna. Plutôt en fixant sa chevelure. Il paraissait concerné, mais il n’en fit rien.

Azéna ne pouvait s’empêcher de se sentir visée, observée, voire crainte. Elle tenta de l’ignorer, mais partout où elle tournait son attention, il y avait au moins une paire d’yeux qui rencontra la sienne. Elle sentit son cœur qui se mit à battre plus rapidement ainsi qu’une goutte de sueur qui perlait sur sa tempe droite. Elle était anxieuse. Ce n’était pas bon signe. Elle avait de la difficulté à contrôler ce genre d’émotion.

— Azéna, appela Argent avec inquiétude.

Sa voix semblait lointaine malgré sa proximité.

Fayne avait été occupée à raconter comment elle avait rencontré ses deux nouvelles amies à son père jusque là. Elle s’était tue, posant une main sur l’épaule d’Azéna.

— Ne te préoccupe pas d’eux. Si c’est nécessaire, je te protégerai comme je l’ai fait hier soir.

Azéna désirait la croire, mais elle était au bord de la panique. Elle figea, les lèvres tremblantes, incertaines de quoi répondre.

— Hé ! Je vais te montrer comment te défendre, continua Fayne. On va s’amuser sur les buttes de neige. Tu vas voir. Argent pourra venir aussi !

— Cela me semble amusant, approuva la Kindirah aînée.

— Serait-il possible d’avoir une table et un de tes fameux chocolats chauds ? requêta Fayne à son père. En échange, je t’aiderai pendant une journée entière.

— Bah.. Je… Demanda à ta mère, répondit Lyran, prit au dépourvu.

Sa fille haussa un sourcil, semblant surprise.

— Tu en es certain ? insista la brunette sur un ton doux. Absolument certain ?

Azéna n’avait jamais vu ça auparavant. Quelle étrange dynamique familiale ! La fille mettait de la pression sur son père qui était assurément le maître de la famille. Mais ce n’était pas tout. Le père avait mis sur sa femme la responsabilité de prendre une décision quant à leur entreprise. Ils semblaient tellement détendus qu’Azéna avait une soudaine envie de dire : « Mais qu’est-ce que cette famille ? Je peux être adoptée ? »

— Mmmm... Peut-être pas, dit Lyran en se frottant le menton poilu. Tu sais… Ta mère… Ah tant pis.

Il agrippa trois verres d’une simplicité qu’Azéna apprécia grandement puisqu’elle était habituée à ce que tout soit d’un luxe exagéré et il les déposa sur le comptoir. Il mélangea de l’eau bouillante à du sucre et du chocolat puis, il tendit ses créations aux trois filles.

— Ne vous préoccupez pas du coût, mais ne le répétez pas aux autres, chuchota-t-il avec un clin d’œil.

— T’es merveilleux papa ! s’exclama Fayne, pétillante de joie.

Azéna accepta la boisson chaude, incertaine de qu’elle était, mais dès la première gorgée, sa chaleur lui apporta du réconfort et elle réussit à se calmer un peu.

— C’est excellent, Monsieur Litfow. Merci beaucoup de votre offrande.

— Je confirme, dit Argent qui venait elle aussi d’y goûter.

— Parfait ! beugla Lyran sur une note positive. Allez vous installer à une table pour jacasser. Allez, allez ! J’ai d’autres clients à servir.

— Qu’est-ce que l’expression jacasser ? questionna Azéna innocemment.

Père et fille échangèrent un regard furtif. La brunette fut celle qui prit la parole en dirigeant ses amies à leur table :

— Ça signifie discuter en bref.

— C’est du langage familier, expliqua Argent à sa sœur. Ce n’est en rien mal. Nous avons tout simplement été habituées à un parler plus correct.

Azéna devina que sa sœur avait déjà entendu ce terme auparavant en cause de Demien. Le soldat à en devenir était lui aussi né dans la basse société.

— Je t’apprendrais, dit Fayne dans un petit rire, s’adressant à elle.

— Au fait Fayne, tu aimes lire ? demanda Argent.

La Kindirah de huit ans raffolait non seulement du maniement des armes, mais aussi de la lecture. Elle racontait souvent ses mésaventures imaginaires à Azéna qui adorait aussi. Par contre, cette dernière était incapable de se concentrer sur du texte pour longtemps.

— Mes parents jugent que la lecture n’est pas une compétence importante, avoua la paysanne, les joues rougissantes. Je sais que c’est un apprentissage basique chez les nobles…

— Je dois t’avouer que je suis jalouse, ricana Azéna.

— Pourquoi ? Tu as de la chance. J’aimerais être capable de lire…

Réalisant son erreur, la petite rebelle ouvrit la bouche, mais aucune parole n’en sortit. En fin de compte, elle ne put que fixer son amie avec embarras.

— Elle déteste lire, expliqua Argent. Elle est incapable de tenir en place pour très longtemps.

Azéna désirait se racheter, mais comment ? Après un moment de réflexion, une idée lui vint à l’esprit.

— Et si je t’apprenais… ? proposa-t-elle à Fayne.

— À lire ?!? s’exclama la paysanne, le regard brillant, complètement émerveillé. Tu ferrais ça ?

Azéna acquiesça timidement en sirotant son chocolat chaud. Elle se sentait à la fois intimidée et ravie d’être la professeure de quelqu’un, mais ça me semblait une bonne action à prendre.

— J’aiderai à la tâche, dit Argent en accordant un sourire mesquin à sa petite sœur. En échange, tu devras endurer les leçons de défenses de moi et Fayne.

— Je sens que je vais adorer, grogna Azéna avec sarcasme.

— Te faire botter le cul.

Le langage grossier d’Argent prie Azéna au dépourvu. Elle faillit s’étouffer avec sa boisson.

— Mère te laverait la langue avec du savon ! Où as-tu appris à t’exprimer ainsi ?

Argent haussa les épaules en affichant un sourire des plus innocents. À cette réaction, Azéna devina que Demien était le coupable de cette affaire. Elle devait avouer qu’elle y prenait goût elle aussi. Elle se dit qu’elle allait en profiter avant de devoir retourner chez elle. Elle et Argent allaient être sévèrement punies.

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