Retombés

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Eden jetait des regards anxieux sur l’écran, une goutte de sueur glissant le long de sa tempe. L’électricité devenait instable, et même le générateur du laboratoire commençait à donner des signes de faiblesse. Hélène, imperturbable, continuait à réciter les données qui s’affichaient devant elle. Enfin, elle s’arrêta net, fixant le jeune docteur avec inquiétude.

Eden, tout cela n’a aucun sens…

L’homme secoua la tête. Depuis qu’il avait accepté de travailler avec elle, tout allait de travers. Alors depuis que la terre avait tremblé la première fois, il était perdu. Il ne savait plus quoi penser. La moitié de son cerveau s’était effondré, comme la moitié de l’institut qui les hébergeait.

L’activité est toujours aussi puissante… commenta la femme, ses lunettes vissées sur le nez. Elle les remonta d’ailleurs dans un geste anxieux.

Il doit bien y avoir une raison, un signe avant-coureur… Rien ne va !

Eden attrapa les papiers qu’il essayait de déchiffrer depuis des heures. Soudain, une boule de poil noire se frotta sur sa manche, laissant un léger duvet grisâtre sur le tissu blanc de sa blouse.

Eden ? Vous êtes venu avec votre chat ?!

Je suis arrivé dès que j’ai pu… soupira le jeune homme en se prenant la tête entre ses mains.

Ce n’est pas…

Il s’est glissé sans que je ne le sache ! Et puis la moitié du bâtiment est éventré ; nous ne sommes plus à ça ! continua-t-il d’un ton agacé, ne supportant sans doute aucune autre remarque.

Le professeur Lamartine fronça les sourcils puis hocha la tête. Après tout, ils avaient bien d’autres chats à fouetter. Elle jeta un dernier regard sur le félin en train de ronronner et continua de lire ses fichiers.

Vous pensez que la structure va tenir… ? demanda-t-elle d’un ton neutre, continuant à pianoter sur son ordinateur.

Assez pour trouver ce qui se passe…

Ou alors nous mourrons tous ensemble ?

Ils se regardèrent un instant, l’air interdit. Eden trouva à la jeune femme un regard encore plus impressionnant, plus séduisant aussi. Son aura se révélait encore plus dans des situations d’urgence, à moins que ce soit son instinct qui lui dictait de ridicules pulsions de survie. Il rougit un instant, attrapa son chat pour le faire descendre de ses documents.

Diablo, va-t’en de là ! grogna-t-il.

Diablo ? s’étonna la jeune femme, un sourcil relevé. Cela fait bien plus gothique que vous ne semblez l’être !

L’homme s’immobilisa un instant, se mordant les lèvres.

Sa couleur était de circonstance…

Hélène soupira, se retournant avec assiduité sur son travail.

Espérons que cela nous porte chance…

Et bien… Vous savez que la théorie du chat noir a beaucoup à nous apprendre ? Si nous trouvons une réponse à tout ceci, cela pourrait même…

BORDEL Eden, regardez ça !!!

La jeune femme l’avait coupé sans ménagement et s’était levée avec précipitation, pointant du doigt de nouveaux chiffres fraîchement arrivés. Eden s’en approcha sans comprendre.

Ce sont des remontés ! Des remontés de lave ! commenta l’homme, le souffle coupé.

Pas que ça…

Hélène secoua la tête, éberluée. Elle se tourna vers son compagnon, une main posée sur ses chères lunettes.

C’est du magma. Venu du plus profond de la Terre… Mais regardez sa température, ce n’est pas chaud ! s’écria-t-elle.

Mais c’est quoi, alors… ? souffla Eden, sceptique.

Je n’en sais rien. Un fluide, un truc…

Un truc…?

Je n’en sais rien, je vous ai dit ! s’écria-t-elle, exaspérée.

La femme se repencha sur son bureau et consulta ses notes avec attention.

En tout cas, ça vient du cœur même de la Terre. Et ça sort de là où nous avons mis les forets !

Ils continuèrent à fouiller chacun de leur côté ce qu’ils pouvaient tirer de leurs observations, une tension lourde et palpable pesant sur leurs épaules. Sous leur pied, la terre grondait, tremblait encore tout doucement comme une lourde menace.

