Retrouvés

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Le téléphone du lieutenant sonnait depuis déjà bien cinq minutes quand il daigna le décrocher. Car le lieutenant, comme tout gradé qu’il se doit, n’a pas vraiment le temps de parlementer avec des laquais. Depuis aussi longtemps qu’il s’en souvenait _ c’est-à-dire depuis 6 mois, il n’avait jamais pris de temps pour parler avec plus petits que lui… et encore moins avec des civils. Il ne connaissait pas le doute, ni la pitié, ni même la tendresse : son instinct lui poussait de prendre, de dominer, d’avancer sans cesse pour sa survie et celle des siens. Car il ne faut pas croire que le lieutenant est égoïste, il a bel et bien un cœur qui bat tout au fond de sa poitrine noire. Un cœur et un désir farouche de garder ce qui lui appartient, de sauver toutes ces personnes sous ses ordres trop bêtes pour comprendre que l’ordre est la seule chose acceptable. Son troupeau.

Lieutenant Arès ?

Le combiné plaqué sur son oreille taillée en pointe, le lieutenant poussa un grognement d’inconfort. Si les téléphones étaient conçus pour les humains, leur forme et leur écran était tout sauf ergonomiques pour sa longue patte rousse. Ses doigts recouverts de poils, sa paume où restait une relique de coussinet : rien n’était fait pour prendre cette technologie du diable. Et il le savait. Sa frustration le mettait de mauvaise humeur.

Lieutenant Arès ? répéta la voix au bout du fil.

Quoi encore ?! aboya-t-il enfin.

L’un de ses ergots cogna violemment le bord du bureau d’acajou vernis. Une longue rayure fendit le bois, juste à côté d’autres marques du même genre.

Heu… désolé de vous déranger, lieutenant… continua la voix, devenue hésitante.

Vous la crachez, votre pastille ?! continua le beauceron, au bord de l’explosion.

De nouveaux prisonniers en approche…

Le soldat à l’appareil avait décidé la solution de replis. Il parlait donc le moins possible, avec le ton le plus neutre qu’il soit. C’était un peu l’équivalent de faire le mort face à un animal enragé. Cela sembla fonctionner.

Très bien, amenez-les-moi, répondit sèchement le haut-gradé.

Lieutenant…

Quoi ?! coupa-t-il encore, agacé.

Il y a une humaine…

La large langue du lieutenant passa sur ses babines rouges, laissant percevoir ses longues canines d’ivoire. Elles étaient belles, pointues et lumineuses. Elles étaient la fierté du lieutenant.

Il y en a encore ?

Visiblement, répondit le soldat d’une toute petite voix.

Amenez-la devant la ferme, je ferais le nécessaire, gronda-t-il.

Et les autres ?

Le lieutenant soupira, son unique œil bleu déjà attiré par autre chose.

On verra ça plus tard, continua-t-il désintéressé.

Il n’attendit pas la réponse et coupa la conversation sur l’écran rayé. Ses longues griffes avaient déjà vaincu cinq autres appareils du même genre. La Meute devait rapidement trouver des solutions une fois les technologies de l’ancien temps épuisées, se disait-il, inquiet. Que deviendraient-ils s’ils restaient éternellement sous le joug de leurs ancêtres humains ? Car même d’aussi petits détails n’étaient qu’un rappel de la souffrance, de la domination de l’être le plus horrible sur cette Terre : l’Homme.

Le lieutenant Arès ne se souvenait pas de ce qu’il était avant, mais il savait. Il savait que tout au fond de lui vivait une haine puissante et tenace contre cette espèce. Il ne saurait dire pourquoi, ni qui vraiment le lui avait donné. Car, comme toutes les autres créatures qui s’étaient réveillées dans ce nouveau monde, plusieurs voix se bousculaient dans sa tête, lui soufflaient les directives à suivre. Et sa plus grande conviction, celles de nombreux cris hurlant dans son crâne, c’était que l’Homme était mauvais. A enfermer. A exterminer. Pour ne plus jamais avoir mal. Pour ne plus se sentir écorché, frappé, mutilé. Car un jour, des humains l’ont brisé. Une fois, cent fois. Il ne savait plus quelle voix écouter, mais ce n’était pas grave. Il savait ce qu’il devait faire pour sauver toutes les autres espèces de sa Terre.

Pris d’une vive douleur au crâne, il s’appuya sur le bureau et passa sa patte sur la tempe. Une goutte de sueur coula sur ses courts poils d’ébène. Sa langue sortit d’entre son long museau, haleta quelques instants. Lutter contre ses instincts n’était pas tous les jours facile.

Il se releva enfin, jeta un œil devant son miroir. Son œil bleu brûlait d’une nouvelle rage toujours plus ardente, laissant le marron presque éteint. Il resserra le col de sa chemise, soucieux de son apparence. Parfait. Enfin il attrapa sa montre et, la passant à son poignet, sortit du bureau.

Il avait un interrogatoire à mener.

Un frisson glacé parcourut le dos de la jeune fille, juste entre les deux omoplates. C’était sans doute le métal gelé de la chaise qui la faisait trembler, ou peut-être était-ce juste la peur de se retrouver dans cette immense pièce blanche et froide. Tout y était vide, neutre, éclairé de néons immaculés sans aucune chaleur. L’adolescente était attachée là, en plein milieu, des centaines de spots allumés juste pour sa petite personne. Elle ne savait pas où se trouvait Diablo, ni même si Bart avait été pris aussi. Ils avaient été immédiatement séparés, jetés dans des fourgons noirs indubitablement prévus à cet effet. Elle avait roulé pendant ce qui lui parut des heures, sans boire, sans manger, sans même pouvoir aller au WC, puis avait été tirée par la force de sa boîte en métal. Bien sûr, elle avait résisté, s’était débattue autant qu’elle pouvait… Et fut assommée sans le moindre ménagement. Aïe, pas encore ma tête ! Son crâne résonnait et lui réveillait une ancienne douleur à peine oubliée. Elle avait ouvert les yeux dans cet immense endroit, les mains dans le dos et le métal plaqué contre la peau. Des pas claquaient au loin, mais ce n’était jamais pour venir la voir. Elle se frigorifiait lentement dans cet endroit inhumain, persuadée d’être oubliée à jamais…

— Elle est par là, monsieur !

