Prisonniers

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Le téléphone du lieutenant sonnait depuis déjà bien cinq minutes quand il daigna le décrocher. Car le lieutenant, comme tout gradé qu’il se doit, n’a pas vraiment le temps de parlementer avec des laquais. Depuis aussi longtemps qu’il s’en souvenait _ c’est-à-dire depuis 6 mois, il n’avait jamais pris de temps pour parler avec plus petits que lui… et encore moins avec des civils. Il ne connaissait pas le doute, ni la pitié, ni même la tendresse : son instinct lui poussait de prendre, de dominer, d’avancer sans cesse pour sa survie et celle des siens. Car il ne faut pas croire que le lieutenant est égoïste, il a bel et bien un cœur qui bat tout au fond de sa poitrine noire. Un cœur et un désir farouche de garder ce qui lui appartient, de sauver toutes ces personnes sous ses ordres trop bêtes pour comprendre que l’ordre est la seule chose acceptable. Son troupeau.

Lieutenant Arès ?

Le combiné plaqué sur son oreille taillée en pointe, le lieutenant poussa un grognement d’inconfort. Si les téléphones étaient conçus pour les humains, leur forme et leur écran était tout sauf ergonomiques pour sa longue patte rousse. Ses doigts recouverts de poils, sa paume où restait une relique de coussinet : rien n’était fait pour prendre cette technologie du diable. Et il le savait. Sa frustration le mettait de mauvaise humeur.

Lieutenant Arès ? répéta la voix au bout du fil.

Quoi encore ?! aboya-t-il enfin.

L’un de ses ergots cogna violemment le bord du bureau d’acajou vernis. Une longue rayure fendit le bois, juste à côté d’autres marques du même genre.

Heu… désolé de vous déranger, lieutenant… continua la voix, devenue hésitante.

Vous la crachez, votre pastille ?! continua le beauceron, au bord de l’explosion.

De nouveaux prisonniers en approche…

Le soldat à l’appareil avait décidé la solution de replis. Il parlait donc le moins possible, avec le ton le plus neutre qu’il soit. C’était un peu l’équivalent de faire le mort face à un animal enragé. Cela sembla fonctionner.

Très bien, amenez-les-moi, répondit sèchement le haut-gradé.

Lieutenant…

Quoi ?! coupa-t-il encore, agacé.

Il y a une humaine…

La large langue du lieutenant passa sur ses babines rouges, laissant percevoir ses longues canines d’ivoire. Elles étaient belles, pointues et lumineuses. Elles étaient la fierté du lieutenant.

Il y en a encore ?

Visiblement, répondit le soldat d’une toute petite voix.

Amenez-la devant la ferme, je ferais le nécessaire, gronda-t-il.

Et les autres ?

Le lieutenant soupira, son unique œil bleu déjà attiré par autre chose.

On verra ça plus tard, continua-t-il désintéressé.

Il n’attendit pas la réponse et coupa la conversation sur l’écran rayé. Ses longues griffes avaient déjà vaincu cinq autres appareils du même genre. La Meute devait rapidement trouver des solutions une fois les technologies de l’ancien temps épuisées, se disait-il, inquiet. Que deviendraient-ils s’ils restaient éternellement sous le joug de leurs ancêtres humains ? Car même d’aussi petits détails n’étaient qu’un rappel de la souffrance, de la domination de l’être le plus horrible sur cette Terre : l’Homme.

Le lieutenant Arès ne se souvenait pas de ce qu’il était avant, mais il savait. Il savait que tout au fond de lui vivait une haine puissante et tenace contre cette espèce. Il ne saurait dire pourquoi, ni qui vraiment le lui avait donné. Car, comme toutes les autres créatures qui s’étaient réveillées dans ce nouveau monde, plusieurs voix se bousculaient dans sa tête, lui soufflaient les directives à suivre. Et sa plus grande conviction, celles de nombreux cris hurlant dans son crâne, c’était que l’Homme était mauvais. A enfermer. A exterminer. Pour ne plus jamais avoir mal. Pour ne plus se sentir écorché, frappé, mutilé. Car un jour, des humains l’ont brisé. Une fois, cent fois. Il ne savait plus quelle voix écouter, mais ce n’était pas grave. Il savait ce qu’il devait faire pour sauver toutes les autres espèces de sa Terre.

Pris d’une vive douleur au crâne, il s’appuya sur le bureau et passa sa patte sur la tempe. Une goutte de sueur coula sur ses courts poils d’ébène. Sa langue sortit d’entre son long museau, haleta quelques instants. Lutter contre ses instincts n’était pas tous les jours facile.

Il se releva enfin, jeta un œil devant son miroir. Son œil bleu brûlait d’une nouvelle rage toujours plus ardente, laissant le marron presque éteint. Il resserra le col de sa chemise, soucieux de son apparence. Parfait. Enfin il attrapa sa montre et, la passant à son poignet, sortit du bureau.

Il avait un interrogatoire à mener.