Une autre secousse… Une autre secousse va arriver ! annonça Hélène, la peur dans la voix.

Il faut l’étudier, savoir pourquoi ! s’écria Eden.

D’un coup, le plafond craqua, laissant s’échapper de longs filets de poussière et de gravats. Les deux scientifiques se regardèrent à nouveau, terrorisés.

Ce n’est pas nous qui l’étudions, souffla Hélène, c’est elle qui nous étudie…

Le craquement se fit plus fort, plus lugubre. Eden se recroquevilla sous un bureau, sentit ses dernières secondes arriver. Hélène était tout contre lui ; son souffle frais frappait sa joue à une cadence folle. Soudain, une chose douce se blottit aussi sous sa main : c’était Diablo qui, aussi apeuré, se réfugiait près de son maître en miaulant. Il l’attrapa vigoureusement et le serra tout contre lui. Un autre son, un choc sourd. Et puis, il ferma les yeux.


La jeune fille n’en était pas vraiment sûre, mais la bête ressemblait à son ami. Il en avait les yeux brillant de rage, la robe luisante, son visage élégant et dangereux. Pourtant, il ne semblait pas la reconnaître ; pire, il ne semblait plus pouvoir parler. Il la regardait là en grondant, battant de la queue comme animal agacé.

— Diablo, c’est moi ! Danaë !

Le félin s’immobilisa un instant, les muscles saillants, brillant sous sa fine fourrure d’ébène. Il semblait la dévisager, scruter ce visage qui pouvait lui dire quelque chose mais qu’il avait refoulé derrière ses instincts les plus primaires. Il pencha la tête, gronda un peu plus fort, puis se rapprocha des barreaux. Cet instant même lui disait aussi quelque chose, mais impossible de savoir quoi. La faim qu’il avait était trop forte.

La lycéenne osa passer quelques doigts entre le métal, avalant sa salive devant le danger. Mais elle en était sûre, c’était bien Diablo : son regard d’agate et son air grognon étaient inimitables. D’ailleurs, la bête ne la croqua pas ; au contraire, elle la renifla, la goûta du bout de la langue, puis se frotta contre sa paume avec joie.

— Diablo ! s’exclama encore la jeune fille, le cœur serré. Tu m’as reconnu !

— Hum… Vous devriez faire moins de bruit, jeune fille…

Le sang de Danaë ne fit qu’un tour, s’immobilisant contre les barreaux. Cette voix aussi lui disait quelque chose, et elle ne s’attendait certainement pas à l’entendre là. Elle scruta la pièce, essaya de trier les mouvements chaotiques des animaux.

— Je suis là… lui souffla la voix.

La jeune femme s’écarta de son ancien ami et continua son exploration, quittant la pièce vers une autre un peu plus lugubre, rangée, bourrée d’instruments étranges.

— Je ne pensais pas vous voir ici… soupira son interlocuteur.

Là, derrière un grand mur en plexiglass, son regard de braise derrière ses lunettes rondes et le port bien droit, Rubis, le docteur des souterrains. Enfermé dans cette cage transparente juste assez grande pour lui permettre de s’allonger, il n’avait pourtant pas perdu de sa stature, ni de sa superbe.

— Mais…mais… bégaya la lycéenne.

— Ce n’est pas vraiment le moment de vous étonner… soupira le rongeur, faisant la moue.

Danaë jeta un œil sur la paroi transparente en quête d’une porte, d’un loquet ou de n’importe-quelle ouverture. Le rat secoua la tête, comprenant immédiatement ce qu’elle cherchait.

— Ouverture par code, expliqua-t-il en pointant du doigt un boîtier un peu plus loin. Je ne le connais pas.

Elle se jeta dessus sans faire attention à l’air implacablement neutre du docteur.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-elle enfin en tentant de deviner la combinaison.

— Vous n’y arriverez pas, ça ne sert à rien, jeune fille, continua-t-il d’un ton plus sec, presque exaspéré.

Elle se retourna enfin, agacée.

— Vous voulez que je vous sorte d’ici ou pas ?! grogna-t-elle.

Le rat blanc s’immobilisa quelques secondes puis hocha la tête.

— J’ai bien peur que vous ne le puissiez pas cependant.