D’autres pas qui claquent, des voix lointaines qui semblaient parler d’elle. Elle releva la tête, plissa les yeux pour percer la luminosité aveuglante qui l’entourait. Une silhouette noire se dessina enfin, sortant de l’environnement incolore et stérile comme un mauvais esprit.

— Que fais-tu ici, humaine ?

La voix frappa la jeune fille, encore plus glaciale que le reste. La créature s’approchait et elle put enfin le jauger : c’était un chien noir habillé d’un costume rappelant vaguement ceux des militaires. Il la fixait avec animosité de ses étranges yeux verrons qui le rendait encore plus menaçant. Sa tête longue et ciselée, sa stature fine et musclée, tout en lui dégageait l’assurance et la supériorité.

— Réponds ! gronda-t-il, dressée devant elle.

— Détachez-moi ! cria-t-elle comme seule réponse.

— Pourquoi le ferais-je ?

Un léger sourire apparut sur son long museau roux. C’était une rousseur venue des flammes de l’enfer, aussi profond que celui du Père Théo.

— Car je n’ai rien fait… soupira-t-elle, fatiguée.

— Les humains ont pourtant tellement fait…

Le silence s’installa. La lycéenne ne savait pas quoi répondre à cela, ni même comment le prendre. Devait-elle répondre au nom de toute l’humanité ?

— Depuis quand es-tu réveillée ? continua enfin le grand chien d’une mine lugubre.

— Je n’en sais rien… soupira-t-elle.

Elle remua un instant, testant une nouvelle fois la corde qui lui bloquait les poignets.

— Une semaine ? Un mois ?

— Où sont mes amis ? coupa-t-elle, énervée.

— Ne t’inquiète pas, tu les retrouveras bientôt…

Un autre silence. Danaë ne s’attendait pas à cette réponse. Le chien continua :

— Nous avons fait en sorte de vous stopper, de vous empêcher de pulluler… (il sembla réfléchir puis continua d’une voix plus douce). Vous êtes devenus si peu nombreux, si faibles…

— Quoi ?! interrogea l’adolescente. De quoi vous parlez ?

— Les humains sont une vraie plaie, vous savez ?

Danaë se renfrogna, serrant les dents et les poings de toutes ses forces. Puis, ralentissant son souffle, elle reprit le contrôle de ses émotions.

— Vous avez enfermé tous les autres humains ?

Le lieutenant pris un air surpris.

— De quels autres amis voulait-tu parler ?

La jeune femme hésita un instant. Devait-elle découvrir ce qu’ils avaient fait de ses compagnons, ou se renseigner sur le reste de siens ? Le molosse n’attendit pas son choix.

— Tu faisais partit des rebelles, c’est ça ? Combien ont-ils encore d’humains ?

Elle secoua la tête, inquiète.

— Rien. Personne. Je suis la seule ! Et en fait, ils ne voulaient même pas me garder !

Il la dévisagea, sceptique. Enfin, il fit un pas sur le côté, les bras derrière le dos, et commença à marcher en regardant les murs immaculés. Il tournait tout simplement en rond avec impatience.

— Sais-tu que nous parler pourrait t’assurer un avenir pas trop désagréable ?

— Non, je ne sais pas… marmonna-t-elle entre les dents.

— Où se trouve leur camp ? continua-t-il du tac au tac.

— Je n’en sais rien, ils m’ont bandé les yeux… répondit-elle avec autant de mordant.

Le chien s’arrêta un instant, les babines pincées. Ce n’était en effet pas impossible…

— Très bien, combien sont-ils ?

— Vous allez vraiment continuer ? soupira la jeune fille.

— Tu t’es réveillée avec d’autres humains ?

Danaë fronça les sourcils et se mura dans un mutisme rebelle. Ses questions commençaient à tourner en rond, et elle n’aimait pas ça. Le lieutenant examina sa prisonnière puis s’avança d’un pas lourd. Il n’était pas spécialement menaçant, mais sa carrure svelte et musclée suffisait à l’imposer. Enfin, il se pencha sur elle, posant ses longues mains noires sur les accoudoirs de la chaise. Quelque chose que la jeune fille n’arrivait pas à voir commença à entailler le haut de son bras. La douleur vive d’une piqûre, d’une griffe mal placée.

— Aïe… gémit-elle, les dents serrées.

— Comprenez-vous, humaine, que vous n’avez aucune chance de me tenir tête ? gronda le limier, agacé.

A quelques centimètres de son front, l’adolescente ne pouvait qu’admirer les canines blanches et aiguisées derrière le rideau noir de son museau. La douleur de son bras était encore présente, et elle cru même sentir une goutte de sang perler jusqu’à son coude.

— Laissez-moi… cracha-t-elle à mi-voix, essoufflée par l’adrénaline.

— Pas tant que je n’en sais pas plus, conclut-il posément, se relevant d’un geste mesuré.

— Je n’en sais rien moi-même…

La jeune femme regardait ses pieds en haletant. Ce bref échange, cette peur, cette attaque pernicieuse l’avait épuisée en quelques secondes. Pourtant, le corps fébrile, elle était prête à mourir pour ne pas perdre pied.

— Nous trouverons bien comment vous faire parler. Et puis, vous n’êtes pas la seule ici…

Un large sourire se dessina sur le visage de l’adolescente. Ce qui était sûr, c’est que jamais Diablo ne se laisserait faire non plus. Cela lui redonna un peu plus courage, le cœur brûlant de rage.

