La Couverture

Image de couverture de La Couverture

Le type est passé tout prés de moi. Il avait dans les bras une forme étrange enveloppée dans une couverture. La même couverture que j’avais sur les épaules. Il m’a jeté un regard empreint d’une incommensurable tristesse. Jamais, ô grand jamais, je n’avais croisé pareil regard. Il s’est arrêté. Dans l’obscurité de ces trois heures du matin, uniquement troué çà et là par la lumière des gyrophares, j’ai vu son visage et ses larmes. Il a longuement hésité, il ne savait que faire. Puis, il a tendu les bras en avant, comme pour me faire une offrande.

— Il n’a eu qu’une seule chance.

Sa voix, à elle seule, a ramené la réalité.

— Sa seule chance, a-t-il repris, c’est d’avoir été beaucoup trop jeune pour se rendre compte de quoi que ce soit. J’ai hoché la tête, accentuant encore le bourdonnement dans mon crâne. L’homme a tourné les talons, emportant avec lui le fardeau qu’il avait ramassé sur la chaussée. Là-bas, à quelques mètres de nous… dans l’enfer. J’ai doucement ramené la couverture sur mes épaules et ai longtemps laissé mon regard posé sur le dos du type. Je l’ai laissé jusqu’à ce que l’obscurité l’engloutisse. De temps en temps, les gyrophares me rappelaient le dernier endroit où il avait disparu, lui et le bébé mort qu’il emportait, je ne sais où.

La couverture a glissé et je l’ai rajustée. Elle est la preuve que je suis vivant. Je l’ai sur les épaules. Avant cette nuit, je me suis souvent demandé pourquoi les victimes de l’enfer, celle qui pour une raison inconnue s’en sortent, ont toujours une couverture sur les épaules. En fait, je viens de me rendre compte que c’est une manière de les marquer. Un peu comme le trait à la craie sur les bagages à la douane. Une manière de dire : « Celui-là, c’est bon, il est vivant. »

Pourtant, je n’ai pas froid. Même si je sais que la couverture n’est pas là pour me protéger du vent, je n’arrête pas de me dire qu’elle ne me sert à rien parce que je n’ai pas froid. On ne peut plus avoir froid après avoir connu l’enfer.

Lentement je reviens à moi. Je n’en suis pas encore à me féliciter ou à culpabiliser de porter la couverture. D’avoir eu la chance d’être marqué comme un bagage. Je regarde seulement l’enfer, il n’est pas loin. À cinquante mètres tout au plus. Plusieurs grandes enjambées pourraient me le faire atteindre rapidement. Dans l’obscurité, je ne distingue que les formes. Des gens se déplacent, ils transportent eux aussi des fardeaux. Parfois, c’est tellement lourd, qu’ils s’y mettent à plusieurs. Puis, comme l’homme et le bébé mort, ils disparaissent dans l’obscurité, laissant des traces dans la lumière des gyrophares. J’ai l’impression qu’ils ne reviendront jamais. Une fois partis avec leur terrible charge ; ils ne seront plus que de vagues spectres à la limite de ma conscience. Je me souviendrai d’eux uniquement à cause des gyrophares qui ne cessent d’éclairer leur dos.

Je ferme les yeux. La couverture glisse encore, et je la remets en place. Il ne faut pas qu’elle tombe. Si je la lâche, je perds le seul moyen qu’ils aient de me reconnaître. De savoir que je suis encore vivant et qu’ils ne doivent pas m’emporter. Je dois juste rester ici à tenir ma couverture. D’autres viendront pour me ramener chez moi. Je lirai demain dans les journaux que je suis le seul survivant de l’enfer. Je lirai aussi qu’ils ont emporté 45 fardeaux dans les profondeurs insondables de l’obscurité. Je lirai sans doute qu’il y avait parmi eux un bébé.

Mais je garde ma couverture. C’est seulement demain, quand l’enfer sera loin, que je me sentirai coupable de l’avoir eu sur les épaules. Je n’ai pas froid, on ne peut plus avoir froid quand on revient de l’enfer.