La jeune fille se retourna une nouvelle fois, fouillant les documents entassés sur les bureaux. Pourvu qu’ils soient aussi étourdis que mes profs…

— Qu’ont-ils fait à Diablo ? A tous ces animaux ?! demanda-t-elle en posant ses mains sur la paperasse accumulées.

— Ils leur enlèvent ce qu’ils peuvent d’humanité…

Danaë s’arrêta, un pincement dans la poitrine.

— Vous… vous voulez dire que c’est redevenu un animal ?!

Rubis soupira et s’assit par terre, relevant ses lunettes d’un geste gracile de son doigt blanc.

— Je veux dire qu’ils ont essayés de reprendre toutes les caractéristiques de l’intelligence humaine, sans en garder son origine.

— Je… je ne suis pas sûre de comprendre… chuchota-t-elle en lui jetant un regard paniqué.

Le rongeur soupira encore, mettant une main sur son torse.

— Nous avons de l’humain. Il suffit de voir notre apparence.

La jeune fille hocha la tête, suspendue à ses lèvres.

— Depuis le Tremblement, tous les êtres se sont mélangés, continua-t-il. Leurs ADN se sont agglutinés avec d’autres remontés depuis la nuit des temps. Nous avons muté. Tous. Certains en mi-homme, mi-animaux, d’autres en arbres, d’autres en rochers… Ceci est complètement aléatoire.

— Quoi ?! s’exclama la jeune fille.

— Je sais qu’il est difficile pour vous de l’imaginer, mais même vous, vous avez changé. Un peu de minéral sans doute, qu’importe…

Il se redressa, la queue frappant le sol.

— Comment savez-vous ça ? s’interloqua Danaë.

— Je suis un scientifique, répliqua-t-il en souriant.

La lycéenne fit la moue.

— En attendant, vous êtes enfermé dans une souricière. Qu’est-ce que vous fichez ici ?

— Figurez-vous que je cherchais ma jeune invitée et l’un de mes stupides amis… Et la Meute est arrivée par au-dessus des tunnels. Ils n’ont fouillé que les premiers étages, mais ils ont aussi tué tous ceux qu’ils capturés qui refusaient de les rejoindre.

— Et vous… ? murmura-t-elle, inquiète.

— Ils recherchent justement des scientifiques comme moi qui peuvent les aider à percer les mystères de notre création. Et nettoyer leur lignée…

— Vous les aidez ?! s’exclama-t-elle.

Il haussa un sourcil, vexé.

— Je vous rappelle que je suis enfermé. J’ai bien sûr refusé. J’étudie la transformation pour mon plaisir personnel, et non pas pour nous rendre plus faibles.

— Je vais nous faire sortir d’ici… grogna-t-elle en attrapant une chaise d’un air déterminé.

— Mais que faites-vous donc ?… demanda-t-il en faisant un pas de recule.

— Il faut que vous aidiez Diablo !

Dans un souffle, elle lança la chaise qui rebondit dans un grand fracas contre le mur.

— Ce n’est pas une chaise qui…

— Oh ça va hein, j’essaye ! Vous avez une idée ?! le coupa-t-elle, énervée.

Il secoua la tête, interdit, tripotant le revers d’un de ses gants avec inquiétude. Enfin, il reprit la parole, examinant la pièce.

— Votre idée de trouver le code dans les documents n’étaient pas si mauvaise…

— Je vous remercie ! s’exclama la jeune fille, ironique.

Elle savait que le temps pressait. Vu le bruit et le temps passé ici, ils devaient être bien sûr repérés, elle ne se faisait pas d’illusion. Mais elle refusait pourtant d’abandonner. Elle ne voulait pas les laisser. Son cœur se fit plus rapide encore quand elle crut entendre plus loin des cris d’alerte.

— Le bouton de sécurité ! ordonna d’un coup Rubis.

— Quoi ?!

— Le bouton à côté de la porte de l’autre pièce, appuyez sur le bouton d’alarme juste à côté ! s’écria-t-il un peu plus fort, les oreilles frémissantes, pointant son doigt vers le couloir aux animaux.

