Ensevelis

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Cher Journal,

Ça fait longtemps que je n'ai pas rempli ces pages. Après-tout, le papier n'est plus vraiment à la mode... mais quand je t'ai retrouvé sous la poussière de mon bureau, je n'ai pas résisté à te relire. C'était il y a 4 ans, j'étais au collège ; (haha, j'ai réussi à caser un point-virgule, trop classe !) j'étais naïve, un peu bête aussi. Finalement, pas grand-chose n'a changé, hormis 4 ans passés. Les profs sont toujours pareils, les parents restent les mêmes... Et puis moi. Moi, je ne sais pas. J'ai déménagé il y a déjà longtemps, et j'ai perdu mes amis de vue. Je m'en suis fait d'autres, car la vie continue.

Ce matin, on m'a demandé ce que je voulais faire. Ce que je voulais devenir. Devenir ? Devenir quoi ? Je ne vois pas du tout ce que je peux faire. Mon flux est rempli d'articles pessimistes, de catastrophes et de guerres... Alors, je n'ai pas su quoi répondre. J'ai coché des cases au pif, et puis ça me ronge... C'est à ce moment que je t'ai trouvé. Peut-être qu'écrire va m'aider à réfléchir. Car là, tout de suite, j'ai juste envie de ne rien faire, de jouer sur mon PC. D'oublier tout ça et de trouver enfin quelque chose qui en vaut la peine. Voyager dans des plaines imaginaires, voler à dos de dragon... Le reste ne m'intéresse pas vraiment. Je laisse ça aux autres du Lycée qui trouvent ça important.

Dana

Danaë tomba dans le vide, s’accrochant du bout des doigts à ce qu’elle pouvait. Ses ongles étaient à moitié arrachés, et la paume de sa main ne ressemblait plus qu’à une large blessure à vif. Pourtant, elle ne sentait pas la douleur qui lui perçait les os, lui tirait sur ses tendons déjà bien entamés. Les larmes lui brouillaient les yeux. On s’en fout, je suis dans le noir de toute façon, je ne vois plus rien… Elle allait mourir une bonne fois pour toute. Malgré tout, son instinct de survie l’obligeait à lancer ses membres au hasard tout autour d’elle, à s’abîmer un peu plus sur la roche.

Un choc sourd contre son épaule fit cesser le bruit strident qui avait continué à raisonner tout au fond de son crâne. Son corps entier roula sur le côté, déboulant sur une pente qui poursuivait sa descente vers l’inconnu. Elle se sentait comme dans une machine à laver, impuissante, tournant à toute vitesse jusqu’en bas. Un autre choc sourd lui fit tourner la tête, et elle poussa un petit gémissement étouffé. Le sol, plat, dur, caillouteux, juste en dessous d’elle, l’avait brusquement arrêté. Elle resta immobile, n’osant plus bouger, n’écoutant que le battement de son cœur alarmé mais pourtant bel et bien encore fonctionnel. Un miracle.

Plusieurs minutes passèrent, à moins que cela ne soit des heures. Au dessus, pas un bruit, pas un cri, aucun aboiement agressif qui pouvait lui rappeler que des ennemis la recherchaient. Et aucun appel, aucun miaulement, aucun de ces r roulés avec grâce comme Mignonne le faisait. Personne qui cherchait à savoir si quelqu’un était encore en vie dans ce trou noir. Elle ne savait pas combien de temps elle était tombée, et ne savait donc pas la distance qui la séparait de la surface. Et puis, peut-être qu’eux aussi, au dessus, ils étaient tous morts. Son cœur se serra à cette pensée. Elle avait vue la grenade plonger vers le mur où s’était glissé Diablo. Que pouvait-il en rester ? Il avait sans doute dû exploser avec le reste. Elle se souvint enfin de la chute de D’Artagnan, de sa silhouette s’affalant comme un poids mort. Elle gémit de douleur, à moins que ce ne soit de désespoir. Enfin, elle ouvrit les yeux.

