Sauvage

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Rapport de sismicité & d’activité de la faille nord-anatolienne.

Les mois derniers ont été l’évènement de plusieurs micro-secousses, mais nous sommes pour l’instant dans l’incapacité de trouver l’origine de l’hypocentre. Les magnitudes n’étant que trop peu élevées, certains de mes confrères considèrent ces activités comme purement anthropique ; je tiens cependant à souligner mes doutes à ce sujet. J’en ai fait part à l’EOST, qui a transféré mon message à qui de droit. Pour l’instant, je n’ai encore aucun retour. Cependant, j’ai reçu ce matin un mail étrange d’une certaine Dr Hélène Lamartine, se présentant comme volcanologue. Je ne vois pas quel est le rapport, mais elle m’a dit avoir vu mon retour sur mes derniers relevés, et elle serait très intéressée pour en discuter. Elle aurait elle-même relevé plusieurs anomalies de son côté. Pour ma part, je ne pense pas que ce soient des erreurs, mais plutôt le résultat d’une meilleure précision de nos outils depuis la restructuration de notre infrastructure. Voici le fruit d’une meilleure densité de notre réseau de surveillance. Je vais cependant accepter son invitation et partager avec elle ce qu’il y a de possible : peut-être que l’activité du magma est une bonne réponse aux tremblements souterrains qui secouent le pays sans que personne ne s’en rende compte. J’en référerais le doyen si nécessaire.

J’ai rendez-vous avec elle mardi à 16 h, dans un café. Oui, c’est étrange, pas au laboratoire… Mais sans doute est-ce plus pratique ainsi.


Etude du 04/05 par le Pr Brivenet

Danaë était plaquée sur le siège arrière de la voiture. Entourée par plusieurs silhouettes massives, des yeux luisants l'épiaient sans rien dire dans l'ombre de l'habitacle. Les vitres du véhicule étaient teintées, laissant une atmosphère lourde entre ses passagers. Malgré tout, le regard de la jeune fille s'était perdu dans les feuillages bordant la route encombrée, veillant à ne pas croiser les croissants de lune qui la fixaient. Son corps entier lui semblait presque se recroqueviller pour disparaître dans le fauteuil de tissu épais.

L'ambiance électrique de la fuite était retombée, et les créatures s'étaient échangé quelques félicitations sans faire plus attention à elle, tapant des mains et riant bruyamment comme n’importe-quel groupe d’amis. Mais les minutes passant, ils ne pouvaient pas ignorer le nouveau problème qui se blottissait contre la portière. Un grondement raisonna sur la place passager à côté d’elle, et les oreilles de ce qui ressemblait à une panthère noire montée sur le corps d'un homme se secouèrent d'agacement. Son sauveur. Il se pencha lentement vers la lycéenne, mais une voix le coupa.

— Tu t'appelles comment ?

C'était le deuxième félin blanc et orange qui s'était tourné vers elle, brisant enfin le silence pesant qui s’était installé quelques minutes auparavant. Sa voix était plus fluette, plus aiguisée aussi, rappelant celui d'une femme. Elle avait un fort accent guttural, roulant les r comme on mélange de la mélasse. En y regardant de plus près, son visage était plus fin, sa silhouette avait plus de rondeurs – enfin, autant qu'un chat puisse en avoir...

Danaë soupira. Elle ne comprenait décidément plus rien à ce qui se passait. Un long frisson lui parcouru le dos, mais elle décida de répondre.

— Danaë. Je suis... lycéenne. »

Toutes les autres créatures commencèrent à s'agiter, se lançant des regards entendus. Ils étaient cinq, rappelant tous leurs origines animales : les deux félins qu'elle avait déjà croisés placé juste à côté, un autre qui semblait de la même espèce avec une étrange crinière, une autre bête ressemblant vaguement à un rongeur et un troisième, le conducteur, qui serrait le volant sous des airs de molosse peu commode.

— J'aimerais juste rentrer chez-moi, continua la jeune fille, au bord des larmes.

— Chez toi ? répéta la calico, interloquée.

— Car tu penses vraiment qu'il y a encore un chez toi ? demanda le chat noir d'une voix sombre.

— Je... Danaë déglutit. Je n'en sais rien ! Je ne comprends même pas qui vous êtes !

— Attend, attend...