Danaë se rua vers l’endroit sans réfléchir, entendit les échos de pas pressés juste à quelques mètres de la porte refermée. A quelques centimètres des gonds était installé un cache transparent qu’elle releva aussitôt. Elle frappa le gros bouton de toute ses forces de son poing, priant que c’était une bonne idée. Aussitôt, une alarme retentit dans toute la salle, faisant hurler de plus bel les bêtes enfermées. Un bruit sourd raisonna vers la porte, puis cette dernière se secoua. Elle ne céda pourtant pas. La jeune fille s’effondra par terre, exténuée par l’émotion. Elle avait gagné du temps, certes, mais ils étaient désormais enfermés ici sans aucun autre moyen de sortir. Il n’y avait même pas de faux plafond, l’endroit donnant directement sur un ciel bétonné.

Elle retourna enfin vers le rat blanc qui restait debout calmement dans sa cage.

— On fait quoi, maintenant ? soupira-t-elle, tremblante.

— Je ne sais pas… marmonna le doc.

Désespérée, elle continua à fouiller la salle, tombant tour à tour sur des bocaux étranges ou des instruments proches de ceux de torture.

— Qu’est-ce que c’est que ça… ? grinça-t-elle, dégoutée.

— Ne vous formalisez pas avec leurs instruments et concentrez-vous.

Elle soupira, agacée mais au fond amusée par ce pragmatisme scolaire. Cela la rassura presque. Voulant bien faire, elle fouilla même derrière une chaise posée derrière un large bureau de fer.

— Je… Rubis ? C’est normal qu’il y ait une trappe ici ? s’enquérit-elle, surprise.

— Formidable ! fit le rongeur en relevant ses lunettes, un large sourire sur le museau. Peut-être pourrons-nous finalement sortir de cet endroit !

— C’est… J’arrive pas à l’ouvrir ! gémit-la jeune fille, tirant de toute ses forces sur la poignée de métal blanc.

— Bien sûr, faudrait-il pour cela qu’elle arrive à trouver le code… soupira Rubis, les oreilles presque basses.

— J’arrive ! s’impatienta la jeune fille.

Elle continuait à chercher, délaissant la trappe et continuant à fouiller. Plus loin, des coups raisonnaient encore sur la porte.

— Peut-être que vous devriez…

— Je sais ! Et si je casse le boîtier de commande ?!

Rubis sembla se renfrogner un peu plus.

— Un système de sécurité qui ouvre les portes quand il se casse ? Vraiment ? Vous vous croyez à Hollywood ou quoi… ? gronda-t-il d’un ton sec, presque méprisant.

La jeune femme fronça les sourcils mais ne répliqua pas, les joues rouges.

— Un des ordinateurs est allumé… continua le docteur.

La lycéenne alluma tous les écrans et trouva en effet l’un d’eux bel et bien accessible.

— Haha ! Il n’a même pas fermé sa session ! jubila-t-elle.

— Et bien… Il faut croire que même eux n’ont pas beaucoup de jugeote… commenta Rubis en regardant le plafond.

Les mains de la jeune fille se glissèrent sur le clavier avec habileté. Ecrire était l’une de ses passions, et elle s’était toujours entraînée pour être la plus rapide sur ce genre d’outil. Même sans souris _littéralement, elle pouvait se débrouiller.

— C’est bon !

— Quoi c’est bon ? demanda la souris blanche.

Il jeta un regard surpris vers la jeune fille qui se tenait désormais devant le mur de plexi, un sourire triomphant.

— Alohomora ! s’écria-t-elle en appuyant sur le boîtier de commande.

La porte transparente s’ouvrit aussitôt, laissant enfin un passage entre les deux connaissances. D’un bon agile, Rubis s’en délogea immédiatement, manquant de tomber sur la lycéenne. Il la rattrapa cependant d’un geste, campée sur ses longues pattes graciles, l’œil rouge luisant.

— Je vous remercie, jeune fille !

Il accompagna aussitôt sa parole d’un petit hochement poli de la tête. Danaë resta interdite quelques secondes, quand le bruit sourd des coups tambourinant la porte la rappela à l’ordre.

— Savez-vous comment libérer Diablo ? Et les autres ?!

Le rat blanc resta muet mais se dirigea d’un pas leste vers le bureau d’à côté, tâtant sous les tables quelque chose qu’elle ignorait.

— Je crois savoir où ils cachent leur clef… répondit-il avant qu’elle ne puisse demander ce qu’il faisait.