Il faisait noir, certes. Pourtant, elle cru quelques temps pouvoir distinguer les amoncellements de pierre, la silhouette massive des murs et des piliers qui l’entouraient. Son visage collé de poussière et de sang, ses cils empêtrés de plâtre, la jeune fille se sentit enfin revenir à elle tout à fait. Elle bougea lentement sa main, le bout de ses doigts meurtris. C’était difficile, douloureux, mais elle y arrivait. Elle essaya de se redresser enfin, mais son corps entier refusa. Elle repoussa un gémissement, se bascula sur le dos. Ses os craquèrent de désapprobation, mais tout semblait encore fonctionner. Son épaule endolorie la lançait, et elle pouvait désormais sentir son poult à travers ses mains couvertes de sang. Mais rien ne semblait cassé. Elle attendit patiemment que ses forces reviennent, que ses esprits arrêtent de tourner. Au loin, un son étrange et cristallin résonnait. Cela ressemblait au clapotis de l’eau, à moins que ce ne fusse quelques gouttes d’eau tombant dans une flaque.

La jeune fille rassembla enfin ses forces et s’assit douloureusement contre une paroi invisible. Du bout de son baluchon, elle se frotta les yeux, s’enroula un bout de tissu autour de ses mains sans réussir toutefois à l’arracher du sac. Elle était aveugle, s’efforçant à tâtons de rassembler ce qu’elle pouvait, de sauver ses membres autant qu’elle pouvait. D’un coup, elle remua sa langue, vérifia qu’elle ne l’avait pas croquée. Sa mâchoire aussi semblait avoir survécu malgré le goût de sang et de terre qui afflua dans sa bouche. Et puis, d’un coup, ses yeux se plissèrent, distinguèrent une légère lumière éclairer les lieux. Des reflets jouèrent dans une flaque un peu plus loin, et elle pu enfin remarquer les vastes dalles qui composaient le sol. Les murs étaient en briques, et des racines avaient réussis à s’enrouler autour de quelques colonnes placées ça et là entre deux grandes arches. Elle était dans un sous-sol construit, peut-être même des égouts, et quelqu’un venait. Elle n’entendait pourtant pas de bruit de pas, mais cru déceler quelques murmures chuchotant à travers les murs. Et cette lumière qui s’avançait, l’éblouit presque quand enfin les arrivants déboulèrent devant elle. Elle ne chercha même pas à se cacher, une main devant ses yeux pour la protéger de l’éclat des flammes.

— Mais regarde qui v’la ! J’t’avais pas dit que y’avait du bruit, Rub ?

Deux étranges créatures s’avancèrent vers elle, la toisèrent du regard comme on évaluait une nouvelle trouvaille.

— Ouah ! Une humaine en plus ! continua la première bête, poussant un sifflement d’admiration. Tu sais combien elle pourrait nous rapporter ?

Danaë distingua leurs grandes oreilles rondes, leur museau pointu et frémissant. Celui qui parlait avait la voix aigüe, presque grésillante, ponctuée de petits claquements de dents et de bruits stridents. Ils étaient juste à côté, mais elle n’arrivait pourtant pas bien à voir le détail de leurs habits dans l’éclat de la torche. Tout ce qu’elle savait, c’est que celui qui parlait était un peu plus grand, plus large aussi, avec de petits poils marrons qui lui recouvrait tout le visage. Il tenait la torche et la secouait avec enthousiasme, tout en regardant son compagnon. Ce dernier était d’une blancheur immaculée, et seuls ses yeux rouges perçaient derrière des lunettes rondes où se jouaient le reflet des flammes. Il ne répondit pas mais hocha la tête, semblant dans l’expectative de sa découverte.

— Elle ne semble pas bien en point… On risque pas de s’faire une fortune avec…

— Pour ce qu’ils en font… murmura presque le rat blanc.

Danaë ne distinguait qu’une partie de leur anatomie, mais elle ne pouvait pas se tromper : c’était bien des souris, des rats, bref des rongeurs qui se tenaient là, rappelant vaguement le visage étrange de Scouic. Le premier lui attrapa le poignet, le releva comme pour juger de son état. Ou de sa fraîcheur… Il la lâcha pour voir retomber son bras mollement à côté d’elle.

— Ça doit être à cause de la détonation du d’ssus de tout à l’heure.

— Tu penses ? continua à marmonner son compagnon, non sans une pointe de sarcasme.

— Oui, oui ! continua l’autre sans y faire attention.

La jeune fille continuait à les regarder sans bouger, épuisée. Elle passa une langue sur ses lèvres tuméfiées, tentant désespérément de les mouiller de salive. Enfin, elle essaya d’un peu moins plisser les yeux, de se donner un peu plus l’air affirmé.

