Nuée

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Tremblez, car vous êtes seul ;

Et nous, sommes tous à la fois.

Aussi nombreux que les étoiles,

Nous sommes la multitude.

Vous priez l’unité,

Nous créons le pluriel.

Tremblez, pauvre mortel,

Car nous mourrons chaque jour, comme ne mourrons jamais.

Un seul de nos pas vaut des milliers,

Un seul de nos regards voit le monde entier,

Nous sommes la totalité, la foule, l’assemblée,

Mais nous ne faisons qu’un.

Nous sommes la force sauvage, la vague qui dévore,

Le grouillement, l’essaim, la légion sans pitié.

Nous sommes ceux que vous ne pouvez pas diviser.

Nous sommes la Nuée.

La porte grinça, s’ouvrant lentement vers l’ombre du couloir. Les coups répétés continuaient de sonner par-delà le noir, des craquements, des grincements raisonnaient plus loin encore. Danaë cru même entendre d’étranges hurlements, des cris stridents qui lui glaçaient le sang. Enfin, l’entrée s’ouvrit tout à fait ; Jasper se reculant d’un pas. Était-ce par crainte ?

Trois silhouettes se découpèrent du perron, chaotiques et sales. C’était des hommes-rats, eux aussi, mais d’une toute autre facture : ils avaient d’étranges habits déchirés couvert de métal et de barbelés. Certaines des pointes acérées leur entraient dans la chair, et de vastes blessures infectées zébraient l’un d’entre eux avec fierté. La peste incarnée. Quand ce n’était pas des blessures, c’étaient de drôles de peintures macabres qui recouvraient leurs poils, leur visage décharné. Chacun d’eux avait une arme de fortune, toute aussi tordue que leur apparence : batte fichée de lames de rasoir, tuyau de fer garni de bitume et même une tronçonneuse rouillée à la chaîne aiguisée. Ils se glissèrent juste devant Jasper qui ne recula pourtant pas plus, jetant un œil derrière eux avec inquiétude.

— Vous voilà bien seuls, hé, les gars ! ironisa Jasper, toujours aux aguets. Où sont tous les autres ?

L’un des nouveaux venus siffla de rage, serrant sa patte griffue autour du bois de son arme.

— On n’sait pas, les sans-clans. On dirait qu’on nous a empêché de passer… Une grille s’est abaissée juste derrière nous, vous voyez c’que j’veux dire ?

Rubis semblait plus tendu que jamais, évaluant d’un coup d’œil la situation. Il avança enfin, une fiole dans la main.

— Une grille ? Il parait que tout le coin est rempli de pièges… Allez savoir ce qui s’est passé !

— Oui… maugréa un autre, claquant sa langue sur ces deux grandes dents jaunes. Il y a beaucoup de choses étranges qui arrivent quand nous passons sur votre minuscule territoire…

— Certains d’entre nous sont isolés et reviennent des jours plus tard, d’autres disparaissent… continua un autre, agacé.

— J’imagine que les pertes sont toujours inévitables… Mais que nous veut votre très grande et honorable famille ?

Leurs yeux chafouins fouillaient la pièce depuis qu’ils étaient arrivé, délaissant leurs hôtes sans même s’en cacher. Visiblement, le deuil d’autres anciens camarades était déjà bien vite oublié. Le museau en l’air, l’un d’eux pointa le coin de la pièce un peu plus loin, montrant du bout de son bâton de métal les matelas posés au sol. Vides.

Danaë, le dos contre la paroi de la pièce d’à côté, avait complètement cessé de respirer. Elle avait senti que c’était le moment de déguerpir, de se cacher… Alors elle avait rampé, traîné jusqu’à un autre recoin bien moins exposé à l’instant même où son sixième sens l’avait réveillé. C’était une toute petite pièce remplie de bric et de broc, de cartons empilés menaçant à chaque instant de tomber, sans aucune porte pour la protéger. La douleur dans ses mains s’était ranimée, et elle priait pour que ses plaies ne resaignent pas à nouveau. Soudain, une phrase la paniqua tout à fait.

— Une odeur de sang, le doc. Il y en a ici… La Nuée est venu prendre c’qui lui appartient de droit.

— Du sang frais, du genre appréciable, parfumé, d’un truc assez grand pour être vendu…

— Ou dévoré…

Ils frétillèrent rien qu’à cette pensée, oubliant totalement qu’ils n’étaient eux aussi plus que trois. Aussi grande soit la puissance d’un groupe immense, des éléments pris à part ne sont jamais que de pauvres hères désorganisés. Eux étaient plutôt du genre sûr d’eux, agressifs et pas bien futés.

Un silence. Danaë jeta un œil sur le côté. Elle avait une vue imprenable sur la table remplie de verrerie, et aussi sur Rubis qui se tenait droit comme un i.

— On n’fera rien à vot’groupe si vous nous donnez ce que vous avez trouvé, continuèrent-ils, menaçant.

Le rat blanc prit un air surpris. Il savait indéniablement bien jouer la comédie, se dit la jeune fille. C’était bon à savoir pour plus tard… Ses yeux rouges s’arrondirent avec toute l’innocence du monde.

— Vraiment, messieurs, vous faites erreur. Nous avons en effet trouvé quelques affaires tombées dans un trou, et peut-être y avait-il quelques odeurs qui pourraient vous attirer jusqu’ici… Mais rien qui mériterait votre intérêt, je vous assure…

— Et si c’était le cas, nous vous l’aurions apporté, comme nous l’avons toujours fait… continua Jasper.

