Miracle

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Ô Saint Hedebert,

Grand Nourrisseur des Âmes
Haut protecteur des affamés

À toi vient la lumière des blés, la chaleur des flammes
La bonté du cœur dans nos esprits rassasiés

Que ta curée soit sanctifiée,
Que ton règne arrive pour toujours et à jamais

Que nos cœurs soient purs et nos ventres préparés
Pour accueillir ta volonté sur la terre comme au ciel

Pardonne-nous nos excès,
Comme nous pardonnons aussi à ceux qui ont fautés

Laisse-nous goûter encore à ton mets béni
La plus belle des tentations
Dorée et craquante à profusion
Et laisse sa saveur nous élever vers l’infini
Pour nous délivrer du mal.

Ainsi sera fait, pour des siècles et des siècles,

Amen.

Prière à Hedebert par l’ordre de la Ste Biscotte.

Danaë ouvrit les yeux. Sa tête lui tournait, et sa vue trouble ne perçu pas tout de suite la petite silhouette noire postée au-dessus d’elle. Tout n’était que brume et ombres mouvantes. Elle toussa d’un coup, se tordit vers le sol pour cracher la boue coincée dans sa bouche, bloquée dans ses narines.

— Je, je…

Elle essaya de reprendre son souffle, sa gorge brûlante s’ouvrant à plein poumon. D’un coup, elle recula : une sorte de petit ver se ficha juste devant elle, se trémoussait, comme lévitant à vingt centimètres du sol. Il lui fallut bien deux bonnes minutes pour comprendre que ce n’était pas un ver mais un petit museau fin et pointu, complètent nu. Danaë se frotta les yeux, recula un peu. Derrière l’étrange nez se dressait une drôle de créature noiraude et poilue, aux toutes petites pattes fines mais pourtant larges à la fois, rallongées d’autant par des ongles sales et creux. Sur sa tête se dressait fièrement une casquette rouge et blanche, siglée d’un logo de basket rétro.

— Qu’est-ce que… ?!

Danaë n’eut le temps de terminer sa phrase que l’un des doigts lui intima l’ordre de se taire. L’écho de la Nuée passait juste à côté, tout près. La jeune fille crut même entendre la voix de Jasper qui l’appelait, pleine de rage. Ou peut-être était-ce son esprit qui délirait encore. Ils restèrent ainsi, immobiles, pendant plusieurs longues minutes. La lycéenne sentait que ce n’était pas le moment de contredire la créature juste à côté d’elle. C’était un être assez petit, à peine plus grand qu’un enfant, sans aucun autre habit qu’un short de jean lui descendant jusqu’au genoux. Et sa casquette, bien sûr. Il avait cependant une épaisse fourrure marron et brillante hormis sur le bout du nez et l’extrémité des pattes, lustrée à la perfection. Impossible de distinguer son regard dans cette pénombre étouffante, mais il sembla à la jeune fille qu’il n’en avait tout simplement pas.

— C’est bon ! dit enfin la petite bête d’une voix fluette. Vient avec moi.

Il lui attrapa la main et l’extirpa enfin tout à fait de la terre. Elle déboucha dans une petite salle creusée, sans doute récente. A comprendre : pas réalisée par des humains.

— Il faut m’excuser, Madame. Mais je t’ai vue en difficulté, et je savais bien qu’il fallait t’aider.

Son ton guilleret avait quelque chose de celui de Frosty, à la fois mignon et innocent. Sa main couverte de terre la serrait d’une poigne puissante, et avait la texture rugueuse d’une racine. Danaë le dévisagea avec attention, oubliant un instant la catastrophe qu’elle venait de frôler. Le jeune garçon _autant que cela pouvait l’être, ressemblait clairement à une adorable petite taupe. Ses yeux plissés s’ouvraient à peine, laissant dessiner sur son visage un air perpétuellement rieur.

— Viens, madame. Là où j’habite, ils ne pourront pas te trouver.

La jeune fille hocha la tête, se sentant vieille d’un coup. Deux « madame » en une minute, cela lui semblait beaucoup trop. Elle se mordit la lèvre, pensant qu’elle avait de toute façon pires problèmes à régler.

— Ok, montre-moi, répondit-elle d’un ton volontaire.

Elle fit un pas tremblant, se rattrapa sur la paroi rocheuse. Puis continua sans broncher.