— Je suis tombée… S’il vous plaît, aidez-moi…

Elle y avait mis le plus de supplication qu’elle pouvait sans pour autant renier sa fierté. Elle retenait ses larmes qui lui étaient montées aussitôt sa bouche ouverte, aussitôt la douleur de son corps tout entier réveillée. Mais on ne savait jamais, montrer sa faiblesse n’était peut-être pas une bonne idée. Alors elle les fixa, les lèvres serrées, attendant à quelle sauce ils allaient la manger. De toute façon, elle ne pouvait pas fuir, elle ne pouvait même pas se lever dans l’état où elle était.

— Très bien, nous allons discuter ensemble, jeune fille…

C’était la souris blanche qui lui avait répondu, s’accroupissant juste au-dessus d’elle. Il portait d’étranges gants blancs, une blouse de la même couleur et un air sévère. Enfin, aussi sévère que pouvait avoir l’air un rongeur.

Danaë avait déjà eut des animaux. Elle avait même un chat que sa grande sœur avait appelé Lumo dans un élan d’humour. Plus jeune, elle avait eu aussi des gerbilles, des souris blanches et même un lapin nain énorme qui avait adoré batifoler dans la petite cour de sa maison. Les bêtes n’étaient donc pas un facteur inconnu pour elle : elle connaissait leurs intentions, leurs mimiques et leur réputation. Elle savait donc l’intelligence retorse que pouvait avoir un rat affamé, ainsi que leur pragmatisme de survie. Elle se souvint encore avec effroi quand elle découvrit, encore jeune enfant, l’une de ses souris adorées à moitié dévorée. Depuis toujours fragile, la petite bête devait avoir succombé pendant la nuit ; sa propre mère en avait donc profité pour grignoter ses morceaux préférés… L’horreur. La jeune fille avait depuis cet instant un certain ressentiment et une méfiance accrue face à ces créatures aux bouilles qu’elle trouvait pourtant adorables. Ils cachent toujours très bien leur jeu. Pourtant, la créature qui s’adressait à elle n’avait rien de mignon avec ses petits yeux d’un rouge presque lumineux, ses grandes oreilles roses membraneuses aux veines distinguibles et ses longues pattes fines croisées devant elle. Le jaune des flammes rendait sa robe immaculée jaunâtre, jouant dans les reliefs de ses poils. Ses petites lunettes n’arrivaient pas à cacher entièrement la cicatrice barrant son œil gauche, le rendant encore plus sévère et dangereux. Pourtant, il restait là, immobile, avec une certaine élégance qui détonait dans l’ambiance du lieu.

— Pourrais-je savoir ce que vous faites là ? dit-il d’une voix presque précieuse, ondulée avec retenu.

Danaë se plaqua un peu plus contre le mur, écarquillant les yeux sans vraiment le vouloir. Voir cette tête rose et blanche à quelques centimètres d’elle l’impressionnait bien plus qu’elle ne le pensait.

— Ça a vraiment une importance, Rub ? posa son compagnon d’un air dégagé.

La souris blanche ne broncha pas, continuant à fixer la jeune fille d’un air imperturbable.

— Vous semblez en bien mauvais état, jugea-t-il en balayant ses petits yeux sur la lycéenne. Et vous semblez plus petite. Vous êtes une enfant, c’est cela ?

Danaë secoua la tête, surprise.

— Heum, non… Une ado…

— Ado ?

— Je… Je suis presque adulte.

— Je vois. Une jeune.

Le gros rat marron sembla presque battre des mains.

— Ho ho ! Que va-t-on en faire ?!

— Calme-toi, Jasper. Tu ne vois pas que tu lui fais peur ?

En effet, la lycéenne avait les mains serrées contre le tissu de son sac et se demandait encore si elle pouvait se défendre. Elle avait fixé ses yeux sur Jasper, qui semblait à la fois plus envahissant et moins impressionnant. Pourtant, elle ne bougea pas d’un pouce quand la souris blanche décroisa enfin ses doigts gantés et les approcha de son bras. Lentement, il défit le tissu enroulé, décolla lentement les bandelettes collées par le sang encore frais. Danaë poussa un léger frémissement de douleur.

— Je vois, conclut le rongeur à lunette. Il redressa d’ailleurs ses dernières avec application.

— On fait quoi ? demanda le rat derrière lui.

— Porte-la jusqu’à l’abris, ordonna-t-il d’un ton sec.

Il se pencha à nouveau vers la jeune fille, la main sur le torse pour se présenter.

— Je m’appelle Rubis.

Il semblait avoir en coin un petit sourire se voulant sans doute amicale, même si le rouge sanglant de son regard coupait toute envie de l’écouter. Danaë osa enfin, la voix tremblante :

— Vous faites partie de la Meute ?