Le soleil était déjà bien haut dans le ciel quand elle se réveilla enfin de sa nuit agitée. Danaë n’était revenue que quelques minutes avant l’aube, et même les veilleurs étaient bien surpris de la revoir entière. Tout son corps était tremblant de joie, et fermer les yeux dans sa couche piquante de paille était bien compliqué. Finalement, elle avait réussi à sombrer dans un sommeil sans rêve, bien plus récupérateur que celles qu’elle avait eu depuis le Tremblement. Alors quand elle rouvrit à nouveau les yeux, c’était pour elle comme une nouvelle vie qui commençait. Elle les avait retrouvés. Tous, en pleine forme : sa mère, son père et son petit Will qui lui avait tant manqué. Bien sûr, ils étaient toujours séparés par cette rambarde de fer, mais elle pouvait les voir, les touchers. Enfin surtout les toucher, puisqu’hier, elle n’y voyait pas grand-chose. Mais ils étaient là, ils allaient bien ; elle ne pouvait pas se tromper. Et même si leur situation n’était pas enviable, elle considérait que c’était déjà une progression qu’elle n’aurait pu espérer.

Une voix douce la tira tout à fait du sommeil. C’était Natacha qui lui tendait une assiette de gruau spécialement réservée pour elle. Danaë savait combien leur coutait cette attention, et elle imaginait bien que de nombreuses personnes devaient mourir de faim, là, dehors. Pourtant, elle avait beau essayer de se forcer, elle n’arriva pas à la terminer. Elle délaissa son bol, l’offrant à un autre enfant aux joues roses, puis se rua vers la porte.

— Où tu cours comme ça ? interpela Rémi, un tasseau de brindilles sur l’épaule.

— Je sors !

— Ne t’éloigne-pas trop, conseilla-t-il sur un ton paternaliste.

Elle ne répondit que par un sourire malicieux et ne ralentit pas sa course. Il était déjà beaucoup trop tard, et elle avait pensé pouvoir retrouver sa famille bien plus tôt. Une fois dehors, elle refit le chemin qu’elle avait déjà gravé dans sa mémoire : droite, puis tout droit jusqu’au grillage, puis encore à droite. C’était le point de rendez-vous qu’ils s’étaient donnés, et elle comptait bien camper-là jusqu’à ce qu’ils reviennent.

C’était visiblement ce qu’avaient décidé ses parents aussi, puisqu’elle les retrouva dehors, assis et adossés contre le métal tressé de la clôture.

— Maman, papa ! s’exclama-t-elle en tombant à genoux devant eux.

Le bonheur s’était immédiatement dessiné sur leurs visages, et Will l’accueillit avec un petit cri de joie. Elle pouvait mieux le voir désormais, et elle fut choquée par sa figure sale et creusée, par ses petits yeux gris bien plus ternes qu’autrefois. Pourtant, il avait l’air en bonne santé, et un large sourire barrait ses joues pâles.

— Dana ! T’étais où ?

— Je dormais… répondit-elle à voix basse, honteuse.

— Ma chérie ! Ce que je suis contente d’enfin mieux te voir ! s’écria sa mère en passant ses doigts entre les losanges du grillage. Tu as l’air d’aller bien !

— Maman…

La jeune fille ne sut à nouveau retenir ses émotions, le cœur gonflé par les petits sanglots poussé entre chaque syllabe de sa mère. Enfin, son père passa ses doigts et les lui posa sur la tête.

— Tu as réussi à te reposer ? demanda-t-il calmement.

Elle hocha du front, se mordant la lèvre.

— Oui… et puis, je ne suis pas si épuisée que ça…

Sa remarque lui serra le ventre. Si elle n’avait pas eu faim à son réveil, elle pouvait remarquer les signes du manque sur les silhouettes de ses parents. Ils lui avaient raconté la veille avoir été enfermés depuis presque le début, et cela se voyait. Même leur air était plus craintif, leurs gestes plus inquiets. Ils étaient marqués à jamais par cette expérience de confinement avec leurs pairs.

— Qu… que t’est-il arrivé aux mains ?! s’écria à nouveau sa mère, les serrant du bout des siennes.

— Ho, ce serait trop long à t’expliquer…

Elle ne voulut pas plus l’inquiéter et ne réussit pas à repousser ses baisers sur ses dernières phalanges.

— Maman…

— C’est pour que tu ailles mieux ! s’excusa-t-elle, les larmes aux yeux.

Leurs nouvelles retrouvailles furent coupées par une alarme qui retentit au loin, leur rappelant où ils se trouvaient. C’était midi, et l’heure de l’appel avait sonné ; les repas étaient servis. Sa mère la serra un peu plus, comment ne voulant plus jamais la quitter.

— On se retrouve ici, ma chérie… chuchota-t-elle, le cœur lourd.

— Fais attention à toi, continua son père, inquiet. Nous ne sommes pas loin, juste à côté de ce baraquement.

Il tendit le doigts vers quelques toits brinquebalants un peu plus loin. Danaë hocha la tête d’un air enthousiaste.

— Je vous attends ici !

— Va manger ! lui ordonna sa mère. Il faut que tu te nourrisses bien.

La jeune fille acquiesça à nouveau, les regardant s’écarter à contre cœur. Car si elle, elle pouvait sauter un repas ou deux sans forcer, c’était devenu presque du suicide pour eux.

— Je ne bougerai pas, murmura-t-elle.

Bien sûr, ils ne l’entendirent pas.