— Vous voilà bien sûre de vous… jugea l’homme-chien.

Danaë savait qu’elle ne pouvait que gagner du temps. Se pouvait-il qu’il parle de Bart ? Qu’importe : elle devait donner l’illusion d’être intouchable.

— Vous oubliez sans doute que nous possédons tous les humains de la région… fit remarquer le cerbère.

Il la fixa froidement, ses oreilles noires dressées fièrement et hautes sur son crane d’onyx. Son œil bleu brillait, victorieux. Elle voulut ne rien lui montrer, mais ses jambes la trahirent et se mirent à trembler. Les autres humains. Sa famille, ses parents…

— Alors ? demanda-t-il, narquois.

— Alors quoi ? murmura-t-elle encore, essayant d’étouffer l’affolement au fond de son cœur.

Le lieutenant s’accroupit devant elle sans la toucher, et la regarda longuement.

— Tu sais… peut-être qu’ils sont encore vivants… continua-t-il en souriant.

— Quoi… ? souffla-t-elle sans vraiment vouloir savoir.

— Ton père, ta mère, que sais-je… Rien n’interdit de le croire…

— Et ? demanda-t-elle avec hargne.

— Dis-nous leur nom, et nous pourrions les retrouver…

— Pour que vous me menaciez ?! s’esclaffa-t-elle.

— Nous n’avons pas besoin d’eux pour te menacer…

Le berger posa une patte griffue sur son genou. Il n’entailla pas cette fois-ci sa peau, mais elle comprenait bien la menace sous-jacente à cette désagréable proximité. Il la retira vite cependant, presque avec dégoût.

— C’est une offre à prendre ou à laisser…

Son visage canin se ferma à ces mots. Il la fixa un instant, puis se retourna, faisant claquer ses souliers noirs à chacun de ses pas. Il s’écarta enfin tout à fait et disparu dans l’immensité blanche de la pièce.

Elle ne sut combien de temps elle avait été laissée-là, complètement abandonnée à son sort. Ses mains toujours attachées dans son dos lui faisaient mal, comme coupées lentement par la corde qui les retenait. Elle s’était calmée depuis longtemps, et la rage qui grondait au fond d’elle ne la réchauffait plus : elle avait mal, elle avait faim, elle avait froid. Elle avait peur, aussi. Après-tout, rien ne les retenait désormais, puisqu’elle ne leur apportait rien, d’en finir avec elle. Et de la manière la plus brutale et désagréable qui soit. Elle frémit à cette pensée et gémit un instant. Elle ne pouvait pas finir comme ça. Pas après tout ce qu’elle avait vécu, pas si proche du but. Décidée, elle se redressa et tira sur ses poignets. La jeune femme les savait plutôt fins, et peut-être pouvait-elle en profiter. Plaquant son pouce contre sa paume, elle tira à nouveau pour faire glisser le lien. L’essai ne fut pas concluant, mais il y avait de l’espoir : elle se tortilla autant qu’elle put pour forcer un peu plus sur le nœud. Ça y est, la corde était prête à glisser, bloquée à la racine de son pouce. Il suffisait d’un tout petit effort, de s’écarter de cette chaise dure et froide, de sortir discrètement vers la sortie… Elle ne savait pas si son plan avait vraiment un sens, mais à l’heure qu’il était, elle n’avait plus le choix. Son lien tomba enfin par terre quand des bruits raisonnèrent à nouveau plus loin. Son sang se figea, paniquée. Mais que pouvait-elle bien faire maintenant… ?

Une étrange créature s’approcha de l’adolescente qui semblait dormir. C’était une drôle de bête un peu ronde, à la chevelure blanche et moutonneuse, à la fourrure épaisse et bouclée. Elle bêla un instant pour réveiller la lycéenne, mais rien n’y faisait. La brebis était bien embarrassée, secouant la chaise de toutes ses forces. Mais en vérité, Danaë ne dormait pas et dû faire un effort surhumain pour ne pas tomber du siège. Sa corde lâchée, elle l’avait rapidement enroulée autour de ses bras pour faire illusion. L’attache n’était plus liée au mobilier, et elle pouvait glisser à chaque instant... Avoir l’air naturel, avoir l’air naturel… se répétait la jeune fille en contractant ses abdominaux pour rester assise. Heureusement, les secousses ne durèrent pas. Elle sentit à nouveau la main dure et épaisse de la bête, reliée à deux endroits comme un sabot fendu et bizarre, l’attraper fermement. La brebis la soulevait avec difficulté, plia en gémissant de mécontentement, puis la positionna sur sa petite épaule rembourrée. La sentinelle ne remarqua même pas que la prisonnière n’était plus attachée à la chaise ; tout ce qui lui importait c’était de se débarrasser de la mission qu’on venait de lui donner.

Danaë se sentit ainsi portée, flottant les yeux fermés vers un avenir incertain. Un courant d’air lui caressa soudainement le visage ; la lumière naturelle perça le noir de ses paupières. La jeune fille osa un coup d’œil et elle revit enfin l’immensité de verdure, les racines folles et sauvages, l’extérieur détruit qu’elle avait involontairement quitté. Toujours portée comme un sac, elle fut brutalement posée sur la terre battue du chemin. La créature blanche s’écarta enfin, persuadée qu’elle devait être attachée et évanouie. C’était parfait. Danaë ouvrit un deuxième œil et remarqua aussitôt la sortie juste à côté. C’était un petit portail de barbelé à quelques mètres à peine, et qu’elle pouvait rapidement emprunter sans être vue. Le reste tout autour ressemblait à un campement avec quelques bâtiments de béton armé, sans aucune autre âme malgré les appels qui raisonnaient plus loin. Inutile de perdre plus de temps, l’occasion était trop belle. Pourtant, quelque chose attira le regard de la jeune fille, lui soupa le souffle sur le champ…

Des humains. Des tas d’humains, entassés-là comme des bêtes derrière l’un des barbelés. Ils étaient parqués comme des animaux dans une prairie, à peine reconnaissables dans leur crasse et leurs airs sombres, sauvages ou désespérés. Mais c’était bien des humains. Les siens. Ceux qu’elle avait désiré croiser depuis son réveil, et qu’elle avait un instant cru ne plus jamais revoir. Impossible de se lever, de s’écarter de ce qu’elle avait tant cherché. Elle jeta un dernier regard vers la sortie, mais déjà elle n’hésitait plus.

