Tremblement

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Le vent soufflait, la nuit était sombre. Pas de lune. Derrière ses grandes baies vitrées, l’homme blond paraissait minuscule malgré sa solide stature. Il était élégamment habillé d’une chemise blanche glissée dans un pantalon soigneusement repassé. Ses petites lunettes rondes et dorées lui donnaient un air pincé, presque sévère. Dehors, plus rien n’éclairait la ville, pas même les quelques lumières maladives des lampadaires. Tout avait été détruit, et seul le ballet rouge du feu des pompiers perçait encore la mélasse noire. La pluie tombait, s’écoulait sur les vastes carreaux de sa demeure. Le docteur ne put s’empêcher d’y voir un mauvais présage : sa grande maison avait tenu aux premières secousses, mais quelques fissures étaient déjà apparues sur les murs. L’homme avança quelques pas, les mains derrière le dos. Il avait l’air taciturne et droit, mais pourtant il sentait la fin arriver. Quelque chose dans ses sens, dans l’atmosphère électrique tout autour lui racontait que les premières catastrophes n’étaient pas les dernières. Il avait aidé les deux derniers jours entiers à sauver les quelques rescapés, puis s’était enfermé lui-même à double tour dans la grande bâtisse de pierre et de fer forgé. Un héritage qu’il n’avait jamais su abandonner. Une aubaine. Sa tombe.

Le sol se secoua à nouveau dans un grondement sourd. L’homme soupira quand le toit craqua encore, juste au-dessus de lui. C’est ainsi que tout se termina…

La cloche avait déjà sonné, et elle était en retard. La jeune fille pressa le pas en soupirant, remonta la bretelle de son sac sur l'épaule. Danaë avait toujours l'habitude d'arriver sur le fil, alors même que les attroupements des classes se formaient devant les couloirs. Mais ce matin, elle avait flâné un peu plus que d'habitude, admiré les feuilles roussies de l'automne tomber dans le parc d'à côté. Tout était bon pour gagner du temps, pour éviter un peu plus l'enceinte du Lycée St Cloud qu'elle commençait à détester. Ce n'était pas qu'elle était mauvaise en classe : Danaë a toujours été une enfant disciplinée, un peu timide mais pourtant loin d'être la plus mal notée. Cachée sous ses mèches brunes éparpillées, ses yeux marrons brillaient avec malice et révélaient une intelligence vive qu'elle s'efforçait de cacher. Elle avait 14 ans désormais, et comme tous les jeunes de son âge, elle avait plusieurs amis qu'elle côtoyait régulièrement. Elle n'était donc pas non plus spécialement isolée, et s'évertuait à ne pas l'être. Mais une profonde mélancolie avait cependant commencé à s'installer en elle, la rongeait lentement depuis quelques mois, sans savoir pourquoi. Le sentiment que rien ne servait à quelque chose, que tout était voué à l'échec. Elle se sentait en décalage, perdue dans un monde qui la dépassait, qui ne la comprenait pas. Était-ce une forme de dépression, de ressentiment ? Ou l'adolescence, tout simplement. Mais revenir chaque jour au même endroit, dans ces classes étroites aux parfums de craie et de feutres à alcool, dans ces vestiaires puant de transpiration, de gomme et de goudron... son ventre commençait à se nouer rien que d'y penser. Elle avait pourtant plein d'autres projets pour la journée.

La barrière de l'entrée était prête à se refermer, et Danaë accéléra, se précipita enfin, les mains serrées sur ses bretelles et son sac secoué à chaque pas, puis se glissa dans la porte verte sans broncher.

— Hé, Mlle Ponant ! La prochaine fois, tu n'passes pas ! lança d'un ton sévère le pion qui surveillait l'accès.

La lycéenne répondit par un mouvement de tête, le cœur battant mais les lèvres scellées. Super, la journée commence bien. Et puis pas besoin d'être aussi désagréable... La jeune fille détestait se faire réprimander, et encore plus de bon matin. Elle veillait d'habitude à ne pas trop attirer l'attention et à répondre aux attentes de chacun : les cours, les politesses, la famille... Juste assez pour éviter les reproches. Dégoûtée. Heureusement, le surveillant était sympa : elle aurait bien pu finir là, plantée devant la grille sans pouvoir pénétrer la cour. En y réfléchissant bien, c'était plutôt tentant... mais c'était un plaisir qui aurait été difficile à expliquer à ses parents. Trop de problèmes à prévoir.

Danaë poussa la porte du bâtiment C, grimpa les marches des escaliers quatre par quatre, la respiration coupée. Il n'y avait déjà plus un chat dans les couloirs, et l'endroit avait un air paisible et abandonné. Un silence gris. Enfin, elle se précipita vers la troisième porte à droite, s'arrêta devant en reprenant son souffle. Elle poussa finalement la porte. Le prof d'Histoire-Géo lui jeta un regard surpris, puis une moue sévère.