La chatte sembla s'adoucir, levant une main griffue pour l'arrêter.

— Déjà, moi, c'est Mignonne. Le grand noir, là, c'est Diablo. Celui qui se prend pour un beau gosse devant, c'est D'Artagnan...

— Salut ma jolie ! fit le félin à la longue crinière brune en la saluant de la main. Elle crut même un instant qu'il lui faisait un clin d'œil, mais elle pensait avoir rêvé.

— Ne l'écoute pas... continua la féline en secouant la tête. L'écureuil, on l'appelle Scouic mais on n’sait pas trop, il ne parle pas... Et le chien qui bave devant, c'est Cupcake.

— Cupcake... ? répéta Danaë sans trop y croire. Le chien gronda en lui jetant un regard entendu dans le rétroviseur, passant sa large langue sur ses babines tombantes dans un claquement humide.

— Et comme tu ne sembles pas le savoir... nous faisons partis des rebelles.

— Les rebelles ?

— Oui, ceux qui n'ont pas voulu suivre le nouvel ordre établi. La Meute, tout ça…

— Je ne comprends rien...

Danaë se prit la tête entre les mains, tremblante.

— Je vais me réveiller, me réveiller… continua-t-elle pour se convaincre.

— Attend petite...

La chatte voulut continuer, mais la panthère noire s'avança encore, lui posa une main ouatée sur son avant-bras. Sa prise était ferme, et la jeune lycéenne pouvait presque sentir ses griffes pointer sur son pull. Pourtant, elle semblait à la fois douce et mesurée.

— Ne pense pas revoir ta famille. Essaye juste de survivre. Ton monde est tombé, et nous ne pouvons pas te sauver...

Danaë frissonna encore, soutint quelques secondes le regard profond de la bête. Enfin, la vue embuée par les larmes, elle ramena son attention vers le paysage défilant à travers les fenêtres.

Plus rien n'avait de sens.

— Allons Diablo, ne soit pas aussi… aussi toi ! s’exclama le félin chevelu. Tu ne vois pas que tu la terrorise complètement ?

Son comparse gronda, détournant son regard d’agate, évitant soigneusement de le croiser avec celui de la jeune fille.

— Je dis juste qu’elle ne doit pas trop garder espoir… continua-t-il dans un feulement agacé.

— Ne l’écoute pas. Il n’a jamais été célèbre pour sa joie de vivre, tu sais…

— Nous… nous ne faisons pas de mal aux humains… murmura la chatte tricolore. Raconte-nous ce que tu fais ici.

Danaë déglutit, jeta un regard suppliant à celle qui semblait le plus de confiance. Bien sûr, il était étrange de parler à des sortes d’animaux savants, mais certains ne semblaient pas méchants. Et si elle devait survivre dans ce nouveau monde, elle devait bien renoncer à quelques considérations. Elle sécha ses larmes d’un revers de la main, reniflant bruyamment.

— Mi… Mignonne, c’est ça ? osa-t-elle enfin demander. Elle ne pensa même pas à relever le ridicule de ce prénom, ni même celui de tous ses compagnons.

Cette dernière hocha la tête, semblant presque sourire.

— Comment tu t’es retrouvé ici… ? répondit-elle alors, coupant presque la lycéenne.

— Je… Je me suis réveillée et…

Mignonne jeta un regard vers ses camarades à l’arrière. Aussitôt, l’écureuil émit un petit couinement plaintif et Diablo fronça ses sourcils noirs, son regard d’or inquiet le rendant encore plus sombre. Pourtant, la jeune chatte se mit un rire d’un air nonchalant. L’éclat de sa voix semblait se mêler à un ronronnement venu du fond de sa gorge, raisonnant à travers l’habitacle.

— Tu sais, excuse-nous… Cela faisait quelques temps que nous n’en n’avions plus revus…

— Quoi ? Des humains ? s’inquiéta Danaë.

La chatte hésita un instant, puis hocha de la tête. Elle allait continuer quand une voix rauque à l’avant l’en empêcha.

— Je suis désolé de devoir couper votre introduction, mais il va falloir qu’on me dise où l’on va. Le réservoir est complètement à sec…

Mignonne se retourna, voulant discuter directement avec le conducteur, laissant Danaë face à Diablo et… l’étrange rongeur-humain. Scouic ? Cela sonnait comme une blague… Il fallait avouer que dans d’autres circonstances, elle en aurait sans doute ri.