Quand le mouton revint enfin, il découvrit la jeune fille exactement comme il l’avait laissé. Il ne fit pas attention aux quelques traces qui glissaient jusqu’au mur Ouest, exactement là où tous les autres comme elle caquetaient sans s’inquiéter des ordres. De toute façon, depuis le Réveil, tous les humains avaient perdu de leur pouvoir ; certains racontaient même qu’ils étaient devenus aussi bête que des animaux de l’Ancien Temps. Enfin ça, c’était surtout pour justifier leur captivité, car la créature le savait : la Meute répandait cette rumeur pour pouvoir plus facilement les retrouver, les capturer et les empêcher de nuire. Après tout, c’était bien là la promesse de ce nouveau régime animalier, le premier à rassembler autant d’espèce de tout poil : redonner le pouvoir aux Transformés, aux animaux devenus enfin maître de leur destin. Bien sûr, certains se sont interposés, sans doute corrompus par des souvenirs qui n’étaient pas les leurs, par ces foutues voix qui tournent dans la tête de chacun… Peut-être que certains étaient, en effet, d’anciens animaux choyés, aimés de leur ancienne famille et aimant en retour… Mais les bêtes de sommes comme lui, les troupeaux, les créatures destinées à être dévorées par les anciens maître du monde, tous les siens savaient qu’il en était mieux ainsi. Que l’Homme n’est pas de confiance. Qu’il a commit depuis des siècles un génocide sur son espèce et celles associées, et qu’il mérite bien ce qui lui arrive. Oui, peut-être avait-il une pointe d’indulgence en voyant le visage de la jeune demoiselle qu’on lui demandait d’apporter, en touchant sa peau nue et fragile même pas protégée. Mais on lui avait bien dit de ne pas avoir pitié, qu’eux aussi n’avaient aucune pitié quand il s’agissait de faire griller un agneau ou un cochon de lait. Alors il faisait son travail et puis c’est tout.

Comme lui, ils avaient été les premiers à suivre les prédateurs de la Meute. Les pièces de choix du boucher n’avaient plus envie de se laisser faire, et encore moins de pardonner. Pas tous, car les souvenirs qui remontaient parfois dans leur crâne n’était pas forcément celui de leur dernière vie, mais c’était souvent la plus présente. C’était donc en toute logique que le garde a qui le mouton laissait la prisonnière était lui aussi un herbivore. Il le dépassait bien d’une tête, voire deux, et ses larges cornes le rendait plus grand encore. Il avait l’air grognon, et ruminait avec agacement en le regardant approcher. Pourtant, le mouton n’hésita pas à le saluer en soufflant, déposant son paquet à ses pieds.

— J’ai une arrivée pour la Ferme.

— Mmmmh, quoi encore ? demanda le taureau en marmonnant.

— Je… on m’a dit de vous la déposer… bafouilla l’ovidé.

— Elle est passé à l’interrogatoire ? continua la grosse créature, mâchonnant presque ses mots.

— Ou… oui, mais elle y repassera. Paraît qu’elle était avec les rebelles et…

Le bœuf croisa les bras d’un air dégoûté. Il hocha pourtant la tête, comme pour lui dire que tout était ok.

— Je la dépose là ? hésita le bélier.

— Pose-la là, je m’en occuperais plus tard, dit le gros mammifère en pointant une cage du doigt.

La créature s’exécuta, s’étonna presque du temps d’évanouissement de l’humaine qu’il traînait-la. Mais qu’importe, après tout… cela ne le concernait plus. Il ferma enfin soigneusement la porte et s’éloigna, le cœur léger.

A nouveau, la lycéenne attendit sans aucune notion du temps, allongée sur le sol dur. Elle n’avait pas abandonné la liberté juste pour goûter la poussière, et il lui tardait de voir les choses bouger. Son cœur frémit _non pas de peur mais de joie, quand elle entendit la porte de métal grincer derrière elle. Une main plus dure encore la secoua violemment, à s’en casser la nuque. Elle n’eut pas d’autre choix que de lever une paupière, paniquée, ne voulant juste pas être mise en charpie par la violente secousse exercée. Elle gémit, faisant semblant de se réveiller.

— Te voilà décidée à arrêter ton petit jeu… grogna le bovin, le bruit de sa bouche mouillée ponctuant la fin de sa phrase.

— Je… je…

Elle hésita un instant à jouer les ingénues, mais décida finalement de se taire. Après tout, cela ne servait à rien. Toujours empoignée par le col, elle étudia la bête en cachant sa peur. Vu de près, il était encore plus impressionnant. Des cornes noire et hautes, taillées en pointes, un poil dru et brun, un museau épais souligné de blanc avec un anneau planté entre les naseaux… La gentille vache sympa de ses souvenirs de vacances n’avait plus rien de paisible. Elle semblait vouloir en découdre, là, tout de suite, et soufflait avec agacement. Ses larges biceps n’avaient rien à envier aux meilleurs (ou aux pires…) bodybuilders, et même le torse musclé de Cupcake aurait paru bien maigre à côté. C’était une véritable armoire à glace qui voulait sans aucun doute la massacrer. Danaë déglutit, immobile.

— Tu n’es pas attachée… ? interrogea le taureau, surpris.