— Mademoiselle Ponant... Nous allions commencer, vous avez de la chance !

La jeune fille hocha la tête à nouveau d'un air désolé, s'excusa à demi-mot et glissa à sa place sans traîner. Une véritable anguille de culpabilité. Puis, le cours put enfin débuter.

— Dana... !

Sophie, son amie la plus proche cette année, l'interpela en chuchotant. Elle était penchée vers elle, étalée sur son bureau et lui lançant un regard complice rongé par la curiosité. Danaë fit les gros yeux et secoua la tête sans répondre. Aussitôt, sa voisine grimaça.

— Pourquoi t'es en retard ?

Le professeur se racla la gorge, lançant un regard noir vers les deux adolescentes. Danaë soupira. C'est bon, elle ne voulait pas aggraver son cas. Faisant mine d'être absorbée par le cours, elle ignora son amie qui bouillonnait de frustration. Accoudée à la table, elle plongea son regard dans le noir du tableau, le fit glisser sur la carte blanche à peine esquissée.

Soudain, un tremblement.

Danaë sursauta, jeta un regard autour d'elle. Son bureau vibrait, tressautait presque devant elle. Elle attrapa les bords de la table, sentit le bois vibrer sous ses doigts. Une fraction de seconde encore, et ses camarades poussèrent des exclamations de surprise.

— C'est quoi ? Il se passe quoi ?! lança un des élèves, plus effrayé que les autres.

— M'sieur, m'sieur, y a un tremblement de terre !! répondit un autre.

Un tremblement de terre ? Il n'y en a jamais eu ici...

Le professeur ne broncha pas, mais son regard trahissait un certain étonnement.

— Allons, allons, j'en doute. C'est sans doute un gros camion...

Danaë jeta un œil à travers la fenêtre, donnant vue directement vers la cour. Un camion ? Pourtant le bâtiment était bien loin de la route, bordé de plusieurs allés d'arbres et même du petit cabanon du concierge... C'était une possibilité raisonnable mais tout aussi difficile à croire.

Malgré tout, il n'y avait plus rien. Plus un mouvement, plus un tremblement. Même pas le ronronnement d'un écho, d'un lointain véhicule un peu trop encombrant. L'ambiance électrique de la classe qui avait monté d'un coup se calma lentement malgré les piaillements du fond de la classe. Enfin, l'ordre fut rétabli tout à fait par le professeur. Mr Grégot, de son petit nom, n'aimait pas se laisser dépasser. D'une voix claire, il rassura les derniers élèves inquiets et demanda à tous de se rassoir. En vrai, il était plutôt cool et ouvert ; Danaë l'aimait bien. C'est qu'il n'en donnait pas l'air derrière ses lunettes rondes et son visage débonnaire, mais il savait visiblement gérer les mouvements de foule. Il valait mieux : après-tout, avec tout ce qui se passait ces derniers temps dans le monde, il était bon de savoir gérer la cohue. D'ailleurs, la région était en alerte terroriste depuis quelques mois, et les rumeurs que l'on entendait parfois par le directeur adjoint n'avaient rien de rassurant.

D'un coup, un autre tremblement.

Il était plus puissant, plus perceptible. Plus réel. Il roulait du fond des étages, remontait à travers les murs et secoua la bâtisse entière. Plusieurs élèves poussèrent un cri, et Danaë s'agrippa à nouveau à sa table, poussa sa chaise du bout du mollet. À côté d'elle, Sophie hurlait, réfugiée sous son bureau, accroupie et les mains sur la tête comme si le ciel allait s'écrouler. Elle avait bien écouté le dernier exercice de sécurité en cas d'attaque... Danaë, elle, n'avait pas bougé, tétanisée. Les tremblements n'avaient pas cessé, secouaient de plus bel le bâtiment. Toujours accrochée à ce qu'elle pouvait, la jeune fille regarda le plafond, effarée, et vit plusieurs plaques de placo tomber. Un crépitement, une coupure d'électricité... De nouveaux hurlements raisonnèrent dans la salle assombrie. Etrange, il ne faisait pourtant pas nuit, dehors... Certains de ses camarades coururent directement vers la porte, mais des craquements semblaient venir du couloir. Danaë ravala sa salive, les larmes aux yeux. Le professeur, que disait le professeur ?! Elle ne le vit pas, sans doute caché par la cohue et les nuages de poussière. Pourtant, elle entendait sa voix qui raisonnait plus loin. Enfin, elle jeta un autre coup d'œil sur sa voisine et voulut elle aussi se glisser sous sa chaise. Un craquement au-dessus. L'adolescente leva à nouveau la tête et n'eut que le temps de voir le plafonnier se décrocher. Un cri essaya de sortir de sa gorge, mais en vain. Elle sentit un choc dur sur son front. Et puis, le noir.