++++

Chaque jour se ressemblait tellement que la jeune femme ne savait presque plus depuis combien de temps elle était enfermée. Essayer de se nourrir, allez voir sa famille de l’autre côté, éviter les dangers… Rien que ça lui prenait une énergie considérable, mais elle décida aussi de prêter main forte à son nouveau groupe : protéger les stocks, veiller la nuit, nourrir les malades, s’occuper des enfants… Tout n’était pas simple, mais c’était la moindre chose qu’elle pouvait faire. Ce jour-là, elle était responsable des échanges ; une petite distribution rationnée et donnée à tous afin de partager équitablement selon les besoins de chacun les réserves qu’ils avaient à disposition. Cela ressemblait vaguement à une boutique, et la bataille faisait rage derrière son petit stand, mais elle savait que chaque personne luttait pour sa vie. Tous étaient les bienvenus, il suffisait juste de s’inscrire chaque semaine auprès de Natacha qui distribuait les bâtonnets gravés avec précision. Bien sûr, ce fut aussi la mise en place du recèle, des arnaques et du chantage, puisque même les autres groupes essayaient de profiter de leur bienveillance. Cependant les responsables des échanges savaient reconnaître quand il y avait embrouille, et l’aide apportée en valait la peine.

— Hey ! J’ai trois bâtons ! grogna un homme face à elle, perdant patience.

— Montrez, voir ! demanda Danaë, tendant la main.

C’était la troisième fois qu’elle tenait ce poste, et elle commençait à prendre le coup. Elle remarqua donc aussitôt que les morceaux de bois jetés sur le comptoir étaient des faux. La gravure était appliquée, mais Rémi lui avait murmuré où regarder pour découvrir les secrets de leurs signatures. Et ces bouts de brindille n’avaient rien de vrai.

— Je ne peux pas ! s’écria-t-elle d’un ton ferme, reposant les tasseaux sur la table.

— Comment ça ? gronda l’homme.

— Ne me prenez pas pour une idiote… au suivant ! continua-t-elle, agacée.

— Quoi ?! J’exige de la nourriture ! commença-t-il en haussant la voix.

Danaë s’avança un peu plus en fronçant les sourcils.

— Vous êtes sûr de vouloir rameuter les surveillants ? fit-elle d’un ton monocorde.

Elle pointa aussitôt quelques gardiens un peu plus loin ; des hommes et des femmes volontaires pour éviter justement tout débordement.

L’homme serra les dents et repris ses copies avec rage.

— Vous les Soignants, vous êtes vraiment des gros batards ! Vous gardez la bouffe pour vous, les docs et tout ça ! Vous voulez qu’on crève, c’est ça ?!

Les Soignants, elle l’avait appris très vite, c’était le nom de son nouveau groupe. Il était simple de deviner pourquoi : la majorité de ses membres était soit dans le domaine médicale, soit dans l’aide à la personne. Ce petit surnom s’était donc imposé naturellement, et c’était plutôt un avantage. Outre le fait de se faire reconnaître, les Soignants étaient aussi respectés non pas pour leur gentillesse ou leur sens de la justice, mais car ils savaient soigner, tout simplement. Et dans ces conditions précaires où les maladies grouillaient, c’était un savoir précieux que de nombreuses personnes enviaient. Leur pouvoir n’était donc pas tant les bras puissants de Rémi et des autres veilleurs, mais la tête des médecins regroupés dans cette partie de la Ferme. Danaë sourit en y pensant : c’était fou combien ces petits noms se donnaient si simplement, Meute, Nuée, dans ces temps de trouble et de division.

— On partage selon les besoins. Si vous avez un problème, allez voir Natacha !

L’homme cracha sa rage un peu plus loin en bougonnant.

— Il y a toujours des personnes pour essayer d’en profiter… soupira une femme dans la queue.

Danaë sourit, absolument pas démontée.

— N’y faites pas attention… en quoi puis-je vous aider ?

— Du fromage et du pain, s’il vous plaît…

La jeune fille vérifia les tiges et s’exécuta, ouvrant une large caisse.

— On l’a reçu ce matin ! dit-elle avec enthousiasme, lui tendant la miche caoutchouteuse. Pour le fromage, nous n’avons rien. Mais je vous ai rajouté un peu de lentille…

Elle joignit le geste à la parole, lui tendant une petite assiette noire.

— Je vois… on pouvait espérer ! dit la dame en souriant.

— Vous avez combien de bâtons ? s’étonna une autre personne derrière, vérifiant les morceaux posés encore sur la table.

— Assez pour la famille… murmura la femme, gênée.

— Votre famille ? Mais votre mari n’est plus là, non ?!

C’était une dame d’âge mûre, proche de la soixantaine, la mèche grisonnante cachée sous un fichu gris, le visage ridé toujours souriant que Danaë croisait souvent. Pourtant son sourire avait disparu de sa face basanée, et elle attrapa violemment les vivres posées devant elle.

— Comment osez-vous ?! cria-t-elle, choquée.

— Il a disparu depuis sa visite médicale, non ? continua une autre personne derrière.

Danaë assista à la scène avec amertume, le cœur serré. Elle ne pouvait rien y faire : l’homme est un loup pour l’homme, et il n’attendait jamais bien longtemps pour se déchiqueter.

— Rien ne dit qu’il ne reviendra pas ! éclata-t-elle en sanglot, serrant le pain entre ses bras.

— Laissez-la ! ordonna Danaë, agacée.

— Mais… C‘est injuste ! Elle prend plus que ce qu’elle devrait !

— Si Natacha lui a donné, c’est qu’elle en a le droit.

— Ils ne sont pas à elle ! continuèrent des voix derrière.

La jeune fille regarda autour d’elle, la mâchoire serrée. Heureusement, une voix raisonna un peu plus loin.

— Elle a raison, rien ne dit qu’il ne reviendra pas.