Les deux rongeurs restèrent interdits, puis se regardèrent d’un air amusé. Enfin, la souris blanche éclata d’un rire franc. Sa longue queue ondula derrière lui, et il essuya une légère larme d’amusement au coin de ses verres. Même son rire avait quelque de gracieux, ou peut-être de juste poli. Il s’arrêta enfin tout à fait et lui répondit en souriant.

— C’est ainsi eux qui vous recherchent ? Non, nous ne sommes pas La Meute. Nous sommes… juste nous.

Il fit un large mouvement du museau pour inviter son comparse à avancer. Ce dernier s’exécuta, soupirant pour la forme. Il agrippa la jeune fille réticente, poussant un petit cri effrayé.

— Ne vous inquiétez pas, il va juste vous amener dans un endroit plus sécurisé pour vous soigner. Dans votre état, il serait idiot de rechigner.

Jasper la posa sur son épaule comme un sac. Danaë se sentait impuissante. Plus que cela, avoir bougé son corps avait augmenté la douleur de ses articulations, de ses muscles malmenés. Quelques gouttes rouges tombèrent sur le sol, dégoulinant de ses bras. Elle n’y avait pas fait attention, mais ses jambes aussi étaient dans un sale état et méritaient quelques rafistolages. Ses longs cheveux châtains lui glissèrent sur les joues, lui caressaient la pommette à chacun des pas de son porteur. Le regard rivé sous elle, elle pouvait uniquement admirer les dalles froides éclairées par les flammes, les quelques flaques noires, la poussière et les racines omniprésentes perçant la pierre. Elle essaya un instant de redresser sa nuque au prix d’un effort surhumain, distingua le bas de la grande blouse blanche, les chaussures parfaitement cirées sous un pantalon impeccablement plissé de celui qui les suivait.

La marche chaloupée de la créature lui paru sans fin. Bercée par le mouvement régulier, elle se surpris même à fermer les yeux, exténuée par ses blessures. Des dizaines de tunnels sombres, des escaliers pentus et humides, des herses de métal rouillé… leur périple était à la fois inquiétant et absolument rébarbatif. Enfin, alors que la jeune fille avait perdu tout repère temporel, elle se sentit délicatement posée sur un matelas grinçant. Ils étaient toujours dans les sous-sols, éclairés par plusieurs torches et lanternes tordues. Devant elle se découvrait une salle étrangement propre et rangée, où même la végétation avait été coupée. Sur une table plus loin s’étalaient plusieurs petites fioles étranges aux couleurs variées, posées près d’un réchaud éteint. Deux matelas étaient posés à même le sol dans le coin de la pièce où elle se trouvait, et paressaient aménagés comme une chambre de fortune. Celui où elle avait été déposée sentait la transpiration et le poil mouillé, mais restait tout de même plus confortable que le sol dur. Enfin, les deux créatures s’approchèrent à nouveau d’elle. Le rat blanc sortit une petite mallette d’un coin de la table et en attrapa plusieurs bandages neufs. Danaë frémit : il avait aussi extrait une petite seringue rempli d’un drôle de liquide jaunâtre qu’il semblait préparer avec attention. Elle recula instinctivement quand il voulut la piquer avec.

— Vous faites quoi… ?

— Ne vous en faites pas, jeune fille. Je veille juste à vous protéger des multiples microbes qui peuvent grouiller sur vos plaies.

Il pointa sa main vers l’une de ses blessures sanguinolentes. Tremblante, la jeune fille hocha enfin la tête pour donner son accord. Elle n’avait jamais aimé les piqûres, et devoir faire confiance à cet animal n’était pas simple… mais, à dire vrai, elle n’était plus à ça près. Sa tête était brumeuse, et seul la survie lui semblait être un bon choix. Elle sursauta tout de même quand l’aiguille pénétra sa peau. Pourtant, peu à peu, ses douleurs s’apaisèrent. Elle poussa un soupir et se détendit tout à fait. Enfin, le rat blanc nettoya ses blessures avec des compresses stériles qu’il sortit avec application. Danaë haussa un sourcil. Il était décidément bien équipé.

— Vous êtes… médecin ? demanda-t-elle, sceptique.

Le rat releva son regard rubicond vers son visage inquiet. Il cligna des yeux, immobile, semblant la juger avec intérêt. Il répondit enfin en se relevant, cherchant un flacon obscur sur sa table d’expérimentation.

— Docteur, je crois bien.

— Vous croyez ?