Danaë n’arrivait pas à le voir, mais elle sentait une certaine crainte tout au fond de sa voix. Un silence raisonna, brutalement brisé par un renâclement qui faisait froid dans le dos.

— Nous avions conclu un accord, continua Rubis, visiblement dégoûté par le bruit.

— Ouai, ouai, c’est ça… fit une voix nasillarde. Mais qu’on nous la fasse pas à l’envers. Nous serons toujours au courant de ce que tu peux cacher, le doc.

— C’est pour cela que je ne vous cache rien, conclu-t-il d’un ton sec. Mais…

Il se força à radoucir sa voix, dans une modulation plus soumise. Et cela semblait monstrueusement lui coûter. Danaë était aux premières loges : son visage lisse et blanc sembla presque se tordre dans une grimace douloureuse, ses petits yeux rouges sombres se plissèrent, et un rictus bizarre se dessina sur ses babines gonflées. Il faisait profil bas, et n’avait pas le choix d’étouffer son égo qui semblait bien développé.

— Mais pour nous excuser du dérangement, continua-t-il, et pour que vous ne soyez pas venus pour rien… voici ce que l’un des votre m’avait commandé. Je vous le donne à vous, peut-être pourriez-vous un jour lui rapporter.

Il tendit la fiole et une main noire de crasse l’attrapa. Le rat blanc jeta un œil sur son gant, comme s’il inspectait que l’autre ne l’avait pas touché.

— Qu’est-ce que c’est que ça… ? dit le rongeur ébouriffé, semblant renifler le goulot. Danaë ne pouvait le voir mais entendait sa grosse respiration saccadée.

— Un fortifiant qui vous permettrait de récupérer de n’importe quel combat…

— Un fortifiant, hein ? Genre… pour être plus fort ?

— Ou ne plus sentir la douleur des blessures…

La jeune fille crut ressentir un frisson étrange parcourir la salle, alors qu’un léger sourire se dessina sur la face blanche de Rubis.

— Mouais, ok. On va dire que ça ira pour cette fois.

— Vous en avez d’autres, hey, dites ?! s’exclama un des deux rats un peu plus loin.

Le docteur secoua la tête d’un air presque contrit.

— Désolé, mais c’est tout c que j’ai pour l’instant…

— On reviendra, alors ! s’écria le rat déçu.

— Bien entendu. Mes travaux vous sont entièrement disponibles moyennant un faible prix…

— Et si on trouve le truc que vous cherchiez, promis, on vous le ramèn’ra illico ! conclut Jasper, pressé d’en finir.

— Vous avez intérêt…

— Littéralement intérêt, précisa le plus petit des trois. Vous serez hautement récompensés ! Nous avons tout un tas de privilèges donnés à ceux qui…

Un hurlement perça les murs, roula jusqu’à leur salle entrouverte.

— Pfouah, s’passe quoi encore ? On peut pas marchander tranquille ? gronda celui qui avait pris naturellement le rôle du chef, nettement plus pestiféré que les autres.

— On dirait qu’on vous appelle… chantonna presque Jasper, ravi.

— Ouai… Allez, c’est bon. Mais je vous préviens qu’on va revenir… La Nuée ne se calme pas aussi facilement…

— Et ne perd jamais ses proies ! argumenta un autre avec passion.

— Ce sera difficile de tout leur expliquer… marmonna le dernier, se grattant la tête de sa longue griffe jaunâtre.

— Vous nous en voyez désolés… conclut Rubis, sans en penser un mot.

Les trois silhouettes grommelèrent et reculèrent tout à fait. Les deux sous fifres s’étaient déjà rapprochés avec intérêt de la petite flasque que tenait le premier. La bruit de la porte claqua ; Jasper l’avait tout de suite rabattue derrière eux. Mais par-delà le lourd pan de bois, on entendait déjà l’écho de leurs trois voix s’échauffer. Visiblement, ils n’étaient pas tous d’accord à qui reviendrait la précieuse fiole.

Jasper et Rubis soupirèrent enfin, et Danaë ressortit sa tête de sa cachette.

— C’est qu’elle en a de la ressource, la petite ! fit Jasper, un large sourire lui remontant les moustaches, levant le pouce pour la féliciter.

— Tais-toi, ordonna Rubis, toujours sur le qui-vive.

Ses grandes oreilles roses étaient tendues, à l’écoute des bruits extérieurs. Enfin, il hocha la tête.

— Ils sont partis.

— On rouvre la grille ?

Rubis secoua la tête.

— Mais les trois gus ne vont pas pouvoir partir, et on va devoir encore se les taper… grogna le gros rat marron.

— Ils ont d’autres choses à penser… le partage est l’un des principaux problèmes de la Nuée. Attendons qu’ils oublient.

— Et la centaine d’autres qui attend… ?

— Ils partiront petit à petit.

— Pffff… Je n’en peux plus de ces dégénérés…

— Nous devons faire avec, Jasper.

— Peut-être, doc… Mais la prochaine fois, il faudra bien plus qu’une grille pour les arrêter !

Ce dernier hocha la tête d’un air sombre.

— Prions pour qu’il n’y ait pas de prochaine fois. Je dois trouver rapidement une autre façon de les empêcher de rentrer. Ou de les diviser…

Un silence pensif repris enfin possession des lieux.

— Alors ? demanda Jasper.

Ils se retournèrent une nouvelle fois vers la lycéenne qui n’avait pas encore bougé.

— Le placard est confortable ?

Danaë jeta un œil derrière son épaule.

— Je dirais que ce n’était pas si mal…

Jasper éclata de rire et attrapa la jeune fille sans ménagement. Sans même pouvoir refuser, elle fut transportée illico jusqu’au sommier. Enfin assise, elle glissa une mèche derrière son oreille encore toute collée de sang séché.