***

Le garçonnet l’emmena au plus profond des boyaux de la citée souterraine, passant par des endroits qu’elle n’imaginait pas. Tout avait été creusé directement dans les murs, permettant des tunnels secondaires coupant à travers ceux de pierre. C’était des chemins alternatifs invisibles impossibles à remarquer, remplis de poussière, de tiges et de gravats, mais qui avaient le mérite d’exister.

— Qui es-tu ? demanda tout de même Danaë, décidée à ne pas tomber dans un nouveau piège aveuglément.

— Moi ?

Le garçon sembla surpris qu’on s’intéresse à lui ; et ses yeux s’agrandirent autant qu’ils purent. Deux minuscules billes noires la dévisagèrent.

— Je suis Bart’. Bartholomé.

Il sembla hésiter, tripotant distraitement quelque chose au fond de sa poche.

— Et toi, t’es une sœur ?

La lycéenne ne sut quoi répondre.

— Pardon ? Une quoi ?

— Une sœur… ? Tu sais pas c’est quoi ? Pourtant tu avais une relique dans ton sac. Tu l’as laissée tomber…

La jeune fille secoua la tête sans comprendre mais continua à suivre l’enfant.

— Je n’vois pas du tout de quoi tu parles…

— C’est pas grave, conclut la taupe.

Danaë sentait bien qu’il fallait en savoir plus, mais elle se tut un instant. Elle était fatiguée d’avoir survécu in extrémis d’une traîtrise et d’un étouffement à la suite. La fatigue commençait à l’envahir comme un cheval au galop, le cœur las.

— On est bientôt arrivés…

Ils étaient apparus juste devant une grande racine, l’une de celles qui avaient brisées le sol de son lycée. Elle semblait avoir été creusée de haut en bas, et la lumière du soleil arrivait même à redescendre jusque-là. Danaë jeta un œil dans un trou qui rentrait à l’intérieur de la tige creuse, et elle la vit descendre profondément en un tunnel lumineux et verdâtre. L’enfant grimpa dans l’ouverture et se tourna vers elle en attrapant la visière de sa casquette.

— Tu me suis ? Ne t’inquiète pas, ça va juste très vite !

Il s’élança dans la tige et glissa sur ce toboggan de fortune. Danaë déglutit, peut convaincue. Elle jeta un œil autour d’elle : le noir des autres tunnels ne lui faisait pas envie non plus. Elle enjamba alors à son tour le trou, attirée par l’éclat lumineux de l’entrée. Enfin, elle retint sa respiration, et sauta à son tour dans le vide.

La chute était grisante. Glissant sur les fesses le long de la paroi végétale inclinée à presque 90°, les rayons du soleil emprisonnés dans le tube lui donnaient l’effet d’une montagne russe joliment décoré. Elle crut un instant qu’elle allait s’écraser tout au fond mais la racine se plia doucement, ralentissant sa course jusqu’à l’arrivée. Sa chute était plutôt longue : à combien de mètres pouvait-elle bien se trouver ? Elle déboucha avant de le compter dans une grande salle éclairée par des dizaines de torches. Le plafond haut, presque en coupole, rappelait celui des anciennes cathédrales qu’elle avait déjà visité.

— Viens, viens, continua le petit Bart, lui faisant un geste de la main.

Il se glissa cependant sans l’attendre vers une ouverture en arche placée juste à leur droite, et monta quatre par quatre de petites marches argileuses. Il s’arrêta un instant, et Danaë le vit chuchoter à quelqu’un. Il lui tendit même un objet qu’il sortit de sa poche avec un profond respect. La jeune fille plissa les yeux pour essayer de voir ce que c’était, mais impossible de le distinguer.

— Bienvenue dans la confrérie !

Une voix agréable résonna jusqu’à elle, et la personne sortit enfin de l’alcôve. C’était une silhouette fine et longue, habillée d’une drôle de toge crème et épaisse décorée de biais de fils d’or. Elle s’approcha enfin tout à fait et salua la nouvelle arrivée.

— Laisse-moi me présenter, continua-t-elle d’un ton paisible, je me nomme Monseigneur Théophile, et je vois que tu es enfin arrivée en sécurité.

Avec ses grandes oreilles rousses, son fin museau et sa queue flamboyante sortant à grandes gerbes de sous l’aube dominical, Danaë reconnu aussitôt l’animal qui se tenait devant elle. Il n’avait d’ailleurs pas très bonne réputation, et la littérature qu’on lui apprenait à l’école lui recommandait vivement de se méfier. Un renard, rouge et noir, d’une beauté troublante, habillé comme un curé. La seule chose qui détonnait était ses yeux étrangement blancs, révélant sans-doute une cécité avancée. La lycéenne se racla la gorge, essayant de trouver ses mots. C’est Monseigneur qui reprit pourtant en premier :

— Mais avant toute chose, est-ce que ceci est à vous ?