C’était Rémi qui sortait du bâtiment et qui se glissa derrière la table sans crier gare.

— Prenez ceci, et attendez-le avec, continua-t-il d’un ton aimable, tendant l’assiette de lentilles qui était encore posée sur le bois.

La dame renifla et hocha la tête. Elle s’écarta enfin, coupant la foule rameutée en grappe autour d’eux, serrant avec force son butin.

— Et on refait la queue si vous voulez quelque chose ! clama Rémi d’un cri agacé aux autres quêteurs.

Enfin, il s’approcha de Danaë.

— Je ne voyais pas trop quoi faire… chuchota-t-elle, embarrassée.

— Tu as bien fait, conclut-il en lui posant une main sur l’épaule.

Puis il retourna à nouveau dans la porte noire du bâtiment rouillé.

Les heures passèrent encore sans autres accidents que ceux des gens jaloux et des voleurs en tout genre. Ce n’était pas très reluisant se disait la jeune fille. De l’humanité, il ne restait qu’un échantillon disparate, capable du meilleur comme du pire. En ce qui concernait la rumeur, en revanche, elle ne savait pas quoi en penser. Il était vrai que depuis quelques jours, on pouvait déplorer certaines disparitions inexpliquées. Bien sûr, les morts avaient toujours fleuri derrière les baraquements délabrés, entre les tonneaux de fer ou à la curée de midi. Mais on retrouvait toujours un corps, une trace, quelque chose. Même quand cette affaire horrible de mangeurs d’hommes lui était venu aux oreilles : on lui avait dit avoir découvert rapidement le coupable. Cacher un meurtre dans un endroit clos n’était jamais chose aisée. Alors, comment faisait ces personnes pour disparaître, tout simplement ? Il fallait être prudent, tout cela ne lui donnait rien qui vaille…

Ainsi, après avoir fini son service, elle se dirigea lentement vers le point de rendez-vous qu’elle connaissait désormais par cœur. Ils l’avaient ensemble aménagé : caisses en bois, couverture pour les nuits froides à ramener et même quelques ballots de paille pour s’allonger, seule la grille brisait ces moments partagés. Seule derrière la barrière glaciale, elle était aussi la plus vulnérable. De nombreuses fois, elle fut la cible de trainards, de gros bras en mal de combat, et à chaque fois ses parents ne pouvaient rien y faire. Une fois, une brute la frappa uniquement pour pouvoir s’assoir à sa place. L’œil bleu, elle s’était ruée dessus sous les hurlements de sa mère, les pleures de son frère et les menaces de son père ; le mordit à pleine dent. Sa lutte lui coûta une prémolaire, mais cela valait le coup : les veilleurs rapidement alertés lui vinrent en aide et chassèrent le gêneur. Désormais, ses proches tremblaient tous à l’idée de la prochaine bataille, sauf elle. Elle savait désormais que plus rien ne pouvait la séparer des siens. Ce n’était pas quelques imbéciles psychopathes qui allaient l’arrêter.

Quand elle arriva enfin devant le filet de métal, il n’y avait personne. Elle s’assit alors nonchalamment, profitant du calme des lieux. Non loin de la grande entrée où résidaient les Soigneurs, peu de personnes n’osaient vraiment s’attarder ici, hormis pour y quémander ou vraiment chercher querelle. Elle attendit patiemment, puis se dit soudainement que tout cela n’était pas normal. Jamais, en plusieurs dizaines de jours, elle n’avait attendu plus de quelques secondes ici. Elle se releva brusquement, cherchant un signe de vie par-delà la grille.

— Papa ? Maman ?! appela-t-elle en levant la voix.

Elle crut mourir dix fois de l’intérieur avant d’entendre une réponse. Une tonalité familière, rongée par l’inquiétude.

— Ma chérie ! Désolée de notre retard, c’est que…

— Danaë !

Elle vit son père, des gouttes perlant sur son front. Quelque chose n’allait vraiment pas.

— Où est Will ? demanda-t-elle tout de suite.

— Ma chérie, ton frère… Il est introuvable !

La voix de sa mère s’étouffa, étranglée par la peur. Son père continua, tout aussi paniqué.

— Tu l’as vu ?

Elle secoua la tête, un sourire nerveux naissant sur ses lèvres.

— Non mais… il ne doit pas être bien loin ! Vous avez regardé dans la grange ?

— Il n’y est pas ! s’exclama son père.

— Nous avons cherché partout…

— Je…je…

La tête de la jeune fille lui fit soudainement mal. Il s’était mis en marche et carburait à son maximum pour trouver la solution à cette disparition.

— Je fouille derrière le grillage ! Peut-être qu’il est allé chercher quelque chose…

— Ma chérie… ça fait des heures que nous le cherchons !

Des larmes montèrent aux yeux de la jeune fille ; la panique ravageait enfin son esprit. Des disparitions, son frère absent… Il n’y avait pas beaucoup de chance pour que ce soit une coïncidence.

— Allez par-là, moi je regarde derrière le bâtiment !

Elle n’attendit pas leur accord et se rua sur le côté, plus pressée d’occuper ses pensées que de les écouter. Will, Will… Où es-tu, Will ?! A peine retrouvé, devait-elle déjà le perdre ?

Elle continua encore ses recherches quelques minutes, puis s’effondra, s’agrippant aux mailles de fer divisant les zones. Il était quelque part derrière ; elle devait le récupérer. Avant qu’il ne disparaisse lui-aussi à jamais.