— Tu devrais retourner là d’où tu es venu, murmura le félin noir d’une voix grave. Après tout, personne ne t’y avait trouvé, tu y étais en sécurité…

— En sécurité ? Vous voulez que je meurs de faim ?

— Hum…

Son interlocuteur ne semblait pas y avoir pensé, et en fait, il ne voulait pas y penser. Cela sembla le contrarier. Il jetait un regard sur le côté, comme pour réfléchir, agacé de ne pas trouver de solution. De ne pas pouvoir se débarrasser d’elle sans passer pour un monstre. Ses oreilles frémissaient au rythme des secousses, et l’une de ses babines se releva, révélant un croc blanc et aiguisé. Enfin, les bras croisés, il redressa le cou et plongea son regard luisant sur la jeune fille d’un air assuré.

— Notre campement est secret. Tu ne seras pas autorisé à rentrer.

— C’est bon, j’ai vu avec Cup. Tu viens au camp avec nous.

C’était Mignonne qui s’était à nouveau retournée, le sourire au museau. Sans doute avait-elle su convaincre le mâtin de se diriger directement vers leur base, ou peut-être que le manque d’essence ne laissait plus le choix. Diablo soupira d’un coup, levant le regard vers le plafond recouvert de tissu gris. Ses oreilles s’étaient presque abaissées de protestation, mais il ne broncha pas.

— Ne t’en fais pas, tu seras en sécurité, rassura D’Artagnan.

— Autant qu’un fromage au milieu des souris… grogna Diablo.

Tous lui jetèrent un regard inquiet, mais aucun ne releva.

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La suite du voyage se fit plus silencieuse, laissant alors la jeune fille observer le paysage accidenté à loisir. Elle ne faisait d’ailleurs plus attentions aux bribes de conversations et aux regards lourds de son voisin de siège. C’était tout à fait désagréable, mais, étrangement, cela les rendait bien plus humains qu’elle ne le pensait. En fait, plus le matou à ses côtés grognait, ronchonnait, lui lançait ses regards tranchant comme un rasoir… moins elle avait peur. Blottie au fond du siège, bercée par les nombreux cahots de la route, elle se sentait presque en sécurité désormais. Elle qui s’était réveillée seule et perdue se retrouvait embringuée de force dans un groupe. Et elle se voyait mal les laisser sur le trottoir : si quelqu’un pouvait lui expliquer ce qu’il s’était passé et où pouvait être ses proches, c’était bien eux. Bien sûr, elle n’osa pas encore poser trop de question, Diablo feulant presque à chaque interrogation de la jeune fille. Mais ce n’était que partie remise…

Alors, elle continuait d’observer la ville… ou plutôt ce qu’il en restait. Les ruines s’étendaient à perte de vue, rongées par une nature bien trop sauvage. Des ponts s’étaient effondrés, des autoroutes entières avaient craqué, laissant des trous béants envahis de mousses et de tentacules boisées. C’était étrange, inquiétant. Magnifique. Comme si la Terre entière avait décidé de tirer un trait sur les constructions de pierre, sur les rails, les lignes, les supermarchés… l’humanité toute entière. Tout ce qu’il en restait était détruit, effacé par les hautes herbes. Oublié à moitié, perdu à jamais. Quel gâchis. Pourtant, il restait encore visiblement quelques soupçons de civilisation : des voitures comme celle qui la transportait en ce moment même, des armes… Il ne manquait plus que le vaste désert et elle pouvait rejouer une scène de Mad Max. Elle pouffa de rire intérieurement.

Danaë commença à s’inquiéter quand leur véhicule entra dans une forêt épaisse, quittant tout signe de civilisation. Rouler sur les routes n’était plus forcément possible, mais préférer un chemin de terre et d’épines ne la rassurait pas pour autant.

— On ne va pas tarder à arriver, princesse, lui souffla D’Artagnan qui avait sans doute croisé son regard inquiet.