Enfin, triomphant, il tira une carte de plastique de sous l’un des bureaux.

— Quoi ?! Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt que c’était ici ?

Rubis haussa un sourcil surpris.

— Ces clefs n’ouvrent pas ma porte…

— Mais j’aurai pu…

Danaë se coupa, las. Inutile de perdre du temps.

— C’est bon, on le libère et on essaye de sortir d’ici ! conclut-elle finalement en soupirant.

Ils se dirigèrent tout deux rapidement vers la cage où tournait le chat en rond, poussant des grondements agacés au bruits des coups portés à quelques mètres de là. Malgré tout, ce n’était pas assez rapide pour la jeune fille qui piétinait derrière le docteur. Enfin, il glissa la carte entre le majeur et l’index, la passant enfin sur la serrure magnétique. La porte s’ouvrit aussitôt, laissant le gros félin libre de les dévorer. Danaë avala sa salive, désormais inquiète de l’instinct sauvage qui pouvait se lire dans les yeux d’or de son ami.

— Petit petit… Allez Diablo, vient ! murmura-t-elle, suant à grosses gouttes.

Elle ne fit même pas attention à l’absence de Rubis qui l’avait laissé toute seule devant la bête.

— Que… que faites-vous ? demanda-t-elle enfin quand elle sentit le vide à ses côtés, la grosse panthère noire reniflant ses mains avec intérêt.

— Il faut bien sortir d’ici ! siffla-t-il, désintéressé.

— Il… Je crois qu’il veut me manger… gémit-elle de peur quand la gueule de l’animal s’ouvrit, attrapant ses doigts avec ses longues canines d’ivoire.

— J’espère juste qu’il vous considérait vraiment comme une amie… marmonna la souris, peu concernée par la peur de sa sauveuse. Sinon il pourrait en effet vous avoir oublié…

Danaë entendit un bruit de grognement, puis d’halètement étrange. Diablo pendant ce temps continuait à se frotter contre elle comme un gros chat qui venait de retrouver son maître. La jeune fille lui posa une main sur la tête, grattant son épaisse fourrure d’ombre.

— Il y a un problème demanda-t-elle, inquiète.

— Bon sang, votre satanée trappe ne veut pas bouger d’un poil, jeune fille !

— Attendez !

Elle recula doucement, avec toute la prudence du monde, laissant le gros chat la suivre gentiment. Voyant qu’il ne semblait toujours pas agressif, elle se retourna enfin et se précipita vers Rubis.

— Je viens vous aider !

— Ce ne serait pas de trop… souffla-t-il, sa queue enroulée autour du pied d’un des bureaux de fer.

Accroupie sur la poignée, elle tira elle-aussi de toutes ses forces, mais rien ne bougea. La trappe semblait scellée.

Rubis se redressa, remontant ses petites lunettes d’un doigt.

— Bien, voyons ce qu’à votre ami dans le ventre…

— Mon ami… ? s’interrogea la jeune fille, interdite.

Rubis lui tendit une corde attrapée à côté d’une cage et la lui tendit.

— Attachée ça à votre chat. S’il le veut bien…

Danaë déglutit une dernière fois, se rapprochant de l’étrange panthère. Pourtant, quand elle lui toucha l’omoplate, cette dernière sembla comprendre et se retourna pour l’aider à installer le harnais de fortune.

— Diablo, tu vas nous aider à sortir d’ici, d’accord ?

Il lui sembla qu’il hocha la tête et gronda doucement.

— Bien, parfait. Vous pouvez libérer les autres maintenant…

— Quoi ? s’interloqua la lycéenne.

— Nous ouvrons la trappe, et vous libérez les autres prisonniers. Ils ne vont pas tarder à ouvrir la porte, nous avons trop tardé…

— Pour faire diversion ?! interrogea-t-elle encore, se dirigeant pourtant rapidement vers le couloir plein d’animaux.

— Faites attention à vous, clama Rubis un peu plus fort pour se faire entendre entre les cris des bêtes.