Il tendit un étrange morceau carré et orange clair. Danaë du se rapprocher pour comprendre ce c’était et qu’il brandissait avec une attention certaine : un morceau de biscotte que Scouic lui avait laissé juste avant de partir.

— Heu… oui…

Danaë ne comprenait pas l’intérêt singulier pour ce bout de pain presque en miette.

— Réellement ?!

Il ne cachait pas la joie et la surprise palpables dans sa voix.

— Par la sainte biscotte ! Où l’as-tu donc trouvé ?!

Sa main n’avait pas bougé d’un pouce, mais son visage tout entier s’était éclairé d’une fervente admiration presque gênante. Ses yeux vide et laiteux pétillèrent, son museau se fendit d’un sourire émerveillé. Enfin, il se reprit, fermant la bouche d’un air solennel.

— Excusez-moi, vous devez être fatiguée… Il la salua d’un mouvement de tête respectueux, puis repris. Nous en parlerons plus tard…

Aussitôt il leva la tête et appela d’une voix posée.

— Frères et sœurs ! Veuillez aider notre invitée !

Et aussitôt, plusieurs silhouettes à l’aube blanchâtre apparurent de tous côtés. Il y en avait des petits, des grands, rongeurs, canidés ou autres petites créatures oubliées, qui s’entassèrent autour d’elle avec admiration. Ils semblaient chanter une litanie, mais Danaë comprit qu’ils cherchaient juste à lui parler, à l’emmener quelque part, tout en gardant leurs voix harmonieuses et chuchotantes pour ne pas importuner les lieux.

Mais dans quelle galère je me suis fourré encore… ? Il ne pourrait pas y avoir des gens juste normaux ?!

La lycéenne fut attrapée doucement par la main puis invitée à suivre la procession vers une autre arche un peu plus loin. Suivant le tunnel éclairé par des braseros, elle se retrouva enfin dans une jolie chambre avec une vraie porte en bois ouvragée et un lit double au sommier épais. Une vraie chambre, avec des murs droits blanchis à la chaux et pas une seule trace de verdure ou de racine.

— Appelez-nous si vous avez le moindre souci. Nous vous apportons à manger… lui expliqua une jeune ratte aux yeux de biche.

Danaë n’osa pas les contredire, hocha la tête et les regarda enfin tous partir de la pièce. Ok, ce n’était pas si mal. Elle s’assit sur le lit, testa le rebondit des ressorts. Elle n’avait absolument aucune idée de ce qu’elle faisait là.

C’était une petite chambre sous terre propre et coquette, avec le minimum pour la décorer. Le lit, un petit chevet et même un tapis de lin. Tous les meubles, comme la porte, était joliment sculptés et gravés avec finesse et une certaine sobriété. Le blanc des murs et la lumière jaune d’une grosse lampe à batterie donnaient même la sensation de ne pas être confiné à des mètres sous la surface. Tout y était prévu pour s’y sentir bien et apaisé. Danaë en profita pour s’allonger un peu et retrouver ses esprits.

— Tu vas bien ?

La voix fluette de la petite taupe lui fit rouvrir les yeux.

— Oui, oui, s’empressa-t-elle de répondre en se redressant.

— Tu avais l’air de t’inquiéter, tout à l’heure…

— C’est que…

— Pardon, je pensais juste que tu avais besoin d’aide… la coupa-t-il sans faire attention, pressé de partager son embarra.

Danaë hocha la tête, amusée.

— J’en avais ! Tu as bien fait ! continua-t-elle, enthousiaste.

Bart fit un sourire ravi, ses petits yeux fermés en demi-arc. Il s’approcha et posa une assiette à côté d’elle. Il y avait dedans des champignons cuits, des biscuits et même quelques fruits.

— Alors, tu viens d’où ?

Danaë pointa le plafond du doigt.

— De là-haut…

— La surface ?! Sa voix monta dans les aigüs, tremblante presque de peur.

La lycéenne hocha la tête. Elle soupira enfin d’un air déprimé.

— Je vois… continua l’enfant. Il a dû se passer pleine de choses affreuses…

Elle lui jeta un regard interrogateur puis ferma les yeux avec tristesse.

— Tu as entendu parler de la Meute ?