Elle hocha la tête silencieusement et replongea son regard dans les feuillages environnant. En y faisant attention, eux-aussi avaient changés : des jolies feuilles rousses et brunes virevoltantes du parc d’à côté, on était passé aux arbres immenses, aux amoncellements de lierres et de buissons parasites, aux bruyères et à la fougère verdoyante, à la sève éclatante et fraîche. Il n’y faisait pas chaud comme une véritable jungle, mais tout y était emmêlé, chaotique et envahissant. On était loin des forêts éparses et sages d’Europe… Danaë haussa les épaules, comme si tout cela n’avait plus d’importance.

La voiture s’arrêta enfin, freinant doucement à travers les branchages. Pourtant, l’adolescente n’osa pas bouger, se demandant si c’était vraiment là leur véritable destination. Mignonne se pencha avec enthousiasme et lui sourit à nouveau.

— Prête ?

Absolument pas. Prise au dépourvue, elle se demandait bien à quoi elle devait se préparer. Elle regretta enfin de n’avoir pas voulu en savoir plus pendant la petite heure qu’elle avait partagé avec eux. Elle sursauta quand la portière s’ouvrit sans crier gare, manquant de la faire basculer sur le côté. Une main douce lui attrapa le bras, l’aida à se relever rapidement. Une mèche lui chatouilla la joue. C’était la longue crinière de D’Artagnan qui s’ébrouait tout autour de sa tête fuselée. Il lui fit un sourire, les yeux brillant d’une étrange malice. Heureusement qu’elle n’était pas allergique aux chats se dit-elle, impressionnée par cette fourrure lisse et épaisse. Elle le remercia d’un mouvement de tête, reculant rapidement pour mettre fin à ce contact physique trop déroutant. Enfin, elle jeta un œil derrière le toit de métal, fouilla du regard à travers le vaste manteau de verdure. Un cliquetis attira son attention juste à côté, et elle vit la chatte tricolore sortir les lourds fusils d’assauts du coffre arrière. Elle n’y avait pas fait attention dans l’ombre de son fauteuil passager, mais elle n’avait pas oublié leurs présences sombres et angoissantes.

Une voix brisa le silence de la forêt. C’était plus un hurlement envoutant, un appel dangereux et étrangement beau. Mignonne répondit aussitôt d’un ton pressé, claquant les consonnes avec forces.

— C’est nous, Taiga !

Une silhouette sortit des feuillages, deux perles glacées les fixant sans ciller. Cupcake glapit à son tour, comme pour calmer les ardeurs de la nouvelle venue.

— Qui est-ce ? demanda la silhouette, ses deux billes froides dirigées vers Danaë.

En y regardant de plus près, c’était une grande et magnifique husky. Ses yeux bleus profonds et électriques, son allure fière, son museau fin et ses crocs acérées visibles à chacun de ses mots… elle imposait la prudence et le respect.

— Nous l’avons trouvée en ville, expliqua Mignonne d’une voix claire.

— Et tu les as laissé faire ? continua la husky, lançant un regard vers Diablo.

Ce dernier soupira, secoua la tête d’un air désapprobateur. Pourtant, il n’en dit pas plus.

— Êtes-vous fous ?

La chienne avait dit ces derniers mots avec calme, d’une voix douce et mesurée pourtant pétrie de reproches. Danaë n’eut pas le temps de répondre qu’une autre silhouette sortit des branchages, se rua d’un coup vers elle. Son cœur s’arrêta, le souffle coupé. Taiga elle aussi sembla surprise.

— Scouiiiiic ! Tu es de retour !!! cria une voix fluette.

Danaë avait fait un bond de surprise, manquant de tomber en arrière. Pourtant, son dos rencontra quelque chose qui l’empêcha de s’effondrer. Ce même quelque chose fit un petit grognement mais ne bougea pas d’un pouce, les bras croisés, regardant ailleurs. C’était Diablo qui fit semblant de ne pas la voir.

La silhouette qui avait surgit de nulle part passa juste à côté d’elle, l’a frôla pour sauter directement sur l’une des personnes juste à sa gauche : l’homme écureuil qui tomba lourdement par terre. Un instant, Danaë crut qu’il était en train de se faire attaquer, puis elle observa mieux la créature qui se trouvait au-dessus de lui. Plus petite, plus trapue, elle ressemblait un peu à celle de la husky. Cette dernière semblait d’ailleurs très contrariée…

— Frosty, qu’est-ce que tu fais ?!!