Il jeta un œil derrière elle ; la jeune fille dit de même. La corde qui enserrait mollement ses poignets était tombée, et elle avait par instinct posé une main sur l’énorme avant-bras qui tirait sur son t-shirt. Elle était libre. Enfin, c’était une façon de parler, puisqu’elle n’avait jamais autant senti le besoin de rester immobile, épinglée comme un minuscule papillon sous le poing du garde-bœuf.

— Tu ne t’échapperas pas ! mugit-il en recommençant à la secouer.

— Oui, oui ! hoqueta-t-elle, étranglée par le tissu de son col. Je ne veux pas partir ! gémissa-t-elle en poussant le poing de toute ses forces.

La vache pencha la tête sans comprendre. Un instant s’écoula avant de continuer.

— Suis-moi.

L’animal se releva enfin, lâchant enfin son étreinte. Il s’écartait déjà sans même se donner la peine de la rattacher.

— Et la corde ? osa-t-elle demander, plus pour sa propre survie en cas d’autres vaches folles à croiser.

— Vient ! ordonna la créature en levant la voix.

Danaë sursauta et pressa le pas. Pas attachée, d’accord, mais elle n’avait de toute façon plus aucune chance de fuir. Quand la porte s’ouvrit devant elle, c’était pour donner sur une sorte de couloir à ciel ouvert, composé de chaque côté de larges palissades de bois. Tout au bout, une deuxième porte de grillage barbelée donnait directement sur la Ferme, où rôdait quelques humains déboussolés.

— Des affaires ? demanda le taureau, le ton grave.

La tête de la jeune fille se secoua par reflexe. On lui avait déjà pris son sac, on lui avait vidé ses poches… Elle avait bien réussi à garder quelques petites choses dans son soutien-gorge, mais elle s’avisait bien de le dire. Et puis, cela n’avait plus vraiment d’importance… Le bœuf ramena le bac vide qu’il lui avait tendu et le posa dans un coin.

— Maintenant, avance ! gronda-t-il.

La porte s’ouvrit et elle posa un pied sur de l’herbe sèche et piétinée. C’était un enclot étrange, sale et plat, avec aucune présence de végétation folle ou de racine comme elle avait désormais l’habitude de voir. Le garde la bouscula enfin et elle entendit le claquement de la porte se fermer derrière elle. Elle se retrouvait-là, face à des dizaines d’humains qui la scrutaient avec peur. Des bêtes blessées prêtes à la dévorer : c’était un peu ce qu’elle imaginait en voyant leurs faces poussiéreuses et leurs yeux luisants.

+++

La Ferme était composée de deux bâtiments principaux, faits de béton et de taule rouillée, enfermant une longue salle parsemée de paille. L’odeur y était acre, accentuée par la transpiration d’une centaine d’humains serrés à l’intérieur. Pourtant, ce n’était qu’une seule partie de la Ferme entière : il existait trois autres parcelles du même acabit, ainsi disposés et découpés en 4 parts égales. Enfin, égale n’était pas exactement le terme ; certains voisins avaient accès à une petite marre d’eau souillée, d’autres encore semblaient vivre dans un seul et immense bâtiment, visiblement équipé et chauffé. Tous cependant avaient une vaste cour autour des habitations, permettant de traîner, de cracher et de jalouser l’herbe toujours plus verte du voisin d’à côté. Ainsi, même dans la détresse la plus totale, les humains étaient divisés, physiquement et moralement, effaçant tout espoir de coalition contre le Meute. La supercherie était grossière, mais cela suffisait pour la majorité des personnes affamées et entassées ici, Danaë le savait. Finalement, elle avait été relativement épargnée depuis le début, et vivre dans un camp digne des plus sombres moments de l’Histoire réveillait un peu plus la rage au fond de son ventre.

La rencontre avec son espèce fut glaciale. Une fois intégrée dans le parc, elle fut rapidement entourée par des hommes soupçonneux, parfois même envieux, qui lui donnèrent des frissons dans le dos. La plupart n’était que de pauvres hères curieux de voir qui pouvait bien venir là, d’autres encore s’inquiétaient qu’un espion puisse les introduire. Pour faire quoi ? Eux-seuls le savaient, mais cela les terrifiait. Les théories du complot avaient encore beaucoup de beaux-jours devant elles. Certains, plus agressifs encore, voulaient simplement faire main-basses sur ses affaires. Sur elle toute entière. Mais rapidement, d’autres groupes s’interposèrent, défendant la jeune fille sans aucune concession. Une petite troupe, gardant les enfants et les vieillards derrière eux, avait décidé de prendre son parti. Heureusement que l’humanité n’a pas entièrement péri avec le reste… se murmurait la jeune fille, fuyant les griffes envieuses de ces monstres assoiffés, filant derrière l’un des grands gaillards qui l’avait aidée.

— D’où tu viens ? lui demande une jeune femme blonde, lui posant une main sur l’épaule.

Danaë frissonna devant ses grands yeux bleus. Elle lui rappelait d’un coup Mignonne : même intérêt, même posture, même douceur. Son estomac lui fit mal, et elle sauta dans ses bras. Même là, elle ne pleurait pas. Elle avait juste besoin d’un peu de réconfort, savoir si tout allait bien, si ses amis étaient encore en vie. Et sa famille. Elle releva soudainement sa tête, plongeant intensément son regard dans celui de la femme.

— Mes parents ! Mon frère !

— Ils sont ici ? demanda la femme, surprise.

Danaë secoua la tête vigoureusement.

— Je ne sais pas.

La femme l’attrapa, lui caressa doucement la tête.

— Ne t’inquiète pas, nous allons les retrouver…

La jeune fille s’écarta légèrement et attrapa ses bras, serrant les dents avec force. Enfin, elle rouvrit la bouche, comme pour respirer à nouveau.

— Je m’appelle Danaë. Danaë Ponant.