— Pourquoi ? Pourquoi ne pas m’avoir livrée ?

— A quoi cela nous servirait-il… ? interrogea le rat blanc d’un air curieux.

— Vous voulez dire… vous voulez dire que je sers à quelque chose ici ?

— Peut-être…

Le rongeur immaculé fit un petit sourire mystérieux. La lycéenne frissonna, ne sachant si cela était pour rire ou pas. Les yeux sanglant de la souris blanche étaient insondables ; difficile alors de connaître ses véritables intentions. Ce dernier s’approcha d’elle, ses chaussures vernies claquant sur le sol de pierre. D’un geste, il demanda à Jasper de nettoyer le sol. Plus loin par terre, plusieurs traces avaient en effet marqué l’entrée et rappelaient la présence des trois étranges mercenaires. Cela ne lui plaisait guère.

— On a à parler, insista la jeune fille.

— Oui.

Le regard perçant traversa les petites lunettes du rongeur, mais il n’en dit pas plus.

— Ramenez-moi à la surface.

Elle avait posé ses mots avec assurance, les mains serrées contre ses genoux. Et elle craignait la réaction des deux rongeurs qui la fixaient longuement.

— Bien sûr, je vous remercie grandement pour votre aide, reprit-elle d’une voix plus douce. Mais je sens bien que le danger guette et…

— Car tu penses que y’a pas de dangers en haut ?

Jasper éclata à nouveau de rire.

— …et je ne voudrais pas vous attirer d’ennuis.

Un air sombre tomba à son tour sur la face marron du gros rat.

— Des ennuis ? On va déjà en avoir grave.

Il appuya sur le dernier mot d’un ton amer, mais Danaë l’ignora. Elle fixait Rubis d’un air interrogateur. Ce dernier avait décidé de s’écarter en plein milieu de sa tirade et pianotait encore sur le clavier dissimulé dans un coin de pierre. D’un coup, l’écran caché parmi les ombres s’alluma en grésillant. Quelques images floues, de gris et de noir, semblaient défiler à sa surface. Enfin, le rat blanc se figea en les regardant, la main sous le menton, comme plongé dans sa réflexion. Jasper se racla la gorge pour le réveiller, mais il ne broncha pas.

— Tu n’es pas prisonnière, gamine. Tu vois la porte, là. Suffit de l’ouvrir et de partir.

Jasper fit un signe vers la sortie, mais Danaë ne prit pas la peine d’essayer. Les trois inquiétantes créatures de tout à l’heure étaient encore bien trop proches…

Rubis se mua d’un coup, glissant jusqu’à elle d’un pas décidé. Il s’accroupit enfin pour se mettre à sa hauteur.

— Vous ne pouvez pas encore partir, jeune fille.

Elle hocha la tête d’un air entendu, surprise par son air profondément inquiet.

— Je vois.

— Mais quand la voie sera libre, nous vos indiquerons par où passer, et comment retourner là d’où vous venez.

— Merci…

La lycéenne plongea dans son regard rouge et perturbant. Ses lunettes glissèrent légèrement sur son museau, mais il ne les remonta pas. Il cache quelque chose, c’est sûr et certain, se dit la jeune fille en fronçant les sourcils. Mais elle ne répliqua pas et lui décocha un léger sourire entendu.

____

— Tu es dans les profondeurs de l’ancienne ville. Ici, on a accès à tout : hôpital, restaurant, shopping… Les tunnels possèdent une sortie aux quatre coins des centres les plus importants pour notre survie. En somme, c’est l’endroit parfait pour vivre.

— Parlez pour vous… maugréa Danaë, sentant déjà le manque de lumière affecter son humeur.

Jasper battit ses longs cils velus dans un signe de désapprobation. Il s’était porté volontaire pour expliquer un peu les règles de survie dans le coin, et s’était assis en tailleur sur le matelas voisin, un air débonnaire sur le visage.

— Tu sais, c’pas facile pour tout l’monde, hein. Personne n’sait vraiment ce qui s’passe, mais t’sais… faut bien survivre quoi.

Danaë hocha la tête, jouant nonchalamment avec le bandage de sa main.

— Vous voyez dans le noir… ? Enfin… je sais que vous avez des torches, tout ça… Mais un peu ? demanda-t-elle enfin, curieuse.

L’ombre qui contrôlait tout le territoire était angoissante, mais ne semblait pas déranger les deux rongeurs qui vivaient là. Elle les avait vu se glisser vers des endroits beaucoup moins éclairés, attraper des objets cachés dans le noir impossibles à repérer. Soit ils connaissaient par cœur les lieux (ce qui était fortement possible), soit ils étaient aidés.

— Avec nos yeux d’rats, tu veux dire ?

Il secoua la tête.

— On sent mieux, on voit mieux, ou en tout cas j’l’imagine. Mais on reste limités par rapport à de vrais rats.

— …Il existe encore de vrais rats ?

Danaë était surprise. Elle pensait que, par magie, tous les animaux avaient été transformés en…eux, et qu’il ne restait donc rien de ceux d’avant. Mais en fait, elle n’y avait pas vraiment réfléchi. Jasper, comme à son habitude, éclata de rire.

— Bien sûr ! Tout un tas ! Les animaux normaux n’ont pas disparu…

— Ils sont devenus plus rares, peut-être ?

— Tu crois vraiment que je le sais ?

La jeune fille secoua la tête. Tout cela lui semblait tellement incroyable qu’elle ne savait pas quoi en penser.