Elle avait retrouvé la carte blanche utilisée pour ouvrir la porte de la cage et la passa d’abord à celles le plus proche de la sortie, se repliant rapidement en courant. Enfin, elle tenta de fermer la petite porte de verre qui les séparait d’eux et du laboratoire principal. D’un coup d’épaule, elle bloqua l’ouverture et tira le loquet. Les bêtes sauvages se ruèrent, volèrent, rampèrent, bondirent même contre eux mais furent surpris par ce mur invisible impossible à passer. Ils étaient furieux.

— Vous y arrivez ? s’enquérit-elle en jetant un œil par-dessus son épaule.

Un gros bruit de craquement raisonna enfin, d’autres sons sourd d’effritement. Danaë se protégea, persuadée d’être attaquée, puis se rendit compte que c’était enfin la trappe qui avait cédée.

— Jeune fille ? demanda Rubis, hésitant.

— Quoi ? répondit-elle en se retournant précipitamment, inquiète.

— J’ai bien peur que nous devions trouver une autre solution…

Elle s’approcha enfin et, au lieu d’un trou béant dans le sol de pierre, elle ne vit qu’une partie un peu plus profonde cimentée et impossible à libérer.

— Peut-importe ce qu’il y avait là-dessous, ils l’ont condamné…

Danaë soupira : leur seule chance de sortir venait de s’envoler. Derrière elle, un autre craquement : c’était la porte avant les cages qui avait cédée, laissant un flot de garde s’engouffrer.

Ils hésitèrent cependant un instant, voyant la ménagerie qui se retourna directement vers eux, et, dans un souffle, se rua à leurs gorges, à leurs pieds, mordant et picorant ce qu’ils pouvaient.

— A couvert ! souffla Rubis en s’accroupissant derrière un meuble.

Danaë eut à peine le temps de faire de même que des bruits de balles retentirent jusqu’à eux. La porte de verre les séparant du couloir vola en éclat, des bris soufflés jusqu’à ses pieds. Diablo rugit, piétinant de rage, puis se rua à son tour vers les soldats encore bloqués par les bêtes.

— Revient ! hurla la jeune femme, dépassée.

Des bruits de rafales continuèrent à éclater dans l’angle mort de la deuxième salle, et elle poussa un cri. Des gardes venaient enfin de passer le pas de la porte, l’arme au poing et le sang coulant de leurs blessures ouvertes, morsures, piqures et griffures sur leur pelage salit. Danaë sentit enfin la main du docteur qui lui agrippa l’épaule, et ses moustaches lui chatouillèrent la joue.

— Ravi de vous avoir revu, jeune fille !

Son cœur se serra en même temps que l’étreinte sur son épaule. Elle n’avait même pas pu retrouver son frère ; et tout allait se terminer ici.

Un tremblement sourd raisonna alors sous ses pas. Elle crut un instant que c’était encore des tirs, ou peut-être les vibrations du combat qui faisait rage. Pourtant, cela semblait bien trop grand. Même Rubis écarquilla les yeux, regardant autour de lui en fouettant l’air avec sa queue, s’accrochant comme il put à un pied de métal quand le sol s’enfuyait littéralement sous leur pied. Une fraction de seconde en apesanteur, puis les deux amis chutèrent sans comprendre. Pas seulement eux, mais tout le bâtiment, peut-être même le monde entier. Des hurlements raisonnèrent de partout, alors que le bruit du tremblement accompagnait la poussière s’envolant partout dans les airs. Les yeux fermés un instant, et tout l’environnement changeait : les murs se fissurèrent, le toit s’écroula simplement au-dessus d’elle. Un poids lui coupa le souffle, écrasant sa poitrine avec force. C’était Rubis, projeté en arrière qui l’avait cognée, tombant avec elle dans une chute étourdissante. Elle crut mourir une nouvelle fois quand quelqu’un la rattrapa dans l’ombre. Des dizaines de bras avaient ralentit sa chute et celle de son ami, quand elle se posa enfin au fond du gouffre de terre.

— Rattrapez-la ! entendit-elle crier au loin.

Sa tête cogna tout de même le sol, mais moins fort qu’elle ne le pensait. Elle rouvrit douloureusement les yeux, craignant que le plafond ne suive sa descente. Ce ne fut pas le cas. Le visage brun et fuselé d’un rongeur l’accueillit d’un sourire intrigué.

— Danaë ! Danaë !