Danaë plissa son regard, comme voulant percer le secret de son interlocuteur. Mais il était impossible de déceler quoique ce soit derrière ses petites lunettes rondes et son air pincé. C’est Jasper qui coupa court à l’échange, posant avec enthousiasme quelques paquets argentés juste à côté d’elle.

— Tu dois avoir faim, l’humaine ! Mange ! dit-il avec une autorité rieuse.

Aussitôt, l’autre poussa un long soupire, visiblement mal à l’aise avec sa familiarité. Il hocha la tête vers la jeune fille comme pour s’excuser.

— Jasper est l’un de mes cousins, même si cela ne se voit pas. Cela dit, il a raison. Vous devriez manger si vous voulez recouvrer vos forces…

La lycéenne attrapa le sachet de chips le plus proche et l’ouvrit, engouffrant les pétales directement dans sa bouche. Elle fit une grimace, ses lèvres fissurées immédiatement brûlées par le sel.

— Hey Rub, vient ! On doit parler !

Le gros rat marron fit un geste de la patte, se faufilant derrière un recoin de pierre. Il prit un air innocent, mais il était évident qu’il voulait parler de quelque chose de grave. D’elle.

— Veuillez m’excuser, continua Rubis, se glissant lui-aussi derrière le renfoncement de pierre.

Danaë les voyait discuter, leurs chuchotements glissant jusqu’à ses oreilles. Elle voyait leurs mains, leur queue s’agiter, mais elle n’arrivait pas à entendre exactement leurs mots. Bien sûr, ils parlaient sans aucun doute de son avenir, à en juger des réguliers coups d’œil jetés vers elle, mais elle n’en connaissait pas les détails.

— Rub, si on la garde ici, on va avoir des problèmes… soupirait le gros rat marron, inquiet.

— N’aurais-tu pas l’obligeance d’au moins attendre qu’elle se remette de ses blessures avant de m’agresser ainsi ? Depuis quand as-tu peur de ce que les autres peuvent penser…

— Depuis que les autres sont des barges de plus en plus nombreux prêt à nous sauter sur le râble !

Rubis resta interdit, sa longue queue rose et duveteuse s’enroulant autour de sa propre main. Il semblait se retenir, mâchant ses mots avec prudence.

— La Meute la recherche… Elle doit coûter une fortune ! Si ce n’est pas nous qui l’amenons, ce seront eux…

Les yeux de Jasper brillaient d’une étrange lueur de cupidité. Il se frottait presque les pattes avec avidité, mais Rubis stoppa net ses rêves.

— C’est la peur qui te fait parler, ou l’envie de manger ?

— Rub… tu sais que j’suis pas comme ça !

— Jasper, attention à toi. N’oublie pas, tes instincts ne sont pas les meilleures idées à suivre…

— Oui, oui, ça va, j’sais. C’est pas mon instinct, c’est mon bon sens…

— Je ne dirais pas que le « bon sens » soit la chose que tu suis le plus souvent.

— Tu m’prends vraiment pour un abruti ? J’sais très bien ce qui nous attend dehors. C’toi qui reste complètement à la masse, avec tes recherches et tes vieux souvenirs qui ressassent dans ta veille tête de souris aigrie.

Rubis se tut un instant, lui lançant un regard acéré.

— Ok, ok, pas besoin de m’zyeuter comme ça, Rub…

— Il me semble que tu as oublié qui t’a tiré de là et qui a trouvé cet endroit…

— Oui, c’est toi, c’est toi, ok. C’pas pour te manquer de respect, Rub, j’dis juste tout droit c’que j’pense. Et moi aussi, j’veux aider pour notre avenir.

— Alors ne t’inquiète pas pour ce genre de détail. Voyons déjà ce que cette humaine fait ici, et ce qu’elle sait, avant de la vendre au plus offrant.

— …tu crois qu’ils pourraient nous en offrir beaucoup… ?

— Jasper…

— Ok, ok, j’ai rien dit ! On verra ça après, ça m’va !

Jasper leva les pattes au-dessus de lui, comme pour montrer qu’il laissait l’affaire en dehors de sa juridiction. Son air sombre avait disparu, et ses moustaches frémissantes s’agitaient dans l’air avec nonchalance.

— J’peux au moins la questionner, Rub ?

Le rat blanc soupira, comme un parent agacé par son enfant.

— Va, Jasper. Reste poli, et ne l’oppresse pas avec tes questions.

— O.K., chef !