C’était, semblait-t-il, un jeune garçon _ou un jeune chiot, à l’air foufou et joyeux, qui léchait à grands coups de langue les moustaches de Scouic.

— Tu m’a tellement manqué ! continua le jeune chien, une queue blanche à dégradé noir sortant de son pantalon et fouettant les airs avec humeur.

— Hiiiiik, scuiiiiiiiik ! criait le rouquin se débattant sur le sol.

Danaë resta interdite, abasourdie. C’était complètement surréaliste.

— Qui c’est, elle ? demanda enfin le jeune chien-loup, se redressant en sautant presque près de la jeune fille.

— Frosty, arrête !

La belle husky l’avait rappelé à l’ordre d’un ton sec, sa voix teintée d’une inquiétude presque palpable. Danaë secoua la tête.

— Je… je ne suis pas une ennemie…

Taiga s’approcha, tira Frosty par l’oreille. Une belle oreille longue et pointue, se redressant sans cesse avec vivacité, bordée de tout petits poils dessinés dans le contre-jour. Ce dernier poussa un gémissement plaintif, glapissant de protestation. La husky toisa enfin l’adolescente, balaya son regard de haut en bas. Son air repris un air doux et calme.

— Ce n’est pas toi le problème… Ce sont les autres.

Elle ne fit plus attention à l’air inquiet de la jeune fille et se retourna, disparaissant à nouveau dans les branches, tirant et traînant son comparse toujours du bout de l’oreille. Mignonne se pencha enfin, une arme sur l’épaule. Elle sourit d’encouragement à Danaë.

— Et bien… ça s’est plutôt bien passé !

Danaë soupira, regarda ses pieds, le cœur inquiet. De son côté, Scouic s’était relevé, les poils emmêlés de feuilles et de brindilles, sa grande queue touffue toute ébouriffée. C’était sa couleur rousse, flamboyante, qui attira le regard de la jeune fille ; elle n’avait pas encore eut l’occasion de la voir dans le compartiment serré de la voiture. Enfin, une main velue apparut devant ses yeux, comme l’invitant à l’attraper. C’était D’Artagnan qui voulut encore l’inviter à avancer. Elle soupira, puis la prit sans hésiter. Son duvet lui parut doux comme le velours au fond de sa paume.

— Tu n’en rates pas une ! cru-t-elle entendre Mignonne dans un soupire.

Diablo aussi ronchonna, les bras croisés, l’air aussi sombre que son poil. Enfin, ils emboitèrent le pas aux deux hôtes déjà disparus entre les arbres.

Danaë ne broncha pas, serrant toujours la patte du chat brun. Il était devant elle, la tirant doucement entre les racines, l’aidant à grimper les monceaux de roches qui traînaient deci delà sans aucune raison apparente. Les arbres même avaient gagnés une texture étrange, une couleur parfois bizarre blanchâtre irisée de bleu, comme une couche fine de vernis par-dessus l’écorce marron. Des cascades de feuilles tombaient jusqu’à terre, lui caressaient le visage et cachaient leur chemin dans une ambiance mystérieuse et exotique. Préférant se concentrer sur ses nouveaux camarades _elle n’osa pas encore parler d’amis, l’adolescente détailla le dos de D’Artagnan. Il était grand, svelte, musculeux comme pouvait être un chat marchant sur deux pattes. Il portait pourtant des habits humains, sales et abîmés. Danaë cru même voir quelques tâches sombres sur la chemise crème et froissée. Des tâches délavées qu’on a cherché à camoufler, mais qui ressemblait vaguement à du sang. La jeune fille frémit. Sans doute que ces habits appartenaient à des gens, à des personnes mortes qu’ils ont pillé. Cela semblait plutôt logique : depuis quand les chats ont des habits ? Il portait un pantalon épais de jean sombre, et même une jolie ceinture de cuir marron. Un trou laissait une fine et longue queue dépasser. Cela n’avait pas l’air bien pratique… Ses cheveux, car ses longs poils encadrant sa tête avaient tout l’air de cheveux, tombaient en cascade jusqu’à la moitié de son dos. Le chat semblait être le plus coquet, et avait glissé parmi les mèches d’étranges bijoux de lanière de cuir, de métal et de plume. Cela lui donnait un air bohème, peut-être un peu sauvage, mais ne détonnait pas tant que ça avec le reste. De ce qu’elle avait compris, D’Artagnan était le joli-cœur de la bande, un peu précieux et toujours près à secourir les donzelles. Diablo, lui, était l’inverse : taciturne et désagréable, il la foudroyait de son regard d’or pour lui faire comprendre qu’elle dérangeait. Il avait le poil court et ressemblait plus à une statue d’ébène d’un dieu égyptien qu’à un homme. Mignonne aussi avait le poil court, de beaux yeux verts, un fin museau expressif et rieur, des habits comme ceux des autres. Trois chats. Et aussi trois chiens, et un écureuil… Justement, Cupcake se léchait les babines à côté dans un bruit humide. Il avait des airs de bulldog anglais, plus massif et un peu plus petit que les autres, musclé et serré dans une chemise sombre aux coutures malmenées. Ne pouvant pas fermer les boutons jusqu’en haut, son torse était plus visible, laissant apparaitre la naissance de deux pectoraux qui n’avaient rien à faire sur un chien. Et puis, il y avait Scouic… Danaë soupira, tant rien n’allait chez lui. Le plus étrange était ses longues oreilles oranges et velues qui dépassaient de sa toute petite tête, ses deux billes noires en guise d’yeux qui fixaient en mouvements saccadés tout ce qui l’entourait.