Elle aurait voulu la serrer le plus fort possible, la supplier de lui dire, de lui avouer qu’ils étaient bien là et qu’ils allaient arriver. Elle ne le fit pas. Elle n’était pas encore folle, après-tout. La jolie blonde sourit pour la rassurer.

— D’accord. On fera tout pour te les ramener.

Il n’y avait personne qu’elle connaissait parmi le petit groupe d’âmes charitables. Il faut dire qu’hormis les six ou sept personnes dans la fleur de l’âge, assez solides pour protéger les autres, le reste n’était composé que de personnes âgées toussoteuses et d’enfants crasseux. Danaë se sentit le cœur froid et insensible : elle se disait que rester avec eux pouvait bien l’aider quelques temps, mais la ralentirait pour la suite de ses recherches. Son instinct de survie ne ressortait pas le meilleur d’elle-même et elle le savait. Elle se força donc à effacer cette idée de ses pensées, se décidant de voir comment les choses allaient tourner. Si elles allaient tourner un jour, dans ce campement au gris éternel…

— Ils sont peut-être dans les autres parties ! répondait un grand brun à la vaste carrure, la peau tanée, des mèches folles devant les yeux.

Lui, c’était Rémi, un ancien pompier volontaire qui avait vécu l’apocalypse les yeux grands ouverts. Il se souvenait de chaque instant, de chaque personne qu’il avait vu disparaître devant lui... Mais il n’avait pas encore eu le temps de lui en dire plus, occupé à nourrir les plus faibles avec des rations soigneusement gardées par deux autres compagnons. Pourtant, tout en plantant une fourchette de fortune (fourchette était un grand nom pour ce morceau de bois savamment bricolé) dans un morceau bouilli, la tendant précautionneusement à une petite vieille fébrile devenue muette depuis l’accident, il arrivait à lui tenir une conversation amicale et enjouée. La venue de la jeune fille semblait avoir réchauffé le cœur de ces héros dont personne ne retiendrait le nom. Natacha, la jeune femme blonde, était infirmière. Sauver des vies avait toujours été son quotidien, et elle était désormais devenue essentielle pour la simple survie du petit groupe. Comme son instinct l’avait soufflé à la lycéenne, c’était bien la diplomate de la troupe, celle qui savait rassurer et ranimer n’importe quelle flamme d’un seul mot. Celle qui avait su garder sa voie : aider les gens, même les plus ingrats, sans jamais rien demander en retour. Elle ne roulait pas les r, ne savait d’ailleurs même pas ronronner et n’avait pas de griffes au bout de ses longs doigts… Et en vérité, elle n’avait pas tout à fait le même caractère que Mignonne, mais cela la rassurait de la comparer avec elle.

— Et ce Diablo, il n’a pas d’amis qui auraient pu se rendre compte de sa disparition… ?

Rémi continuait de plus belle à trouver des voies sans issu. La jeune fille secoua la tête.

— Je ne crois pas, non… Ils ont aussi été attaqués.

L’homme lâcha la fourchette et, après avoir soigneusement essuyé les lèvres pincées de la vieille dame, se rapprocha derrière son dos.

— Mais tu as bien dit qu’ils t’ont demandés plus d’info sur eux, non ? Ça pourrait dire qu’ils ont réussis à s’échapper…

— Ou qu’ils les ont déjà attrapés, mais qu’ils en recherchent d’autres ? coupa la jeune fille, un air las.

Elle se rappela à nouveau la silhouette frappant son ami D’Artagnan, de la coulure de sang et du bruit sourd de son corps s’écroulant au sol. Le pompier hocha la tête en faisant la moue.

— Mmmh… tout ce que je veux dire, c’est qu’il y a toujours un espoir.

— C’est ça qui nous fait tenir, continua Natacha en souriant.

Danaë hocha la tête sans trop y croire.

— Sais-tu qu’ils ont des noms d’animaux domestiques ? Ce Diablo, je veux dire…

La jeune fille sourit, acquiesçant à nouveau.

— Oui… Ils me l’avaient dit…

— Mais est-ce qu’ils t’ont vraiment tout dit… ?

Tous les adultes se regardèrent, un air grave assombrissant leur visage.

— Je… sur leur nom ?

Natacha secoua la tête. Une petite fille arriva en sautillant et se rua dans les bras de cette dernière.

— Des gens se sont transformés ! Des gens se sont transformés ! criait-elle à tue-tête, fière d’être au parfum.

— Eliz, tais-toi ! souffla sèchement la femme.

La lycéenne se pencha un peu plus, plissant le regard d’interrogation.

— Comment ça… ? demanda-t-elle enfin.

Rémi hésita un instant, puis repris à nouveau la parole.

— Ces gens… ces animaux…

— Oui ? dit-elle avec empressement, agacée par ce suspens.

— Ce sont aussi des hommes.

Un silence passa.

— Pardon ? posa la jeune fille, sceptique, sa surprise se lisant sur son visage.

Le grand brun hocha la tête, comme pour appuyer ses propos ;

— Je les ai vu, alors que la terre tremblait sous mes pieds. D’immenses racines, la nature devenait folle ! Le sol s’était ouvert de partout. Et au milieu de tout ça, là, y’avait des personnes comme toi et moi qui courraient.

Il reprit son souffle, malgré un ton amplement maîtrisé. Il reprit enfin :

— Et puis certains d’entre eux… certains d’entre nous se sont juste transformés.

— Transformés… ? répéta Danaë, le cœur battant.

— Oui. Ils se sont roulés par terre en hurlant, et des poils leur ont poussés. Des oreilles, et que sais-je encore. Ils sont devenus… eux.

— Vous voulez dire… La lycéenne se figea, un frisson glacial passant dans son dos. Vous voulez dire que ce sont tous des humains ?