— Danaë ! Danaë ! sanglota une voix juste à côté.

C’était sa mère qui l’avait suivie, désemparée, sûre qu’elle ne pourrait rien faire de plus que la rassurer. La lycéenne sentit ses doigts dans ses cheveux, sur son front, et elle éclata elle-aussi en sanglot. C’en était trop ! Elle pouvait être la fille la plus courageuse du monde, c’était la goutte qui faisait déborder le vase. Elle poussa un gémissement et se mordit le poignet de rage. Enfin, elle attrapa les mains de sa mère, plongea dans son regard désespéré, ses propres joues imbibées de larmes.

— Ecoute maman. Je vais le retrouver, d’accord ? Je vais demander aux Soigneurs, à tous les clans de la Ferme ; j’vais aller trouver cette foutue Meute et lui demander où ils ont mis Will, ok ?! Ne t’inquiète pas, je te jure. Je vais le retrouver !

Elle haleta, en pleine détresse, entrecoupée par les supplications de sa mère. Cette dernière répondit par un cri plaintif, le cœur rongé par le désespoir.

— J’y vais, ok ? Je vais le retrouver ! Tu peux me faire confiance !

— DANAË ! cria cette dernière, déchirée, les mains tendues vers elle alors qu’elle s’écartait déjà.

— Je reviens, reste avec papa ! Je vais chercher Will !

La lycéenne se retourna, les dents serrées à s’en faire saigner les gencives, les ongles plantés dans sa paume. Elle ne comptait absolument pas en rester là.

Ses pas l’amenèrent en toute hâte devant la porte de l’enceinte clos. Décidée comme d’autres avant elle, elle attrapa les gonds et les secoua de toutes ses forces en hurlant.

— OU EST-IL ?! QU’AVEZ-VOUS FAIT DE LUI ?!

La réaction des gardes fut bien plus molle qu’elle ne le pensait, jetant un coup d’œil nonchalant vers elle. Pourtant, elle ne s’en déconcerta pas.

— VOUS VOULEZ FAIRE QUOI ? TOUS NOUS TUER UN PAR UN ? NOUS FAIRE FLIPPER ?! RENDEZ-MOI MON FRERE, TOUT DE SUITE !!!

Elle secoua la porte de plus belle, sans rencontrer plus de réactions. Alors, elle continua, continua encore à crier de toutes ses forces pendant de longues minutes immobiles. Enfin, fatigué, l’un des surveillants descendit jusqu’à elle. C’était l’auroch mécontent de la dernière fois, ou peut-être un autre qui lui ressemblait fortement. Il lui lança un regard méprisant, rempli de haine.

— Lâche cette porte, humaine, ou on te calme tout de suite !

— Jamais ! cracha-t-elle. Pas tant que vous ne me rendez pas mon frère !

Elle était essoufflée d’avoir tant crié, la gorge brûlée, mais elle tenait bon. Elle perça le taureau du regard, agrippée fermement aux barreaux. Pourtant, elle savait que ça ne suffirait pas.

— Attend que j’arrive… gronda la bête menaçante.

Danaë s’agrippa de plus belle, son cerveau se remit en branle à toute vitesse. Un plan, il fallait un plan. Le colosse était à quelques centimètres d’elle quand elle lui souffla enfin :

— Arès ! Je veux voir Arès !

Le taureau s’immobilisa, fronçant ses gros sourcils. Visiblement, qu’elle connaisse le nom de son supérieur ne l’enchantait guère.

— Dites-lui que j’ai des révélations à lui faire…

Une horde de gardes armés était rentrée par la petite porte de fer. Derrières la grille, des dizaines d’yeux scrutaient la scène avec appréhension, et Danaë aperçu ceux larmoyants de ses parents. Pour eux, ils allaient perdre leur second enfant. Elle sentit leurs pattes puissantes l’attraper par les épaules, alors qu’elle-même s’était reculée pour les laisser passer. Ils étaient trois ou quatre autours d’elle, prêts à la maîtriser en cas de coup fourré. Quatre contre une jeune fille… elle ne put s’empêcher de s’en amuser. Peut-être avaient-ils remarqué sa détermination sauvage, sa rage intérieure bien plus primitive qu’eux. Elle était considérée comme dangereuse, et elle en était presque flattée.

— Avance ! gronda le bœuf, agacé. Tu fais perdre mon temps.

On la bouscula avec rudesse, la poussant droit vers le couloir de grillage à l’entrée. Ou désormais la sortie. La jeune femme jeta un dernier coup d’œil derrière son épaule, lança un sourire rassurant à Rémi et Natacha qui la regardaient, médusés, se faire traîner loin de leur protection. Cette fois, ils ne pourraient rien y faire.

Le chemin lui parut bien plus long qu’elle ne le pensait. Loin de suivre sans réfléchir, encadrée par deux moutons noirs, elle en profitait pour observer la disposition des lieux. Les bâtisses semblaient plus modernes, mieux entretenues que leur vieille grange décrépie _ce n’était pas bien difficile, à peine fissurés par les immenses tiges végétales. Sur l’une des façades, elle pouvait apercevoir un vieux panneau rouillé, semblant rongé par l’humidité depuis des siècles. Seule l’image d’un sigle accompagné d’une image de becher marqué de bleu était encore lisible, mais c’était suffisant pour savoir qu’elle n’était pas loin d’un centre hospitalier. Ou un truc du genre. On la força enfin à rentrer dans l’une des portes aléatoirement posées sur le mur de béton. Elle reconnut aussitôt l’immense salle blanche et vide où elle fut la première fois interrogée.