La voix se rapprocha enfin, et elle le reconnu aussitôt. Son petit nez rose et mouvant, ses tous petits yeux noirs et sa casquette noircie de poussière : c’était bien Bartholomé qui la saluait d’un air enjoué. Il se pencha à son tour sur elle.

— B… Bart… ? s’étonna la jeune fille, se redressant difficilement.

— Nous t’avons retrouvé ! s’émerveilla-t-il en lui attrapant la main.

— Que… que s’est-il passé ?

— Nous avons reçu ton message ! continua-t-il à s’exclamer.

— Mon message… ?

— Oui ! Et nous ne sommes pas venus seuls !

Danaë jeta un œil autour d’elle, fouillant les ruines écroulées jusqu’ici. Elle entendit un grognement sourd un peu plus loin et s’y rua. A côté de Rubis, à peine secoué, se trouvait Diablo, plus ou moins en bonne santé.

— Il va bien commenta le premier d’un ton calme.

Les gardes aussi étaient tombés, mais ils n’eurent même pas le temps de bouger. Des tunnels encore plus profonds bondirent des silhouettes sauvages qui couraient comme des diables jusqu’à la surface. De près, c’était de simples rats dépenaillés, mais ils formaient ensemble un flot incroyable, une vague dévorante aux tentacules mouvantes qui fondaient vers leurs ennemis sans aucune hésitation. La Nuée s’était réveillée et dévala les tunnels, engloutit le bâtiment tout entier.

— Tout le camp s’est effondré… souffla Rubis en plissant le regard.

— Nous avons creusé juste en dessous ! expliqua Bart, ravie. C’était le seul moyen de rentrer…

— Et la Nuée est venu vous aider… ? demanda-t-il, perplexe.

Il hocha la tête sans s’étendre plus, les tirant pour se mettre à l’abris. Déjà des dizaines de membres de la Nuée les bousculaient pour sortir à toute vitesse à travers les fissures du sol.

— Venez, c’est dangereux de rester ici !

— Non ! protesta Danaë. Je dois retrouver mon frère !

Diablo s’approcha d’elle, passant sa tête contre son bras. Elle s’accrocha à lui pour ne pas être emportée par le flot incessant des silhouettes brunes.

— Nos frères retrouveront tous les humains, ne vous inquiétez pas ! Mais nous devons nous mettre à l’abris ! cria Bart pour couvrir les hurlements des guerriers-rats.

Pourtant, la jeune femme refusa de retourner dans le ventre de la terre.

— Non ! Ma place est ici ! continua-t-elle, furieuse.

La grosse panthère cabra, faucha ses jambes de son arrière-train pour la faire monter sur lui. Surprise, elle s’agrippa enfin à son large cou.

— Diablo, que fais-tu ? lui souffla-t-elle près de l’oreille.

La bête gronda et s’élança entre les éboulis, laissant derrière eux les rongeurs hébétés.

— Ne restez pas dans les combats ! entendit-elle au loin.

Enfin, elle colla tout son corps contre celui du félin, entourant de ses jambes ses flans musclés. Tout ce qu’elle cherchait, c’était de se faire la plus petite possible pour éviter les gros rochers qui éraflaient son dos, de s’accrocher le mieux pour ne pas tomber de cette course endiablée.

Le chat sauta de pierre en pierre pour remonter à la surface, aidé par la foule de rat qui grimpait en même temps. Certains retombèrent, se brisant sans doute le crâne quelques mètres plus bas, mais aucun ne semblait s’en inquiéter. La Nuée voulait faire payer à la Meute l’attaque de la dernière fois. C’était la guerre. Ouverte. Sanglante. Des milliers de rongeurs surexcités et assoiffés de vengeance contre une légion d’extrémistes armée jusqu’aux dents _qui étaient des poignards aussi à leur façon. Nuée contre Meute, la bataille fera des centaines de victimes.

— Où tu vas ?! cria-t-elle à son ami, bondissant de plus bel entre les rixes formées parmi les gravats.