Sans vraiment s’en rendre compte, Danaë se retrouva soudain au cœur d’un campement, ou plutôt d’une petite fortification de fortune. Au sol étaient installées au milieu d’un mur de branchages et de pierres quelques dizaines de tentes arrangées là. Mais ce n’était que la partie la plus visible. D’Artagnan lui pointa du doigt la cime des arbres d’un air grandiloquent ; impossible pourtant pour elle d’y distinguer quelque chose d’intéressant. D’un coup, une silhouette ailée passa entre deux hêtres tortueux. La jeune fille sursauta, suivi des yeux l’ombre qu’elle pensait avoir vu et tomba sur plusieurs installations végétales : des plaques de bois branlants, des plateformes rapidement montées autour des troncs, et mêmes plusieurs hamacs se balançant dans le vent. La jeune fille en resta bouche-bée.

— Et maintenant, il va falloir te dévorer pour ne pas ébruiter notre secret… continua D’Artagnan, hilare.

— Ce n’est pas très drôle… murmura Danaë.

— Ce n’est pas une blague, coupa Diablo, s’arrêtant juste à côté d’elle.

— Vous allez arrêter tous les deux, oui ?! gronda Mignonne d’un air agacé. Allez, viens.

Elle invita la jeune fille à la suivre, continuant d’avancer au milieu des installations sauvages.

— Ne t’inquiète pas… Il n’y a pas de raison qu’on te fasse du mal…

— Pour me manger, peut-être ?

La chatte poussa un rire clair et franc, puis répondit d’un ton amusé, roulant les « r » de plus belle.

— La nourriture n’est pas un problème pour nous. Nous avons gardé nos instincts de chasseurs, et il reste quelques animaux non transformés.

— Non transformés… ? souffla Danaë dans un murmure.

Mignonne lui attrapa les mains d’un air rassurant, les couvrant doucement avec les siennes.

— Nous ne sommes pas la Meute. Nous ne visons qu’à vivre en harmonie avec ce qui reste.

— Comment ça… ?

Une immense forme se posa d’un coup juste à côté d’elle dans un soulèvement d’air. L’adolescente ne put réprimer un cri.

— Mignonne, au rapport.

— Tu n’as rien à craindre. Voici Steller, l’un de nos gardes ailés.

Danaë jeta un regard sur le nouveau venu. Il n’était pas si grand, mais c’étaient ses longues ailes dépliées qui faisaient de l’ombre, le grandissait d’incroyable manière. Elles étaient noires agrémentées d’un beau bleu profond, accrochées le long de ses bras d’humains. Sa tête fascinante, de la même couleur, se retrouvait bardé d’un long bec, fin et pointu, surmonté d’une magnifique crète noire. Il fixa longuement les deux demoiselles, puis hocha la tête dans un salut poli.

— Je reviendrai plus tard, finit-il par dire d’un ton ferme.

Malgré ce que Danaë avait pu penser d’un oiseau, il avait la voix grave, profonde, épaisse. Il se renvola aussitôt dans un courant d’air.