La petite taupe se figea. Même son petit nez en perpétuel mouvement se stoppa soudainement.

— Oui, répondit-il d’une toute petite voix. Ils sont dangereux…

— Ils ont attaqué mes amis.

— Ils sont en vie… ?

Danaë garda le silence, et l’enfant baissa la tête d’un air peiné.

— Je suis désolé, finit-il par murmurer d’un ton douloureux.

— C’est rien. Je n’m’attendais pas à arriver jusque là…

— Et tu… Il hésite. Tu es une humaine ?

La jeune fille fit un petit rire étonné.

— Oui, oui, je suis humaine !

— Haha, oui, pardon d’être curieux…

Bart se cacha presque la tête de sa main, gêné.

— Pas de souci… C’est la première fois que t’en vois, c’est ça ?

— Bah… pas tout à fait.

Danaë se tendit, le cœur battant.

— Quoi ? Tu as déjà vu des humains ?!

— Heu… pas tout à fait non plus…

— Comment ça ?

— Pas qui bougent, comme toi.

La lycéenne se mordit la lèvre, déçue.

— Tu veux dire… Dans des livres, des trucs comme ça… ?

Il hocha la tête.

— Et alors, t’en penses quoi ?

Danaë sourit, les dents bien visibles et la main sur la hanche, fière d’être la seule de son espèce.

— Heu bah… Tu as l’air d’attirer les ennuis.

Si Danaë avait des oreilles comme la majorité des personnes de ce monde, elle les aurait baissés. Elle poussa un long soupire, obligée d’admettre qu’il avait raison.

— Je te rassure, la majorité des personnes sans clans ou sans familles ne font pas long feu. Que ce soit ici ou à la surface !

— Me voilà rassurée ! s’écria-t-elle, sarcastique.

— Non, non, je veux dire, heu…

La petite taupe s’arrêta, embarrassée.

— Pas de problème, Bart, continua-t-elle d’un ton plus doux. Je te remercie déjà mille-fois de m’avoir tirée de là.

Elle lui tapota le haut de sa casquette avec affection.

— Pas de problème ! répondit enfin l’enfant, ravi.

Danaë se rassit sur le lit et posa son menton sur son poing, fixant l’enfant avec curiosité.

— Et vous, vous êtes quoi ?

— Nous ? reposa Bart, surpris. Et bien…

— Une sorte de secte, c’est ça ?

— Ho non, non… Il secoua les mains, presque affolé. Nous, on reste juste ici et on attend que Dieu nous vienne en aide.

La jeune fille fit la moue.

— Moui, c’était un peu ce que je pensais…

— Mais on demande rien en retour !

Le garçon se rapprocha enfin et s’assit timidement à côté d’elle, se hissant sur la pointe des pattes.

— Père Théo est celui qui s’occupe de nous. Il nous a recueilli, nous a nourrit et nous a permis de survivre. C’était soit ça, soit la Nuée…

— Les rats ?

Il hocha la tête, les yeux plissés.

— Hmm. Mais ils n’acceptent justement que les rats, pas les autres. Et ils sont…

— …complètement fêlés ?

— …dangereux. Père Théo nous interdit de les approcher. Alors on construit des chemins pour pouvoir les éviter.

La lycéenne pencha la tête, la joue toujours posée sur sa main.

— Et ils savent que vous êtes là ?

— Qu’on existe tu veux dire ?

Il redressa son petit museau rose vers la jeune fille, sembla la dévisager les yeux fermés.

— Oui, ils doivent se douter qu’on existe... Mais je crois qu’ils s’en moquent tant qu’on ne les dérange pas, continua-t-il.

Il s’arrêta un instant, puis reprit.

— Et toi, comment t’as fait pour arriver là ?

Danaë se passa une mèche derrière l’oreille, la main tremblante. Penser à tout ce qui c’était passé ne lui faisait pas que du bien.

— Bah… je viens d’être trahie par l’un de mes amis, commença-t-elle, le ton amer ;

— Trahie ?

Elle hocha la tête d’un air sombre.

— Il a voulu me vendre…

Les moustaches de la taupe s’immobilisèrent, et sa bouche s’ouvrit, béate.

— Celui qui te poussait dans le tunnel ?

— Oui…

Bart lui posa une main hésitante sur son avant-bras.

— Les amis qui te veulent du mal ne sont pas des amis…

La jeune fille ne put s’empêcher de sourire à ces paroles innocentes. Cela lui rappelait ce que lui répondait sa grand-mère quand, plus jeune, elle venait pleurer dans ses bras après une dispute de cours d’école. C’était un conseil mignon, mais sage après tout.