— Pas la peine, je sais où aller… gronda-t-elle à l’un des hommes laineux qui voulut lui faire presser le pas.

— Va t’assoir là-bas, exigea-t-il d’un ton neutre.

Ce n’était pas tout à fait à la même place ; elle était proche d’un mur, non loin de la sortie. Il y avait cette fois plusieurs chaises alignées, comme une salle d’attente. Elle en choisit une au hasard et attendit sagement, les avant-bras sur les genoux.

Cette fois-ci, elle ne tremblait pas. Sa peau avait bronzé, mais elle ne savait pas si c’était à cause du soleil ou de la saleté. Elle n’y avait pas fait vraiment attention, mais sous le feu de la lumière blafarde, c’était flagrant. Elle admirait ses doigts, ses poignets dans le silence le plus total. Au loin, des hurlements et des grognements sourds raisonnaient, pourtant si peu audibles qu’il était impossible de les discerner. A part peut-être ici. Y avaient-ils seulement fait attention ?

Elle n’attendit pourtant pas très longtemps pour entendre une voix connue raisonner dans l’air blanc.

— Mademoiselle Ponant !

C’était le lieutenant Arès, le chien lugubre qui lui avait tenu la jambe la dernière fois. Elle ne savait pas comment il savait son nom, et cela ne lui donnait rien qui vaille.

— Monsieur Arès ! répondit-elle, un sourire ironique aux lèvres.

— Il paraît que vous avez à me parler ?

Il semblait bien plus enthousiaste que la première fois, se frottant les mains les oreilles dressées et les babines gonflées.

— Vous êtes ridicule… souffla la jeune fille.

— Quoi ?

Son œil bleu la foudroya, vexé.

— C’est tout ? continua-t-il, visiblement déçu. Vous êtes venu pour m’insulter ? Ou pour fuir quelqu’un, peut-être ?

Danaë releva ses jambes un peu plus sur la chaise, serrant ses genoux contre elle. C’était une position de détente, mais aussi de défense face au cerbère noir. Ce dernier releva un sourcil, surpris.

— Vous avez enlevé mon frère… soupira-t-elle.

Elle parla presque la bouche contre sa peau, se retenant de ne pas hurler tout de suite. Elle savait que l’agressivité ne servirait à rien.

— Enlevé ?

Il pencha la tête sur le côté en signe d’incompréhension, comme n’importe quel chien le ferait.

— Oui… Tous ces gens qui disparaissent… Ils doivent bien aller quelque part…

— Ho !

Arès releva la tête, comme s’il comprenait enfin de quoi elle parlait. Un large sourire apparut sur son museau de feu.

— Vous savez, nous avons du mal à tous vous nourrir, alors…

Danaë secoua la tête, agacée.

— Arrêtez de mentir ! Si vous nous gardez, c’est car vous avez forcément une raison…

Il acquiesça, son sourire carnassier révélant toujours ses longues canines blanches.

— Difficile de vous avoir, jeune humaine…

Son ton était amusé, presque admiratif. Il joignit les mains pour se donner une contenance, comme absorbé dans ses pensées.

— Très bien, continua-t-il. Après-tout, vous vous êtes donné du mal… Je savais bien que tôt ou tard nous nous reverrions…

— Ha oui ? gronda-t-elle.

Il hocha la tête.

— Les humains sont une aberration, soyons francs.

— C’est vous qui l’dites… soupira la jeune fille.

— Je le dis. Et nous saurons tôt ou tard régler votre cas…

Un silence désagréable passa, accompagné d’un long frisson.

— Où est-il ? répéta-t-elle d’un ton plus ferme, déterminée.

— Allez-vous donc nous dire où trouver les rebelles ?

Elle secoua la tête, les yeux luisants. Visiblement, personne ne les avait encore tous trouvés.

— Je comprends vous savez. Votre fidélité est noble. Stupide, mais noble. Regardez ce que la fidélité a fait de nous.

— Les maîtres du monde ? répliqua la jeune femme.

— De ce monde, précisa le lieutenant. Autrefois, nous n’étions rien pour vous. Maintenant, nous sommes tout.

— Rendez-moi mon frère ! cracha-t-elle avec rage.

— Je vois que nous n’avons plus rien à nous dire… J’ai été ravi de vous revoir !

Danaë voulut lui sauter à la gorge, mais la bête la rattrapa d’une patte, la griffe sur la gorge.

— Il serait idiot de vouloir en finir tout de suite… murmura-t-il.

Elle sentait son haleine chaude à quelques centimètres de ses lèvres, ses dents encore plus proches, beaucoup trop proches. Elle s’immobilisa, tendue, rongée entre la colère et la peur.

— Ramenez-la ! cria-t-il en relevant le museau vers d’autres hommes qu’elle ne pouvait pas percevoir.

— Je le retrouverai… ! gémit-elle, les larmes aux yeux.

Prenant son courage à deux mains, elle cracha alors sur ses yeux bicolores, sur son magnifique pelage lustré. Aussitôt, le lieutenant se recula de dégoût, les poils dressés. Il répliqua sans attendre. Outré, une gifle monumentale envoya la jeune fille valser.