— Bien, continuait Mignonne, comme si de rien n’était. Nous allons discuter.

Les lèvres de Danaë restèrent scellées, mais elle hocha la tête, se laissant tirée par les mains que la chatte n’avait pas lâchées.

Enfoncée plus loin dans la forêt, la jeune fille suivait la féline sans trop se poser de question. Ses longs cheveux châtains s’emmêlaient parfois à l’une des branches tendues le long du chemin improvisé ; mais cela ne les faisait pas ralentir. Bientôt elles s’arrêtèrent, plusieurs brindilles accrochées dans les mèches brunes de Danaë. Enfin, Mignonne s’assit sur un immense tronc _ou peut-être était-ce une racine, qui courait dans la verdure du sol. Elle invita l’adolescente à faire de même.

— Tu sais pourquoi je t’amène ici ?

Le cœur de Danaë fit un bond. L’air de la calico était étrange, les yeux plissés, comme prête à révéler un secret. Finalement, elle l’avait suivi bêtement… mais peut-être était-ce pour mieux s’en débarrasser ? Elle fit non de la tête, faussement sage et intimidée.

— Je ne te cache pas que certains ne seront pas ravis de ta présence. Comme tu as pu voir…

— Diablo ?

Elle acquiesça, les lèvres pincées.

— Que sais-tu de la catastrophe ?

— Absolument rien.

Mignonne laissa un court silence planer entre elles. C’est Danaë qui décida d’y mettre fin.

— Et donc ? Vais-je un jour me réveiller pour voir que tout ça n’était qu’un rêve ?

La chatte fit un sourire embarrassé.

— Tu es un chat… ? osa demander l’adolescente.

— Tu n’y vas pas de main morte… !

— Tu sais ce qu’on dit… Autant appeler un chat, un chat.

La jeune fille s’était trouvée drôle quelques secondes, puis le doute l’envahit, se mordant la lèvre. Finalement, Mignonne pouffa de rire.

— Très bien. Autant commencer par le début. Autrefois vivaient les humains et…

— Autrefois ? Tu veux dire, genre… Y’a un an ? Dix ans ? Un siècle ?

La chatte secoua sa tête fine, les moustaches frémissantes.

— Six mois, tout au plus.

— Il ne s’est passé que six mois ?! demanda Danaë, estomaquée.

La chatte hocha la tête.

— Il y a six mois, le sol à tremblé quatre fois. Quatre fois ont suffit pour faire de ton monde celui que tu vois désormais.

— Mais… et les ruines ? La rouille ?! C’est comme si tout était devenu vieux !

— Je ne saurais pas te dire. Pour ma part, je me suis réveillée alors que tout était déjà ainsi.

— Tu t’es réveillée en chat ?

Elle secoua la tête, semblant réfléchir.

— Non, j’ai toujours été un chat. Et plein d’autres choses aussi. Mille et une voix qui tournent dans ma tête… Je me souviens de mes maîtres, de mon foyer, de mon nom…

— Ton nom ?! interrogea la jeune fille, surprise.

— Oui…

— Tu veux dire… c’est pour ça que vous avez des noms aussi bizarres ?!

Danaë se remordit les lèvres, inquiète de l’avoir vexée. Pourtant la féline sourit d’un air amusé.

— Les humains en sont les seuls fautifs… Ils étaient toujours très inspirés pour nommer leur animal de compagnie… ou pas.

L’adolescente la regardait, les yeux écarquillés.

— Vous vous êtes… transformés ?

— On peut dire ça… Même si je ne me souviens que de quelques bribes embrouillées… Et pas toujours très cohérentes.

— C’est incroyable !

Mignonne hocha la tête. Danaë osa enfin d’une voix plus hésitante :

— Et les humains… ?

La jeune chatte releva les oreilles, tendue.

— Il y en a encore… mais ils sont rares.

— Et où sont-ils ?

— Je…

Un bruit au loin fit sursauter la calico, concentrée. Enfin, elle racla sa gorge et plongea son regard d’émeraude au fond des yeux noisettes de la jeune fille. Elle s’était avancée, les oreilles légèrement basses, une patte se posant sur le genou de l’adolescente comme un geste de soutien.

— Laisse-moi te parler de la Meute.s.e l’avaient pas lâchées.

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