— Je suppose, oui. Il n’était pas seul…

— Nous non plus. Nous te protégerons !

Les grands yeux noisette de la lycéenne essayèrent de plonger dans les minuscules pupilles du garçon. Ses paroles, qui se voulaient rassurantes, la touchaient particulièrement. Peut-être que cette petite taupe tout au fond de cette église souterraine était tout ce qu’il y avait de plus humain en ce monde.

— Tu connais Dieu ?

Le garçonnet lui avait posé cette question au tac-au-tac, avec un ton plus enthousiaste. Elle se recula un instant, méfiante.

— Pardon ? Comment ça ?

— Bah… tu connais Dieu, non ?

La jeune fille bafouilla. Elle n’était vraiment pas venue jusqu’ici pour une leçon de catéchisme.

— Heu… oui, vite fait, comme ça… J’veux dire, j’en ai déjà entendu parler quoi…

— Non mais… Tu l’as vu, non ?!

— Heu…

Elle resta interdite face à l’air déjà émerveillé de l’enfant.

— Tu avais une relique dans ton sac !

— Une relique…

Voilà plusieurs fois qu’on lui pointait cette « relique » sous le nez, comme si c’était la chose la plus merveilleuse du monde. Elle se mordit la lèvre et fouilla son baluchon posé juste à côté. Enfin, elle attrapa un paquet entamé, presque vide. Le papier crépita sous ses doigts et manqua de se déchirer quand elle le sortit tout à fait. Seule une moitié de carton, arrachée sur toute sa longueur et les couleurs fanées, servait encore à maintenir vaguement les quelques biscottes, presque en miette, qui restaient.

— Ho mon dieu, tu en as d’autres !

L’enfant était estomaqué. Il s’était levé de surprise, et manquait presque à présent de se mettre à genoux. Heureusement, il ne le fit pas.

— Je n’en ai jamais vu autant ! s’exclama-t-il, fasciné.

Danaë se leva à son tour de surprise.

— Ce ne sont que des biscottes !

— Oui, oui, je vois ça ! continua l’enfant avec respect.

Elle soupira, en attrapa une et la lui tendit.

— Tiens, c’est pour toi.

A nouveau, la petite bouche de la taupe se rouvrit, n’arrivant pas à y croire. Enfin, tremblotant, il attrapa la tranche grillée. Il la portait à peine, comme si elle lui brûlait les doigts.

— Mange ! lui proposa la jeune fille.

Lentement, religieusement, il la porta à ses lèvres, puis la grignota avec satisfaction. A coup sûr, jamais il n’avait goûté quelque chose d’aussi bon. Il soupira d’aise, comme si un ange l’avait béni.

— Merci, merci beaucoup ! dit-il d’une voix lourde d’émotion.

Au bord de la ligne de ses yeux, de minuscules larmes brillaient comme des billes de rosée.

— Il… il n’y a pas de quoi, murmura Danaë, gênée.

Le garçon reprit ses esprits puis lui sourit.

— Il faut que je raconte ça à Père Théo !

La lycéenne voulut lui dire non, l’arrêter tout à fait, mais il était déjà parti. Sa main s’était levée dans le vide pour le stopper, mais elle s’était ravisée. Après-tout, si elle pouvait aider… et puis, s’ils la prenaient pour la messie, ils seraient sans doute nettement plus efficace de remonter à la surface. C’est pile ou face, se dit-elle en se rallongeant sur le sommier.

Plusieurs heures passèrent avant que Monseigneur Théophile n’invita la jeune fille à l’accompagner pour ce qu’il nommait les vêpres. Danaë n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait être, mais accepta de se dégourdir les jambes et d’enfin explorer ce lieu à la fois immense et cloisonné. De retour sous la grande coupole, cette dernière était toujours éclairée par la lumière naturelle du jour à travers l’immense racine centrale. Elle avait cependant pris une teinte rouge, sanglante, de plus en plus sombre au fur et à mesure du soleil couchant. Les teintes carmins donnaient un aspect étrange, quasi mystique, aux murs éclatants, et donnait l’illusion à la jeune fille d’être dans un autre monde. Sur Mars, peut-être, avec toute sa tripotée de martiens qui la scrutaient.

— Heu… bonjour ? osa-t-elle doucement en secouant la main aux gens qu’elle croisait.