— Attention, ils pourraient bien venir te grignoter pendant que tu dors…

La lycéenne ria à son tour, aucunement effrayée.

— Je n’ai pas du tout peur des souris et des rats.

— Et des araignées… ?

Danaë frissonna.

— Je… Elles aussi ont été transformées ?

Jasper secoua la tête.

— Ni ça, ni les insectes. Si c’était l’cas, ce monde serait encore bien plus différent.

— Différent d’avant ?

Le gros rat fixa la jeune fille, secouant l’une de ses grosses oreilles.

— De ce que j’peux m’en souvenir, en tout cas.

— Tu te souviens d’avant… ?

Il hocha la tête.

— Tout le monde se souvient, en fait… Mais personne ne comprend vraiment c’qui est arrivé. C’comme si on avait rempli ta tête de tout plein de bouts d’histoires, et qu’on l’aurait secoué pour tout mélanger. Tout est embrouillé et ne ressemble à rien. Certains ont même des voix dans la tête qui leur murmurent des choses étranges… Et tout ça n’a aucun sens…

— Des voix… ?

— Tu vois Rubis ? Il essaye de savoir c’qui a bien pu se passer. Il m’dit qu’en étudiant les gens, peut-être qu’il comprendra enfin des trucs…

— Comprendre des trucs… soupira Danaë.

— Yep. Autant te dire, on n’est pas sorti d’l’auberge !

Un large sourire barra son visage brun et poilu. Il y avait quelque chose d’affable, presque de fraternel dans son air rieur. Décidemment, il peut changer du tout au tout.

— Allez, tu devrais dormir, finit-il par dire en lui tapotant le genou.

La lycéenne se rallongea sur le matelas, relevant un drap usé sur son épaule. Elle attendit quelques instants, mal à l’aise : le gros rat marron semblait la regarder, les yeux luisants braqués sur elle.

— Jasper, je pense que tu devrais la laisser.

La voix du docteur raisonnait dans la salle malgré le ton bas utilisé.

— Et vous, vous ne dormez pas ? osa-t-elle demander d’un ton désintéressé.

Seules les torches éteintes servaient à repérer le jour et la nuit, ici. Ils se retrouvaient donc tous les trois dans la pénombre, avec juste quelques bougies laissées là comme source lumineuse. Cette fois, c’était les deux yeux rouges de Rubis qui la percèrent dans le noir.

— J’ai un peu de travail, ne vous inquiétez pas. Reposez-vous, vous en avez besoin. Demain sera un autre jour, et vos blessures iront déjà mieux.

— Bonne nuit alors, clama-t-elle, plus détendue.

— Dormez-bien, jeune fille.

Sa voix lui parut presque douce, rassurante. Alors, elle ferma les yeux en soupirant.

Quand elle rouvrit les yeux, il était impossible de savoir l’heure qu’il était, ni combien de temps elle avait dormi. Son corps malgré-tout semblait enfin reposé et l’avait abandonnée, dans un complet lâché prise. L’envie de bailler et de s’étirer était devenue irrésistible, et Danaë bougea enfin. Autour d’elle, ni rat blanc, ni souris marron : elle était seule dans la pénombre matinale. Les torches étaient désormais entièrement rallumées, et son ventre criait famine. Pire que cela, elle sentait l’envie impérieuse d’aller au petit coin. Elle se dressa enfin, se servant de ses mains sans vraiment y faire attention. Aucune douleur. La jeune fille jeta un coup d’œil à ses bandages qui venaient d’être changés. Mais comment avait-il fait cela sans la réveiller ? Sans vraiment plus s’en inquiéter, elle se glissa dans la petite pièce terreuse qui servait de sanitaire. On pourrait penser que l’apocalypse était sale, encore plus accompagnée de rongeurs. Il n’en était rien, ou tout du moins dans la petite bâtisse aménagée du Doc. Des toilettes sèches avaient été installées, régulièrement recouverte par des copeaux de bois. Une vraie litière à rat ! Et c’était Jasper qui les vidait régulièrement, prié par un Rubis un peu trop maniaque. Le plus drôle était le battant de la cuvette étrangement arrangé, placé dans une étrange position. Jasper lui avait expliqué que c’était un repose-queue, pour un confort maximal pour tous les rongeurs invités. Hormis cette petite préciosité, l’endroit était assez étouffant, au plafond poudreux percé de nombreuses racines. Même si la végétation se faisait moins présente dans les sous-sols, elle y avait laissé sa marque.

Danaë était assise sur le petit bloc de bois, soupirant d’aise. Soudain, un bruit. On l’interpellait dans la salle principale. La jeune fille se pressa, chercha un bout de papier quelque part. La crise touchait des choses réellement insoupçonnables. Embarrassée, elle arracha un autre morceau de son sac qu’elle ne quittait jamais. Ce dernier se réduisait comme peau de chagrin. Enfin, elle renfila son jean troué, renversa quelques louches dans le bac.

— Mademoiselle Danaë ? raisonna un peu plus loin une voix impérieuse.

— Oui, oui, j’arrive ! s’exclama-t-elle, grinçant des dents.

Elle se précipita dehors, remontant sa braguette en même temps. Rubis sembla repérer le geste, levant un sourcil interloqué.

— Nous devons vous donner vos médicament…

— Mes… médicaments ?

Elle fit les yeux ronds, interloquée.

— La guérison est rapide car vous suivez mes prescriptions.

— Je… je pensais que ça irait tout seul…

Le rat blanc secoua la tête, lui intimant de s’assoir devant lui. Elle s’exécuta sans broncher, ravalant sa salive. Son inquiétude se révéla justifiée quand il s’approcha d’elle, une seringue entre ses doigts gantés.