Un hurlement sortit de ses lèvres, vrillé par la douleur. Danaë se releva, posant sa main sur sa joue meurtrie : elle était ouverte, sanguinolente, striée par quatre marques de griffes acérées. Son sang chaud coulait jusque dans son cou, et elle pouvait même sentir les battements de son cœur dans le rythme du flot.

On la tira brutalement, l’obligeant à se relever pour sortir, laissant un petit chemin rouge sur le blanc étouffant du sol luisant. Arès continuait à la regarder avec une haine farouche, s’essuyant comme il pouvait à l’aide d’un petit mouchoir blanc sortit d’on ne sait où.

Parfait. Tout était parfait.

Bien sûr, venir parler à Arès n’était qu’une excuse, et elle savait dès le départ comment ça s terminerait. Plutôt bien, finalement, par rapport à ce qu’elle avait imaginé. Jouer de sa colère n’était pas chose aisée : il fallait être assez lucide pour ne pas trop la libérer, ni trop la retenir face à la peur. La jeune fille saignait abondamment, et c’était tout ce qui comptait. Il ne fallait juste pas se concentrer sur la douleur et continuer à marcher sans tomber.

— J’ai… j’ai mal… murmura-t-elle comme à elle-même.

L’homme mouton qui la tirait vers l’avant regardait fixement devant lui. La jeune fille admira un instant sa laine rebondie, d’apparence si douce, perceptible sous sa longue chemise blanche. Une trace rouge l’avait salie, et il lui fallut quelques secondes pour comprendre que c’était son propre sang.

— Je… Je vous ai tâché… s’écria-t-elle doucement.

Le garde sursauta, comme s’il venait de comprendre qu’on parlait à lui. Il jeta un regard curieux là où elle montrait du doigt, puis haussa les épaules sans desserrer les dents.

— Je suis vraiment désolée… soupira-t-elle en sanglotant.

Elle frotta le pelage, essayant de retirer la marque autant qu’elle put. Puis elle grimaça, ralentissant le pas.

— J’ai vraiment mal, j’ai la tête qui tourne…

Le bélier leva les yeux au ciel, puis rejeta un œil sur la jeune fille. Le sang continuait à couler, colorant son t-shirt d’un rouge sombre et sale. Elle s’effondra d’un coup dans ses bras, tâchant encore une fois sa jolie laine.

— Haaaaaaaa ! râla l’homme, agacé. Relève-toi !

— Je ne peux pas… soupira-t-elle d’une voix faible.

Le soldat hésita un instant, puis l’aida en attrapant son bras, évitant soigneusement le liquide rouge.

— Très bien, grogna-t-il. Tu ne vas pas tenir longtemps dans cet état…

— Vous allez me tuer ? gémit Danaë, lui lançant un regard terrifié.

Le bélier secoua la tête, presque horrifié. La jeune femme avait de la chance, ce mouton-là n’était pas de nature vraiment guerrière.

— Je te laisse à l’infirmerie. Ils sauront bien quoi faire de toi…

Danaë en était sûre, les animaux ici n’aimaient guère les humains, ou en tout cas ne voulait pas trop avoir affaire à eux. Quelle ironie de travailler dans un camp pareil ! Pourtant, et malgré cela, elle sentit tout de même une certaine forme de pitié de la part de l’ovidé qui la trainait doucement jusqu’à un bâtiment à côté. Enfin, frappant à une porte blanche, ne sachant comment arrêter l’hémorragie de la jeune fille, il bêla un instant à l’aide. Personne. La panique le prit un peu plus quand la femme posa ses mains sanglantes sur les murs, les meubles… Il entra finalement de lui-même, tira Danaë dans la pièce et lui posa un mouchoir sur la plaie.

— Pressez-ça. Fort.

Elle hocha la tête, luttant pour ne pas tomber. Le garde chercha un instant d’autres personnes, mais malheureusement pour lui, l’infirmerie était vide. Car c’était bel et bien une infirmerie, le lit à ressort sous les fesses de la jeune fille ressemblant quasi trait pour trait à celui de son lycée. Cela la rendit nostalgique un instant, à moins que ce ne soit le manque de sang qui la faisait tourner.

— Tu bouges pas, ordonna le bélier en s’écartant vers le couloir.

Elle acquiesça encore une fois, le mouchoir plaqué sur la joue, assise et l’air hébété. L’homme referma enfin la porte après un instant d’hésitation. Elle attendit en silence, l’oreille tendue, tentant de distinguer le son de la clef dans son loquet malgré le bruit de son cœur. Ceci fut fait. Un claquement sourd sonna jusqu’à elle, faisant vibrer la lourde porte de métal. Ça y est, elle était belle et bien enfermée ici.