Les deux étranges têtes, encadrées par leurs vastes oreilles, ressortirent de l’ombre et fixèrent la jeune fille avec intérêt. Elle se sentit aussitôt épinglée contre le mur, ainsi observée par ces yeux luisants. Elle osa un timide sourire, comme pour détendre l’atmosphère.

— Alors, vous allez me manger ? dit-elle pour rire, mi-figue, mi-raisin.

Jasper poussa un rire strident et tapota l’épaule de la lycéenne. Il s’était rapproché à une vitesse incroyable, d’un seul bond sur ses larges pattes arrière qu’il laissait découvertes.

— Hahaha, mais non ! Nous ne mangeons presque jamais d’humain !

Danaë ne releva pas le « presque », mais déglutit en voyant sa face poilue et rieuse.

— Ne vous inquiétez pas, jeune fille. D’ici que vous vous remettiez, vous êtes en sécurité ici. Vous avez notre parole.

Rubis jeta un dernier regard vers Jasper, comme pour l’impliquer totalement à ces paroles. La manœuvre fonctionna, puisqu’il hocha la tête avec conviction. La jeune fille ne broncha pas, puis laissa son dos un peu plus posé contre le mur. Les autres prirent ce geste comme une réponse de sa part et firent mine de passer à autre chose. Enfin, ils s’écartèrent tout à fait, le premier tout à côté près de ses éprouvettes bricolées, le deuxième dans un lointain recoin d’une vaste salle attenante.

Les blessures de la jeune fille ne lui faisaient presque plus mal. Elle ne savait pas si c’était dû à un calmant, ou juste à cause de la fatigue poisseuse qui l’enveloppait lentement. Les deux rats continuaient à remuer un peu plus loin, mais leurs incessants va-et-vient avaient quelque chose d’hypnotique. Sa tête continuait de tourner, peut-être un peu plus qu’avant, et elle sentait que le matelas sous-elle lui paraissait de plus en plus moelleux. Après-tout, que risquait-elle ? Elle pouvait bien fermer les yeux quelques instants… Pourtant, son sixième sens lui disait de ne pas tomber, de rester éveillée quoiqu’il arrive. Quelque chose la tracassait, et son instinct s’affola quand le sommeil l’envahit tout à fait. Le danger n’était pas loin…

Par-delà les obscurs couloirs arrivait la Nuée, sombre, sale et dévorante. Elle grouillait d’impatience, s’avançait jusqu’à un renfoncement dans la roche où restait une étrange trace de poussière désordonnée. Quelques gouttes noires marquaient le sol, lui donnait une odeur enivrante qui flottait dans l’air. La Nuée frémissait, s’abreuvait de ce faible parfum aux accents ferreux et piquant. Une patte essuya la tâche, une langue goutta. Du sang ! Du sang frais et délicieux ! La Nuée éclata tout à fait d’impatience, poussa un long râle d’excitation. D’autres traces, plus loin, au même fumet exquis, indiquait le chemin à suivre. Et tout au bout, la Nuée en rêvait : la pitance, la victoire, enfin quelque chose d’intéressant à se mettre sous la dent. Qu’est-ce que quelques couloirs face à l’extase ?

Les oreilles de Jasper se redressèrent, alerte. Quelque chose n’allait pas. Rubis aussi avait senti les vibrations, les tressautements infimes des pierres qui indiquaient l’arrivée immédiate d’une catastrophe. Le rat blanc appela soudainement son ami d’un ton impérieux, presque vibrant de peur. Et aussitôt, Jasper se rua près de la lourde porte de bois, fouilla sur un drôle de clavier fiché dans la pierre. Rubis faisait de même, appuyant devant un écran caché et inlassablement noir.

— La grille est baissée, Rub !

Le rat blanc réajusta ses lunettes en soupirant. Ils n’étaient après tout pas tout à fait sortit des problèmes.

Quelques longues minutes passèrent dans le silence, les deux comparses complètement immobiles. Seul le souffle régulier de leur nouvelle invitée leur rappelait qu’ils n’étaient pas seuls. Soudain, un lourd bruit frappa la porte. Les rats frémirent.

Danaë se réveilla soudainement, tétanisée. La porte tremblait, et elle aussi. Quelque chose n’allait pas. Elle lança un œil vers les deux rats de la pièce qui semblaient figés. La porte frappa encore, comme si quelqu’un en tambourinait son battant. Rubis jeta un œil vers son ami et hocha la tête d’un air décidé.

— Jasper, va ouvrir.ngeur.

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