— Encore une piqure… ?

Rubis la fixa d’un air sévère, redressant ses lunettes d’un coup du majeur.

— Vous ne voudriez pas que tout cela s’infecte ?

Moui. Rubis avait beau toujours avoir cet aspect impeccable, cette politesse presque hautaine et cette prestance de souris noble, il n’en était pas moins bizarre. Toujours fourré avec ses produits, toujours à vouloir la piquer… Il ferait des tests tordus sur elle qu’elle n’en serait pas étonnée. Elle n’avait pas encore trouvé la force de le lui refuser, mais elle n’aimait guère ne pas savoir ce qu’il lui injectait. Difficile de lui reprocher quoique ce soit alors qu’il lui a plus ou moins sauvé la vie ; difficile de lui faire décocher des explications derrière son sourire et ses petits yeux rouges. Car malgré toute sa délicatesse, il semblait définitivement prendre la jeune fille pour une personne qui n’y comprendrait rien. La lycéenne leva les yeux au ciel, refusant de regarder l’aiguille plantée dans sa peau. En y réfléchissant, c’était pour l’instant un problème moins grave que les tarés de dehors qui voulaient la croquer.

— C’est fini, conclut le rongeur d’une voix aimable.

Il passa doucement un morceau de coton, d’une main légère. Danaë ne pouvait s’empêcher de fixer ces doigts agiles cachés sous le tissu, sans doute roses et terminés par une griffe pointue comme ceux de Jasper. Impossible de le savoir, puisqu’il ne quittait jamais ni ses gants, ni même sa blouse blanche. Il semblait y tenir comme à la prunelle de ses yeux.

— Un problème, jeune fille ? demanda-t-il soudain sur le ton d’un proviseur de lycée.

Elle sursauta, le dévisagea d’un air embarrassé.

— Il parait que vous faites des recherches sur ce qui s’est passé ?

Le regard de Rubis s’agrandit de surprise, puis son museau remua, gêné à son tour.

— Je n’ai pour l’instant rien trouvé de probant… hésita-t-il à avouer.

Danaë secoua la tête.

— Vous devez bien vous souvenir de quelque chose…

Le rat se leva. Il avait détourné son visage comme pour la fuir.

— Vous devriez vous reposer… soupira-t-il enfin, lui tapotant le bras.

— Mais… Et les autres humains ?!

La lycéenne avait levé la voix, suppliante comme jamais.

— J’étais venu pour retrouver ma famille, pour découvrir ce qu’il reste de ma maison…

— Votre maison ?

Rubis se retourna vers elle, le coton tâché de rouge encore serré entre ses doigts. Sa longue queue s’agitait derrière lui, malgré le calme olympien qu’il semblait afficher. Cette dernière s’arrêta tout à fait quand elle buta contre le pied de la table et s’enroula autour.

— Je voulais y jeter un œil… trouver des indices…

— De là où ils pourraient se trouver ?

La jeune fille murmurait désormais, la tête baissée, comme frappée par la honte. Ou le désespoir.

— Je ne suis pas bête, je me doute bien qu’ils n’y seront pas.

— Oubliez. Oubliez totalement ce projet, lui ordonna-t-il d’un ton sévère, les sourcils froncés.

Il s’était soudainement penché au-dessus d’elle, la dominant tout à fait, sa patte sur le dossier. Elle avala sa salive, se blottit contre le dossier dur.

— Mais pourquoi ?! répliqua-t-elle, éberluée.

Il se déroula lentement, fit un pas en arrière en sifflant entre ses dents d’un air agacé.

— Vous voulez vraiment finir mal…

Danaë se redressa d’un bon, libérée. Elle attendit quelques instants la fin de son explication, mais visiblement c’était peine perdue. Il lui tournait le dos désormais, comme consciencieusement absorbé par le rangement de ses bouteilles éparpillées. Il fuyait, encore une fois.

— Ok, finit-elle par conclure, ironique.

Elle retourna vers les matelas, son point de replis préféré. Il lui en fallait un peu plus pour renoncer à retrouver ceux qu’elle chérissait.

— Et bien… Y’a bien les cur’tons… Paraît qu’ils ont déjà croisés plusieurs humains !

La voix aigüe de Jasper claqua dans l’air comme un fouet. Il venait de rentrer, sans doute revenu d’une de ses rondes régulières, les bras chargés de feuilles, de racines et de paquets en tout genre. Il fit l’un de ses larges sourires habituels, puis déposa ses affaires en poussant les fioles de la table dans un concert de tintements. Rubis grogna de protestation.

— Je ne suis pas sûre qu’il faille en parler… marmonna le rat blanc, attrapant comme il pouvait les bouteilles de verre roulant vers le vide.

— Pourquoi le cacher ?! s’étonna Jasper avec enthousiasme.

— Je ne cache rien… continua de marmonner le doc, les dents serrées.

Danaë observait la scène sans comprendre. Pourtant, elle avait bien entendu. Des humains, quelque part ?! Elle devait y aller.

— Qui ça ? posa-t-elle d’une voix blanche.

— Rhaaa…

Rubis se posa la main sur son front blanc, secoua la tête d’un air énervé.

— Ça va, j’ai rien dit… soupira Jasper, les oreilles basses.

— Je te laisse arranger ça ! coupa-t-il d’un ton sec, le doigt pointé vers Danaë.

Ça ?! Elle se sentit vexée un instant. Puis, son excitation reprit le dessus.

— Jasper ! supplia-t-elle.

— Ok, ok. Attend une seconde.

Le gros rat marron alla décharger le sac pendu à son épaule dans le cellier qu’elle avait déjà visité.