Gerbilles, hérissons, lapins, musaraignes, ou même blaireaux et lézards ; c’était une véritable cour des miracles habillée en toge qui la suivait à chaque instant. Le chef renard s’approcha enfin, lui attrapant les mains avec amitié.

— Vous voilà, chère enfant !

— Oui, je… Je vous cherchais et…

Il la coupa sans le vouloir, trop enthousiaste.

— Le petit Bart m’a dit que vous aviez d’autres miracles dans votre sac ?

— Et bien… Miracle, miracle… C’est qu’ils ne soient pas en miette qui est un miracle…

Danaë fit un petit rire coincé, la pression sur ses épaules.

— Mais… vous semblez blessée… continua le renard, passant un doigt sur l’un des bandages couvrant sa main.

— C’est rien… j’m’en occupe, répondit-elle en la retirant contre elle.

— Je vois.

La lycéenne trouvait la phrase pleine d’ironie. Elle analysa un instant le regard laiteux du prêtre, qui ne cilla pas une seule fois.

— Laissez-moi vous montrer les merveilles de votre temple.

— Votre… ?

Elle n’eut pas le temps de plus relever la faute qu’elle se sentit légèrement tirée vers l’avant. Suivant le goupil, elle resta un instant subjuguée par la rousseur de sa queue prenant feu sous les rayons écarlates du crépuscule, glissant de sous son aube juste devant elle. Elle oublia un instant qu’elle se trouvait sous terre. Elle arriva donc sans trop s’en rendre compte dans une pièce beaucoup plus petite, plus intimiste aussi, décorée de sable vitrifié. Il n’y avait rien, hormis en son centre une sorte de colonne de marbre et de verre, comme une vitrine un peu luxueuse de bijou ou de musée. Un autel, semble-t-il, d’après l’agencement et la mise en scène. Sous le bloc transparent gisait comme un trésor un drôle de paquet presque vide, aux couleurs éclatantes jaunes et rouges. Dessinés sur l’emballage s’épanouissaient un soleil d’or et un épi de blé stylisé, rappelant à la jeune fille une publicité. Elle s’approcha et put lire la marque à moitié effacée. C’était une marque de crackers tout à fait banale qu’elle avait utilisée elle-même tous les matins à son petit-déjeuner.

— Vous voici, ma fille, envoyée par Dieu pour nous aider.

Danaë se mordit la lèvre. Toutes ces personnes étaient-ils vraiment entrain de prier un paquet de biscottes ?

— Je vous vois sceptique, mon enfant. Vous pouvez nous juger, nous ne vous jugerons pas.

— Et bien, c’est que… elle hésita un instant à lui expliquer.

— Quand je me suis réveillé, tout ce que j’ai vu n’était que ruine et mort. Et puis, j’ai aperçu le seul rayon de soleil qui pouvait encore me sauver. Et j’ai su qu’il me fut envoyé par une puissance supérieure, notre sauveur. Pour vous, ce n’est peut-être qu’un simple paquet de pain, mais pour moi, c’est ce qui m’a permis de survivre. Mieux, de retrouver l’espoir. Pour vous, ce n’est rien, pour moi, c’est la preuve de ma foi. C’est ce qui a sauvé toutes les personnes qui se trouvent avec moi…

Danaë hocha la tête, retenant son souffle. Elle sentait toute la conviction du renard l’entourer, toute sa volonté l’abreuver de fougue, sans aucune once d’hésitation ou de honte. Sa croyance était époustouflante et devait inspirer de nombreuses vocations. Et puis, après tout, en y réfléchissant, ce paquet était d’une couleur bien plus vive, bien plus neuve que tous les autres trucs qu’elle avait retrouvé ici. A y réfléchir sous le regard blanc de ce renard possédé par la grâce, c’était tout bonnement miraculeux.

— C’est le seul que vous avez ? posa-t-elle enfin avec respect.

— Oui. Il y en a eu beaucoup d’autres, et c’est ce qui forma notre groupe ici. Mais depuis plusieurs mois, impossible d’en retrouver.

Il avait le ton grave, comme si on lui parlait d’eau à donner à des assoiffés.

— Je… Je n’ai pas grand-chose mais tenez…

La jeune fille lui tendit enfin le paquet froissé dans son sac, et les quelques tartines qui restaient.

— Je connais un ami qui adore aussi. C’est lui qui me les a donnés…

— Vraiment ?!

Le renard se tourna tout à fait vers elle, les oreilles droites et aux aguets. Visiblement, il voulait en savoir plus…

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