Sa première réaction fut de s’allonger pour recouvrer ses forces. Oui, elle avait prévu d’être amenée ici… mais elle ne pensait pas arriver en si mauvais état. Ce n’était pas tant la douleur le problème mais sa tête qui commençait réellement à tourner. Elle n’avait d’ailleurs presque pas joué la comédie devant le bélier : elle avait le teint pâle, barré par le rouge de son hémorragie. Elle veilla pourtant à bien appuyer sur la plaie, peu importe l’inconfort que cela pouvait lui donner. De l’autre main, elle fouilla les placards, tomba sur du désinfectant, des seringues et même du sucre et des morceaux de viandes séchées. Sans attendre, elle croqua un morceau blanc et granuleux, se rappelant ses heures de gym. L’anémie de Sophie lui aura servit au moins à apprendre ça…

Elle referma soigneusement le placard, badigeonna de produit un nouveau mouchoir blanc et se le posa à nouveau sur la joue. La douleur fut plus vive, et elle se retint de crier. Pour penser à autre chose, elle inspecta la pièce, cherchant un nouveau plan. Le mouton n’allait pas tarder _lui ou l’un des infirmiers qui étaient censés rester ici. Nouant un tissu autour de sa tête pour enfin libérer sa deuxième main, elle jeta un regard vers le faux plafond. Il ressemblait un peu à celui qu’elle avait reçu sur le crâne, il y a, lui semblait-il, une éternité. Même reliefs géométriques, même couleur blanche de polystyrène. Cela la fit sourire : ce n’était pas vraiment quelque chose de très esthétique, mais c’était sans doute la chose la plus reluisante de la pièce ravagée par les plantes et la mousse.

Danaë attrapa une chaise qu’elle installa à cheval sur le lit. Son aménagement était précaire, mais c’était bien suffisant pour ce qu’elle voulait en faire. Enfin, avec toutes les précautions du monde, elle se jucha sur sa tour branlante, attrapa l’une des trappes du bout des doigts. Elle la souleva enfin, agrippa la barre de fer servant de portant. Tirant de toutes ses forces, elle se hissa enfin en s’aidant du mur, se glissant tout en haut, à cheval sur l’armature de métal. C’était très risqué, elle savait à peu près combien cette installation pouvait être fragile. Tant pis, pas le choix. Risquant à chaque instant de tomber, elle répartit son poids entre les différentes barres de métal et referma enfin la trappe. Le faux plafond, quelle idée de se cacher-là ! Elle se sentit pousser des ailes et examina autour d’elle. Il faisait sombre, mais les rainures entre chaque dalle lui servaient de repère. Rester immobile ainsi était incroyablement difficile, et elle ne savait pas combien de temps elle pouvait tenir. Soudain, une masse sombre attira son attention, la fit presque paniquer. Elle retint son souffle. La masse ne bougeait pas, et restait plaquée contre l’un des côtés sans bouger. Il fallut quelques secondes à Danaë pour comprendre que c’était en fait une ouverture, peut-être une ancienne aération, quelque chose du genre, qui était installé ici.

Rester cachée lui était impossible ? Grand bien lui fasse ! Elle gesticula comme elle put, s’approcha en gémissant doucement, le souffle coupé, vers le rectangle noir. Il n’y avait même pas de cache ou de couvercle : c’était un trou noir et béant, petit mais accessible, qui débouchait on ne sait où, dans le noir le plus complet. Quelques mois avant, elle n’aurait même pas imaginé rentrer là-dedans, mais désormais, cela lui semblait presque trop facile. Crapahuter dans des tunnels avait augmenté sa claustrophobie, mais l’avait aussi habituée à dompter sa peur. Et puis, elle n’avait plus le choix. Harponnée par la douleur, haletante de fatigue, elle s’y engouffra enfin.

La sensation du toucher lui rappela de nombreux souvenirs étranges, inquiétants. Elle avançait malgré tout assez vite, essayant de faire le moins de bruit possible à travers la cloison qu’elle sentait de métal. Au loin, d’étranges bruits raisonnaient, des bruits qu’elle connaissait. Décidemment, cela lui rappelait quelque chose…

Elle déboucha enfin dans une pièce noire à peine éclairée par deux ou trois écrans allumés. De l’électricité. Danaë n’y avait jamais vraiment pensé, mais cette fois-ci, cela la frappait : la technologie n’avait pas été entièrement détruite, et ces animaux se servaient même des outils qu’ils avaient laissés. Il fallait dire que l’étrange endroit fourmillait d’instruments de mesures, de PC et d’autres accessoires du même genre… On était donc clairement au-dessus d’un véhicule ou d’un four micro-onde _même si elle n’en avait pas vu marcher. Un peu intimidée par cette débauche de modernité, elle continua à suivre les grognements sourds qui raisonnaient dans les cloisons.

Une deuxième pièce un peu étrange s’ouvrait devant elle, éclairée d’un halo bleu. Plusieurs cris de bêtes s’en échappaient : des oiseaux, des grondements sourds de prédateurs et même quelques aboiements. Des vrais, pas des cris intelligibles, mais bien de vraies bêtes sauvages. En pénétrant les lieux, Danaë avait l’impression de se retrouver au beau milieu d’une ménagerie : les perroquets s’ébattaient dans une volière, les chats se battaient dans de minuscules cages, des chiens, des lapins, des hamsters, tous hurlaient à son entrée comme de beaux diables. Mais ce qui la surprenait le plus étaient leurs tailles : il y avait aussi bien d’immenses rongeurs comme des petits, des chiens mi-humains mi-loups et d’autres étrangetés qui la dépassaient.

Un laboratoire…

Soudain, son souffle stoppa net, comme figé par l’effroi. Quelque chose l’horrifiait, là, devant elle, sans qu’elle ne sache si c’était vraiment réel ou pas. Juste devant, un immense chat noir, tournait dans une cage en rugissant. Un chat noir… Il avait des airs de panthère, il en avait presque la taille. Mais surtout, il marchait à quatre pattes comme un animal, et feulait dès qu’elle s’en approcha.

— Diablo ! cria-t-elle enfin, désespérée. Diablo, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?!!

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