— Et bah, tu viens pas ?

La jeune fille se glissa à nouveau dans la petite pièce encombrée. Décidemment, Rubis ne devait jamais y mettre les pieds : c’était un véritable foutoir.

Aussitôt, Jasper baissa d’un ton, comme pour cacher à son ami ce qu’il avait à dire.

— N’attends rien du doc, il ne t’aidera pas à partir.

Le cœur de Danaë se serra, mal à l’aise. N’avait-il pourtant pas dit l’inverse et qu’elle pourrait s’en aller dès que le danger était écarté ?

— T’es bien trop précieuse pour ses recherches, continuait Jasper, ses moustaches frôlant presque les joues de la jeune fille. Son haleine rance la frappa de plein fouet, comme une vague acide sur la falaise de son visage.

— Quoi ? réussit-elle à cracher du fond de sa gorge.

— T’inquiète, j’te dis. On trouvera bien un truc à faire !

Il lui fit un clin d’œil complice qu’elle ne savait pas comment interpréter. Finalement, elle hocha la tête sans rien rajouter. D’un geste rapide, elle empêcha l’une des nombreuses boîtes empilées de tomber, puis s’éclipsa rapidement, rejoignant à nouveau la salle principale, Rubis et sa table adorée.

Elle se rassit, la tête basse, le cœur battant sa poitrine à tout rompre. Les quelques mots de Jasper dans la réserve avaient fait l’effet d’une bombe : était-elle prisonnière ? Et pourquoi avait-il l’air si nonchalant ? Que voulait dire ce clin d’œil ? Elle fixa un instant Rubis qui continuait à travailler derrière son mur de verre aux fioles clinquantes. Elle ne sut pas pourquoi mais elle pensa subitement à Mignonne, Taiga et les autres. D’Artagnan, qui lui aussi savait lancer des clins d’œil bien plus rassurant et amicaux que le rongeur, qui était tombé devant elle frappé en pleine tête. Était-il seulement en vie ? Et Diablo ? Elle se remémora un instant l’instant où le félin avait sauté sur elle pour la faire taire. Pour la sauver. Elle le revit bondir vers la bâtisse qui explosa quelques secondes après. Ses beaux yeux mordorés luisant dans le noir étaient désormais à jamais éteint. Deux étoiles fanées dans la poussière de ce monde détruit et sauvage. Si même lui était mort, que pouvait-elle espérait de sa famille, de ses amis ? Elle serra le bout de son sac de toute ses forces, au point de réveiller à nouveau la douleur de ses blessures. Une larme coula le long de sa joue, suivit l’arrondie de sa pommette pour s’écraser tout à fait à la commissure de ses lèvres. Elle avait le goût salé du désespoir. D’un coup, une douleur, plus sourde, remonta de ses entrailles, poussa jusqu’à sa gorge comme un cri retenu. Elle enfouit sa tête entre ses bras, tentant vainement de cacher son visage sanglotant. Pourtant, elle pleurait tout à fait : elle pleurait son arrivée dans ce monde fou, elle pleurait la perte de tous ses repères, la disparition de ses premiers amis, d’être enfermée ici et définitivement complètement impuissante. Ses larmes lui barbouillaient le visage, pénétraient les bandages de ses bras. Son dos tressauta.

— Il y a un problème ?

La voix paniquée de Rubis lui arrivait à moitié étouffée dans le cocon de ses bras. Elle sentit sa main l’effleurer, se poser sur sa moelle épinière. Elle frissonna. Que valait une main amicale si elle n’était qu’intéressée ?

— Jeune fille, vous avez mal ?! continua à demander le rat blanc, sa voix emplie de supplications.

Danaë leva enfin la tête et aperçu les yeux inquiets du rongeur. Il s’était penché sur elle comme sur un enfant qui pleure, et tentait désespérément de deviner ce qui pouvait arriver. Il lui attrapa enfin les mains, les jambes, vérifia qu’aucune blessure ne saignait. Son museau remuait de panique, ses oreilles rondes frétillaient à chaque pensée effleurant son esprit. Elle secoua la tête et sécha ses joues mouillées d’un revers de la main.

— Non non, ça va.

Rubis s’arrêta un instant, complètement dépassé. Il lui attrapa enfin le poignet et s’approcha doucement.

— Vous voulez un autre médicament ? murmura-t-il, comme pour l’apaiser.

Elle voulu lui répondre sèchement, mais fit un léger sourire pour le rassurer.

— Non, ça ira… Juste, la fatigue…

Il lui passa une main sur le front, comme pour juger sa température, dans un réflexe attentionné. Comment pouvait-il bien sentir la température à travers des gants ?

— Je comprends. Vous devez vous reposer.

Son ton était volontairement doux mais ferme, modulant avec des intonations plus graves qu’à l’accoutumée et lui donnant la sensation de compter. Quel dommage que ce ne soit pas pure charité, se dit la jeune fille. Elle s’allongea tout de même, se laissant dorlotée, son cœur tiraillé entre gratitude et crainte mêlée de colère. Tant pis, il faudra bien faire avec ce qu’on lui donnait. Elle ne s’était pas attendue à une telle réaction de sa part et trouvait son air affolé presque touchant, mais elle ne comptait pas rester moisir ici pour autant.