Il ne pouvait pas répondre mais continuait inlassablement à grimper, dominant la bataille sur d’énormes ruines. Il s’arrêta enfin, laissant à Danaë le loisir de balayer le champ de bataille : comme avait dit Rubis, tout le camp s’était écroulé plusieurs mètres au contrebas, dans des sous-sols fragilisés. La jeune femme frémit, imaginant le nombre de mort que cela avait pu engendrer. Un hélicoptère passa non loin d’eux, mitraillant à l’aveugle le terrain. Ils ne savaient même plus qui viser dans cet amoncellement de corps enchevêtrés. La Nuée continuait cependant d’affluer des profondeurs. Danaë était estomaquée par le nombre qui déferlait sur les terres désormais dénudées. La Meute était littéralement ensevelie sous la masse furieuse, peut-importe les balles et les explosions qu’ils pouvaient y faire.

Un tir frôla sa position, et la jeune femme se recroquevilla un peu plus contre le dos du félin. Malgré tout, elle continua son observation et distingua quelques humains survivants plus loin. Ils étaient guidés par des silhouettes blanches, les amenant dans les tunnels creusés.

Diablo gronda, les oreilles plaquées contre son crâne noir.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demande la jeune fille, anxieuse.

Il rugit un peu plus fort, faisant quelques pas sur le côté. Soudain apparut face à eux trois ovidés, la fourrure rayée de poussière et de sang, le visage affolé. Ils étaient désarmés et hésitèrent un instant à passer devant eux.

— Laisse-les passer, souffla-t-elle à Diablo, essayant de le calmer en lui entourant le poitrail de sa main.

— Merci ! Merci ! sanglota l’un d’eux en passant enfin sur leur petit monticule de pierre.

Un taureau apparut enfin en mugissant de rage, poursuivant les déserteurs avec fureur. Il s’immobilisa quand il aperçu la panthère et son étrange cavalière. Une grosse clef à molette en main, il grogna et se rua vers eux, la bave écumant ses lèvres.

— Non ! s’exclama Danaë, inquiète.

Quelque chose frappa d’un coup le front de l’ennemi qui tomba aussitôt à terre. La jeune femme n’avait pas vu réellement ce que c’était : un tir de fusil ? Une balle perdue ?

Elle se retourna enfin et distingua plusieurs silhouettes à quelques mètres à peine d’elle qui passait la clôture effondrée. Elle les reconnu tout de suite : une femme et un homme félin, un écureuil, deux canidés aux mines bourrues.

— Mignonne ! s’écria la jeune fille.

Ils se rapprochèrent, laissant les fuyards les dépasser. Enfin, elle vit dans l’une de leur patte des pierres qui avaient sans doute frappé le bovidé de plein fouet. L’homme jouait avec, la lançant avec une agilité remarquable. Il lui fit un clin d’œil vainqueur, une cicatrice courant encore sur le haut de son front.

— D’Artagnan !

— Toujours à la rescousse ! déclara-t-il d’un ton grandiloquant.

— Je croyais que tu étais mort !

Elle descendit de Diablo et se rua vers lui pour le serrer. Ils n’étaient pas vraiment proche, mais qu’importe : les voir tous vivants la rassurait et la rendait irrémédiablement heureuse dans ce chaos de feu et de terre.

— C’est… c’est Diablo, ça ? demanda Cupcake, dubitatif, en pointant le gros chat resté à l’arrière.

— Qu’importe ! coupa Mignonne, attrapant Danaë par l’épaule. Ils sont en vie ! Venez !

La lycéenne avait à peine eu le temps d’emboiter leur pas qu’elle remarqua les dizaines de véhicules parqués tout autour de la Ferme, bloquant les possibles sorties à la Meute et permettant aux prisonniers de s’y réfugier contre le feu des balles. Au loin, des dizaines d’hommes-oiseaux s’abattaient sur l’horizon, ne laissant aucun répit aux gardes déjà noyés par le nombre. L’un des hélicoptères s’écrasa violemment contre l’un des derniers bâtiments encore à peu près debout, explosant dans une gerbe de flammes oranges. Un autre s’enfuyait au loin, laissant les ruines de l’endroit aux mains de leurs ennemis.

— Vous êtes venus nous aider ? s’étonna la jeune femme, la gorge nouée.

Mignonne hocha la tête.

— Un enfant est venu nous trouver. Il cherchait Scouic. Il disait qu’il te connaissait.

Les larmes montèrent aux yeux de Danaë, jetant un dernier regard sur les ruines empêtrées de rage et de fumée.

Ils avaient gagné.

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