À présent, il y a moins de monde qui s’agite là-bas. L’enfer perd de sa consistance. Le type de tout à l’heure revient près de moi. Il reste debout un court instant, se demandant s’il a le droit de s’asseoir à côté de moi. Je ne fais rien pour l’encourager ou le dissuader. Il me jette un regard étrange. Il pleure toujours. Sans doute que pour lui cette nuit est aussi dramatique que pour moi. Je pense savoir ce qu’il ressent, mais préfère ne rien dire. Nous restons de longues minutes silencieux, il n’y a rien que nous puissions faire pour effacer l’enfer de nos mémoires. La couverture, comme pour me rassurer, glisse de nouveau et je la remets en place.

— Il avait tous les os brisés, dit soudain mon compagnon.

Il se retourne vers moi. J’ai l’impression qu’il va parler tout la nuit. Peut-être en a-t-il envie. Je le laisserai faire tant qu’il ne tente pas de me prendre la couverture. Cette couverture qui glisse encore une fois… 

— Il avait tous les os brisés, reprend-il. Il était mou… mou comme un pantin… Mon Dieu. Ce pauvre gosse.

Je comprends, mais je n’arrive pas à me convaincre que c’est horrible. Pas cette nuit en tout cas. Le type se retourne vers moi.

— C’est la première fois que je vois ça, dit-il. Et pourtant, ça fait quinze ans que je suis pompier. Vous ne pouvez pas savoir comme ça secoue… c’est terrible.

Il continue à pleurer en silence et fait des efforts pour que je n’entende pas ses larmes et ses reniflements. Il est persuadé que l’obscurité le protège. Peut-être a-t-il raison. Je comprends ce qu’il ressent, mais à cet instant rien ne peut m’atteindre. J’ai ma couverture sur mes épaules. C’est la preuve irréfutable que je ne disparaîtrais pas dans les ténèbres comme les autres. Ceux dont j’apprendrai le nom demain dans les journaux.

Je sens son regard sur moi. Il attend une réaction. Il est trop tard… ou trop tôt, je ne sais plus. Je sais par contre que je suis vivant et que je le serai encore demain. Je sais aussi qu’il se remettra de cette nuit. Il percevra longtemps le poids du bébé mort dans ses bras. Il le percevra toutes les fois où il portera ses enfants pour jouer avec eux. Je sais qu’il ne supportera plus la vision de substance molle comme de la gelée. Il ira vomir de dégoût si d’aventure il en croise. Il pleura comme maintenant lorsqu’il interviendra dans d’autres accidents.

Et je sais qu’avec le temps, il se fera à tout cela. Ses nuits se feront plus calmes. Il renouera avec les sensations de la gelée dans sa bouche. Il parlera de cet instant avec beaucoup moins de larmes dans la voix. Avec le temps, il pourra vraiment faire tout cela. Il sait qu’il pourra oublier un peu de cette horreur. Il sait aussi que je le sais. Et même s’il attend une réaction de ma part, il comprend qu’il n’en aura pas. Cette nuit, je suis vivant, j’ai la couverture sur les épaules. J’ai échappé à l’horreur. Cette nuit, des quelques heures qui me séparent de la lecture des journaux de demain ; cette nuit, c’est mon sursis. Je suis conscient de tout ce qui m’entoure, mais je suis calme et serein. Il sait qu’à partir de demain, je me lèverai en pleine nuit… toutes les nuits et je me mettrai à hurler si fort que ma voix sera muette. Il sait qu’il me faudra assurer mes cauchemars, qu’il me faudra endurer une vie de soins psychiatriques destinés à me faire oublier le moment présent. Il sait qu’il me faudra éviter les miroirs, qu’il me faudra vivre avec la phobie de la nuit et mon immense culpabilité.

Il sait et je sais qu’il sait.

Aussi, cette nuit, il pleure pour moi. Pour mon enfer, qui, finalement, jamais ne prendra fin… car je suis vivant.

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