****

Danaë attrapa son sac et rajouta quelques paquets que Jasper lui avait laissé de son côté. Ses doigts glissèrent sur les affaires à l’intérieur, sur le papier lisse des barres de céréales, sur le bois vernis et abîmé de l’effaceur de tableau qui gisait encore tout au fond. Elle était désormais décidée : elle n’attendrait pas le feu vert du doc qui ne viendra peut-être jamais. Cela faisait déjà quelques jours qu’elle dormait avec eux, éternellement enfermée entres les quelques pièces disponibles sans sortir dans les vastes souterrains. Peut-être que cela ne dérangeait pas Rubis, lui aussi toujours à errer entre deux pas de porte ou à réfléchir silencieusement devant son petit laboratoire de fortune ; mais elle, elle avait du mal à le supporter. Elle proposait plusieurs fois d’accompagner Jasper, de les aider à trouver de quoi se substanter, mais impossible à les convaincre. Tout ce qu’elle avait le droit de faire, c’était d’accepter les soins proposés et de dormir. L’ennui le plus horrible, le plus lent, qui ne lui permettait pas de penser à autre chose qu’aux malheurs qui lui arrivaient et aux morts rencontrés. Elle tournait en rond comme une souris dans sa roue – c’était le cas de le dire.

Rien d’autre ne bloquait la porte principale quand elle déverrouilla le loquet. La porte grinça, s’ouvrit lentement vers le noir le plus complet. Non sans un petit regard vers la pièce où se trouvait depuis des heures le rat blanc, Danaë se glissa enfin dans le couloir de pierre, son sac rempli de victuaille et de bandages toujours serré contre sa taille. Jasper était partit faire un tour, et elle ne savait pas quand il reviendrait : elle devait se dépêcher pour ne pas tomber dessus. Alors, la gorge serrée, elle attrapa la lanterne qu’elle avait discrètement emprunté à l’entrée, alluma les bandes LED qui se reflétèrent aussitôt sur les parois creusées. Un premier pas, puis un autre, plongeant vers les abysses noirs et humides. Rien ne résonnait au-delà de la profonde obscurité hormis les quelques gouttes, sages et régulières, qui dégoulinaient de certains plafonds craquelés par les lierres. Elle jeta un œil encore derrière elle : pas un mouvement, pas un bruit. Même pas les deux petits yeux rouges de Rubis qui auraient surpris sa fuite et percé le noir. Elle était à nouveau libre, et elle ne savait pas trop quoi faire. Ni où aller. Alors elle prit des tunnels au hasard, des chemins tortueux qui l’inspiraient. Le bruit de sa respiration lui sembla plus forte. A moins que ce ne soit pas la sienne…

— T’en as mis, du temps ! raisonna une voix enjouée.

Juste devant elle se découpait dans les ombres une grosse silhouette qui lui était désormais familière. Son cœur s’arrêta, et elle pensa faire une syncope.

— Ne fait pas cette tête, je t’attendais… continua la petite voix aiguë, lui donnant des frissons.

C’était Jasper, qui était assis là, dans le renfoncement d’un mur. Il avait déposé à ses pieds un petit tissu et y avait disposé son casse-croûte ; et il semblait effectivement attendre quelqu’un tout en grignotant.

— M’a… m’attendre ?

Danaë était éberluée. Que faisait-il donc ici, à pique-niquer sans même être surpris par son arrivée ? Il se leva d’un coup, épousseta les miettes coincées dans son pantalon et, d’un coup de pied, écarta son installation.

— J’me doutais bien que tu prendrais le large. Surtout avec c’que j’t’ai dis la dernière fois. T’es loin d’être sotte…

La jeune fille hocha la tête mais ne savais pas à quoi s’attendre. Allait-il vouloir la ramener ou était-il juste venu lui dire aurevoir ?

— Je… je te remercie pour ton aide… osa-t-elle enfin.

Le regard de Jasper sembla s’assombrir, et un sourire triste barra son visage.

— N’me remercie pas encore, tu n’es pas tirée d’affaire.

Il laissa un court silence passer, puis repris d’un ton plus enthousiaste :

— Mais j’suis venu pour te filer un coup de main !

— Pardon ?

La voix de la lycéenne commençait elle-aussi à partir dans les aigus, tellement sa surprise était grande.

— Allez viens, suis-moi. Va pas m’dire que tu savais où t’allais ?

Elle secoua la tête, un peu honteuse.

— C’est l’tout pour le tout, pas vrai ?

La souris lui tourna le dos tout à fait, sa large silhouette s’effaçant presque dans le noir.

Danaë lui avait emboité le pas. Elle devait parfois presque courir pour ne pas le perdre dans les nombreuses galeries sinueuses, et l’appela même quand elle crut le perdre, gênée par des branchages enchevêtrés en plein milieu du chemin. Le gros rongeur était visiblement bien plus agile qu’elle, et avait décidé de ne pas lui faciliter la tâche : d’habitude si volubile, il avait complètement arrêté de lui répondre à ses incitations. Il n’était devenu qu’une grande ombre noire qu’elle suivait aveuglément et qu’elle pouvait perdre à chaque instant.

— Jasper !

Peut-être voulait-il se débarrasser d’elle ? S’assurer qu’elle ne reviendrait pas les embêter en la perdant au plus profond de la terre ? Elle secoua la tête pour chasser ces pensées noires et sans aucun sens. Quelques échos de cris et de grincements la tirèrent totalement de sa réflexion, l’obligeant à se concentrer sur le lieu de son passage. Le coin était devenu plus étroit, composé d’une longue galerie ronde rappelant tout à fait des égouts. Ou un tunnel secret. Quelque chose la stoppa net, comme attrapée par une main invisible. C’était son sac, toujours attaché à sa taille, qui s’était pris dans une vieille barre rouillée dépassant à moitié du mur. Elle fit un pas décidé, et le sac craqua. Au loin, la silhouette du gros rat s’effaçait totalement.