— On ne sait pas, répondit Natacha. Ils ont l’air de beaucoup nous en vouloir…

— Peut-être qu’ils ne le sont juste plus ? marmonna Rémi dans sa barbe.

— Transformés ! Transformés ! C’est le loup, haouuuuuuuuuu qui va nous manger ! se mit à crier la petite fille juste à côté.

Les lèvres de Danaë se serrèrent. Tout cela devenait trop compliqué. Par pour comprendre, pas pour savoir, mais juste pour retrouver ceux qu’elle aimait. Et si eux aussi avait été transformés ? On lui tendit enfin une assiette douteuse.

— Tu devrais manger, reprendre des forces… souffla une autre personne un peu plus loin.

Elle hocha la tête et attrapa la masse informe du bout des doigts. Fixée dans le vague, elle était bien décidée à regagner sa liberté. Et celles de toutes les personnes enfermées ici.

Une nuit encore tomba sur ce pays qu’elle ne reconnaissait plus. La forêt et ses immenses arbres, les souterrains sombres… et désormais le toit gris de l’immense entrepôt, terni et branlant au-dessus d’elle ; elle aura presque tout vu. Le silence était quasi total : tous les autres s’étaient endormis, hormis les veilleurs qui protégeaient leur vie. C’est donc cela, se disait-elle en apercevant leurs silhouettes : l’Homme était comme toujours obligé de se protéger de lui-même. Les esprits échauffés à son arrivé _et même tous les autres, pouvaient à tout moment s’attaquer à eux, vouloir voler leurs rations et le peu de biens qui leur restaient. On lui avait même parlé de quelques terrifiantes agressions pour voler des vêtements déchirés, des dents, des cheveux… Bref, s’écarter du troupeau était une mort assurée.

Pourtant, Danaë n’avait pas peur. En fait, sa peur, elle l’avait perdue dans les tunnels noirs de la citée souterraine, dans les piqûres incessantes de Rubis, dans la terre poussiéreuse du boyau où résonnait la voix mielleuse et traîtresse de Jasper. Dans les yeux verts de Diablo qui avait plongé pour mieux la protéger de l’attaque, alors qu’elle ne lui avait rien demandé. Bien sûr, elle avait eu peur face à l’arrivé de ces fous-furieux, face au cerbère coincé et à son interrogatoire de gestapo, mais c’était une peur instinctive et non pas basée sur des « peut-être ». Et bien sûr, on est forcément plus fort à plusieurs, mais elle s’agaçait de devoir profiter de la gentillesse des gens, de devoir les suivre, les croire, de se faire duper… ou de les abandonner sans peut-être jamais les revoir. Elle était encore plus perdue qu’au premier jour, et cela l’agaçait. Se sentir tourner en rond ne lui plaisait pas, et malgré tous ses efforts, elle n’avait pas l’impression de progresser. Ce sentiment se renforçait quand elle voyait Natacha et Rémi, enlacés comme deux amoureux _apparemment ils s’étaient mis ensemble depuis leur arrivé au camp, dormir paisiblement à quelques pas de sa couche de paille. Impossible de dormir. Discrètement, son corps se leva sans même que son cerveau ait le temps de rechigner, s’écarta à travers la porte de la bâtisse. Les veilleurs sursautèrent, puis, la reconnaissant, hochèrent la tête pour lui dire que tout était ok.

— Ne t’éloigne pas, petite, conseilla l’un d’entre eux.

Elle fit oui de la tête puis sortit à pas de velours, plus pour ne pas les inquiéter que pour réellement échapper à un éventuel danger. Dehors, la lune était ronde, blanche, magnifique. L’air frais lui fit du bien, et elle respira à plein poumon. Il était vrai que depuis son départ de sous la terre, elle n’avait pas vraiment eu l’occasion de profiter de l’extérieur. Alors, quand l’odeur de verdure s’entremêla avec celle fétide des latrines sauvages, cela ne la gêna presque pas. Après tout, ce n’était pas pire que l’intérieur, empesté du parfum des corps sales et entremêlés. La sueur avait quelque chose d’âcre, d’effrayant qui la repoussait avec force. Au moins, dehors, elle avait l’impression d’être presque libre.

Longeant les grillages avec précaution, elle se retrouva à nouveau devant la porte qui l’avait laissé rentrer. Personne à l’horizon : tout semblait paisible. La lycéenne se mit alors à genoux, fouillant la terre avec curiosité ; elle était sûre d’avoir vu quelque chose avant de pénétrer l’enceinte fortifiée. Elle tâtonna encore, aveuglée par le noir environnant. Finalement, c’est un rayon de lune, sortit des nuages, qui lui indiqua sa trouvaille, coincée entre les deux portes de l’allée. Deux petites paires d’yeux luisants la scrutaient, terrifiés, immobiles. Un léger couinement raisonna entre les planches de la palissade, et deux des yeux s’éclipsèrent. Dana sourit, heureuse comme si elle venait de voir un ami : elle était belle et bien sûre d’avoir aperçu trois monticules de terre, et ces petites bêtes venaient de le lui confirmer. Des taupes. Des vraies cette fois, pas humaines, minuscules. La jeune femme ne savait pas ce qu’était devenu Bart, s’il avait été attrapé ou même s’il était encore en vie. Mais avoir trouvé ses lointains cousins dans cet endroit morbide la réconforta. Elle se glissa autant qu’elle pu sous la porte de métal.

— Hey, salut ! chuchota-t-elle le plus doucement possible.

Bien sûr, elles ne lui répondirent pas. Pourtant, la lycéenne les admira quelques secondes, celle qui avait disparue refaisant à nouveau surface. Elle observa leur manège, surprise de ne pas les voir plus effrayées que ça, fouillant le sol en quête de nourriture sans plus s’inquiéter d’elle. Finalement, les humains ne leur semblaient plus être une menace. La jeune fille soupira, les larmes aux yeux. Reniflant doucement, elle se souvint d’un coup de la petite biscotte qu’elle avait gardé dans son haut, l’attrapa et la coupa en morceau. Alors, tout doucement, elle en mit quelques miettes devant leur cachette. Son sourire se fit plus grand quand elle vit la plus grosse taupe attraper un bout et s’enfuir à toute allure.