— Jasper ! continua-t-elle de crier.

Silence.

Elle se dégagea sans ménagement, essayant de faire glisser le morceau de tissu sur le métal rougeâtre. Enfin, elle se libéra complètement, se mit à courir sans voir ce qu’elle faisait tomber de son baluchon. Pas le temps de pleurer pour deux-trois barre de Mars, sinon Jasper allait véritablement la laisser pourrir dans cet endroit. Elle glissa cependant sa main sur le drap rafistolé, vérifia qu’aucun trou n’avait trop endommagé le tissu abîmé. Encore à manger, et toujours le bois rassurant que ses doigts effleuraient : aucun problème de ce côté. Elle ne vit pourtant pas la toute petite patte, fine et rosée, qui attrapait la biscotte qu’elle avait laissé tombé là. Ni le museau dénudé et extrêmement long qui renifla vers elle, avant de plonger sur la nourriture ramassée.

Danaë avait réussit à rattraper le gros rat qui l’attendait plus loin, les bras croisés. Elle suffoquait, le cœur battant, et s’arrêta pour essayer de retrouver son souffle.

— Pourquoi tu ne répondais pas ?! essaya-t-elle d’articuler tant bien que mal.

— Chhhht.

Le rat avait posé l’un de ses doigts griffus sur ce qui lui servait de bouche pour l’inviter au silence.

— Nous ne sommes pas loin…

Il resta mystérieux sur ce dont il parlait, mais Danaë se doutait que c’était quelque chose de dangereux. Malgré tout, Jasper semblait confiant, presque contant.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la jeune fille en chuchotant.

— J’te dirais ça tout à l’heure… répondit-il avec autant de mystère.

La lycéenne ne savait pas où elle allait, et elle commençait à ne pas aimer ça. Se faire trimballer à travers les sous-sols, ok. Mais pas comme ça, pas en courant à moitié et en devant se taire pour, comme par hasard, l’empêcher de lui poser des questions.

— On va dehors ?

Jasper hocha la tête et continua d’avancer. Pourtant, quelque chose clochait. Il ne semblait pas à la jeune fille d’être monté tant que ça, et la végétation n’était pas aussi présente qu’elle pouvait le supposer. Il devait rester bien de bons mètres avant d’arriver à la surface.

— Tu es sûr ?

— Mais oui !

Sa voix était teintée d’agacement. Visiblement, il n’aimait pas être remis en doute. Il continua :

— Mon instinct sait parfait’ment où il va.

Un léger vrombissement semblait raisonner dans les murs, mais impossible de savoir d’où cela venait. Une rivière ?

— Va là !

Jasper lui tendit la main pour l’aider à grimper un monticule de pierre. Il la poussa jusqu’en haut, l’obligeant à prendre la tête, et la fit glisser dans un autre tunnel. Il était si petit qu’elle dû s’y avancer à quatre pattes.

Le tremblement continuait, et de plus bel. Cela ne ressemblait pas à de l’eau ; et elle crut parfois entendre quelques éclats de voix. La peur monta en elle. Si c’était une marée, cela devait être une marée vivante !

Elle tourna la tête pour prévenir Jasper, mais elle lut dans ses yeux qu’il était parfaitement au courant.

— Avance !

Plus de sourire si ce n’était celui de l’appât du gain. Plus de clin d’œil, si ce n’était pour mieux la berner. Elle voulut faire demi-tour, redescendre de ce boyau sombre et étriqué, mais il la retint de sa main griffue. Impossible de reculer.

— Ils t’attendent…

— Jasper, qu’est-ce que tu fais ?!

Le rat marron secoua la tête d’un air presque désolé.

— Ne l’prend pas pour toi, gamine. Mais la Nuée est bien trop dangereuse pour n’pas l’écouter. Rubis n’s’en rend pas compte, mais dit-toi que c’est juste pour pas s’attirer d’ennui…

Ses griffes se plantèrent presque dans sa cheville.

— Avec de la chance, ils ne te feront pas de mal…

La panique envahit le corps de Danaë tout entier, et un étrange frisson lui parcourut l’échine. Son sang bouillonna. Non, il était hors de question. Il ne pouvait pas la trahir ! Un grondement raisonna dans sa cage thoracique, et elle donna le coup de pied le plus admirable de sa vie. Même Jasper en fut surpris, cogné en plein de la babine, et la lâcha. La jeune fille en profita aussitôt pour s’échapper, courant sur les genoux avec ses mains abîmées. Pourtant, elle ne sentait absolument rien ; elle ne pensait à rien. Sauf de ne surtout pas se laisser faire et de sortir d’ici.

— Revient-là ! glapit Jasper, décontenancé.

Danaë fonça tout droit dans le seul chemin de terre. Plus elle avançait, plus elle entendait distinctement les voix grinçantes des rats s’approcher. Elle était prise au piège. Derrière, Jasper la filait au train, sûr de pouvoir la rattraper. Déjà le bout du tunnel semblait se rapprocher : sans doute devait-il donner directement vers une salle de la Nuée. Comment faire ? Elle déglutit et se protégea d’un petit éboulement au-dessus d’elle, frottant ses cils empêtrés de terre. Je suis fichue.

Soudain, quelque chose agrippa son pull, l’étranglant presque en la soulevant tout à fait. Elle sembla comme engloutie par la terre, et se crut enterrée vivante. De la glaise mêlée de poussière et de sable rentra dans sa bouche, l’obligea à fermer ses yeux, l’empêcha de respirer tout à fait. Elle était en train d’étouffer, écrasée sous des kilos de substrats et de pierre.

Je vais mourir…

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