— C’est pour vous… Je connaissais une taupe qui adorait ça, murmura-t-elle avec douceur, mettant le reste de la biscotte par terre.

D’un coup, sans crier gare, une douleur vive et intense lui foudroya la main. Cette dernière dépassait de sous la porte, spécialement vulnérable et offerte à qui passerait par-là _mais personne n’était censé se promener dans un couloir sécurisé, n’est-ce pas ? La jeune fille poussa un long cri, les doigts écrasés par une large botte de cuir noir. Au-dessus d’elle, juste derrière les barreaux, luisaient deux autres yeux, sévères, effrayants.

— On peut savoir ce que tu fais ?! mugit l’agresseur, fulminant de rage.

Danaë reconnut aussitôt le taureau de ce matin, l’air encore plus féroce dans le noir.

— Lâchez-moi ! hurla-t-elle, tirant de toutes ses forces pour récupérer son membre.

— Interdiction de sortir de la zone ! continua le garde, courroucé.

Il tourna lentement son pied pour écraser un peu plus la jeune fille. Il y eut un craquement macabre, puis un cri encore plus fort. Enfin, il retira son lourd sabot, la libérant aussitôt. Cette dernière tomba en arrière, serrant son bras contre elle, des larmes roulant sur ses joues. Pourtant, elle se força à reprendre ses esprits et se releva lentement, assise encore par terre, assommée par l’attaque éclair.

— Que je ne te vois pas remettre tes sales pattes sur cette porte, conclut le bœuf avant de se retourner.

Il avait disparu à nouveau dans l’ombre d’où il était venu sans un seul autre mot, la laissant figée sur le sol, la main bleue et le cœur battant. Cela n’avait duré qu’une minute ou deux, mais l’apaisement à la vue des petits êtres avait déjà été effacée. Elle plissa le regard et essaya de distinguer les petits monticules de terre sans trop approcher _on ne l’y reprendrait plus, les yeux brouillés de larmes. Malgré la douleur, malgré la peur, son plan avait fonctionné. Les morceaux de tartine avaient entièrement disparus, sans doute engloutis dans les profondeurs de la terre. Elle croisa les doigts en soupirant : elle ne connaissait rien aux habitudes des taupes, si elles stockaient ou creusaient très loin dans la terre, mais c’était à peu près tout ce qu’elle pouvait faire pour indiquer sa position. C’était le moment de prier pour que leur dieu l’entende, et puisse venir la secourir.

— Bart… souffla-t-elle en gémissant, posant sa tête contre son avant-bras.

— Hey, toi !

La jeune fille sursauta. C’est vrai qu’il était risqué pour elle de rester ici ; avec ses cris, elle avait sans doute dû réveiller les pires prédateurs de cette prison. Pourtant, personne n’était encore venu, même pas les veilleurs à quelques centaines de mètres de là. Sans doute avaient-ils décidé de l’ignorer, de clore les portes pour éviter tout danger. Elle ne leur en voulait pas : après tout, elle avait entièrement décidé de son sort. Pas de façon stupide ou inconsidérée, mais pour faire la seule et dernière chose qu’elle pouvait pour s’extraire de ce mauvais pas.

— Hey ! Tu m’écoutes ou pas ?! continua de chuchoter la voix un peu plus loin.

— Qui… qui est là ? demanda-t-elle enfin.

Impossible de voir qui pouvait l’interpeler au milieu des ombres. Seules les silhouettes de quelques grands arbres et celles des poteaux de la clôture barbelée se dessinaient dans le noir.

— Approche ! s’impatienta l’inconnu.

C’était risqué, mais toute son aventure était risquée après tout. Elle serra ses doigts rouges et s’approcha de l’appel en rampant. Elle ne voulait pas prendre la peine de se lever, inquiète d’être encore plus visible et vulnérable.

— Derrière le grillage, indiqua la voix.

La grille cliqueta quand elle la toucha enfin, et une main rencontra la sienne. Elle n’était pas agressive ni même intrusive, elle était juste là pour indiquer la présence de l’inconnu.

— Danaë ? C’est bien toi ?!

Son cœur fit un bond. La jeune femme perça le noir et se força à mieux distinguer son interlocuteur. Elle réussit enfin à isoler les contours d’un visage barrée d’une tâche noire, des lunettes qu’elle reconnut aussitôt.

— Will !!!

Elle avait à nouveau crié, mais cette fois-ci de joie. Elle ne pensait pas pouvoir le revoir, ni même encore le toucher. William. Son petit frère.

— Dana !!! éclata-t-il à son tour. C’est vraiment toi !

— Qu’est-ce que tu fais ici ?! s’écria-t-elle en baissant la voix.

Il était si dur pour elle de contrôler l’euphorie qui l’envahissait.

— J’étais sûr d’avoir reconnu ta voix ! sanglota le jeune garçon, lui agrippant les paumes.

Ses mains usées lui firent à nouveau mal, mais elle s’en moqua. Elle le serra à son tour, touchant son front avec le sien.

— Comment tu vas, petit frère ? hoqueta-t-elle.

— On a cru que tu étais morte !

Elle jubila.

— On ?

— Papa et maman. Ils sont avec moi !

Elle pleura enfin tout à fait. Pas de terreur, pas de tristesse, pas de douleur… juste de bonheur.

— Ok… ok. Tu peux aller les réveiller, s’il te plaît ?

Il lui semblait qu’il avait hoché la tête, et les mains se détachèrent des siennes. Puis il disparut à nouveau dans le noir…

— Reviens vite, gémit-elle, à nouveau seule.

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