Une douleur. Fulgurante.

Un battement de cœur, en plein milieu de son crâne. Il frappait en rythme son front, lapidait son cortex en raisonnant. Le bruit sourd la réveilla, à moins que ce ne soit l'horrible tension qui l'enserrait toute entière. Enfin, elle rouvrit les yeux.

Elle était allongée, recouverte d'un drap fin et blanc. Était-elle morte ? Sa passion pour les séries américaines lui jouait des tours. Une morgue ? Elle n'était pourtant pas nue. La tête embrouillée, elle sentit l'oreiller sous sa nuque, entendit le léger gémissement d'un sommier. Un lit ? Que faisait donc un lit dans cette histoire ? Perdue, elle releva le tissu, le froissa d'une main inquiète en le remontant contre son visage. Aussitôt, elle sentit son aspect rugueux, son épaisseur inutile, cette légère odeur caractéristique d'ammoniaque. Et aussitôt, elle reconnut ce matelas trop dur, ce plafond de plaques carrées incrusté de petits points gris. L'infirmerie du bahut. Elle y était déjà allée une ou deux fois, surtout quand ses crampes d'estomac lui empêchaient d'aller en sport...

La jeune fille se redressa douloureusement et posa une main sur sa tête bourdonnante. Une fine poussière blanche glissa de ses bras, craquela et tomba sur le tissu dans un léger crépitement. Pourtant, elle n'y fit pas attention. Elle sentait sous ses doigts une bande tissée, enroulée autour de son crâne meurtrit. Un bandage ? Sérieusement, pourquoi ne pas l'avoir directement envoyée aux Urgences, plutôt ? Son lycée n'avait vraiment peur de rien. Un plafond s'écroule sur elle, et personne ne semblait vraiment s'en inquiéter... D'ailleurs, personne ne l'attendait à côté. Pas de silhouette compatissante ou inquiète, même pas un petit verre d'eau pour apaiser cette soif qui lui desséchait les lèvres. Elle passa sa langue sur ces dernières, et un étrange goût de sel lui piqua aussitôt le palais. La douleur se réveilla enfin tout à fait et lui fit pousser un gémissement plaintif.

— Il...il y a quelqu'un ?

Personne. Sans doute l'infirmière était partie dans le bureau à côté pour remplir quelques dossiers. Même le lit voisin était vide, pourtant complètement désordonné. Cela ne ressemblait pas à l'endroit, d'habitude si propre, si carré...

Et puis, soudain, Danaë compris que quelque chose n'allait pas. Elle cligna des yeux pour mieux voir, essayant de rassembler ses esprits. C'était étrange, la pièce n'était pas allumée. Seule la lumière timide du jour perçait à travers la petite fenêtre sale. Sale... ? Depuis quand ? Le sol aussi paraissait couvert de poussière et de tâches terreuses. Il lui semblait même voir quelques feuilles mortes, laissées-là sans que personne n'y prenne garde...

Danaë essaya de se lever, y arriva tant bien que mal en s'accrochant au mur. Ce dernier aussi n'avait plus ce blanc éclatant qu'elle lui connaissait... Il était marron, poudreux, presque fissuré. Le séisme avait-il fait autant de dégât que ça ? Enfin, la jeune fille s'accrocha à la poignée de la porte, ouvrit celle donnant directement dans le couloir. Elle y entra.

Elle n'en croyait pas ses yeux. L'endroit était méconnaissable, et rien de ce qu'elle pouvait apercevoir dans la pénombre ne ressemblait à l'ancien couloir du Lycée. Tout y était détruit, craquelé, parcouru de lianes boisées et de végétation luxuriante. Impossible. Une ruine abandonnée, une jungle étrange qui avait craqué les murs et le plafond. Au deuxième étage du bâtiment C. Danaë retint son souffle, voulut se pincer pour voir si elle ne rêvait pas. Bien sûr, elle ne le fit pas et se mordilla la lèvre nerveusement presque jusqu'au sang. Sa tête lui lança à nouveau, comme pour lui rappeler que sa douleur était bien réelle. Elle se rattrapa au mur rugueux, couvert en partie de lierres vivaces et touffus. Chancelant un instant, son regard tomba sur le sol abîmé, cassé à certains endroits par de larges racines tentaculaires. Elle passa par-dessus l'une d'entre elle, se redressa à nouveau et continua d'avancer avec hésitation. Pas un bruit, pas une seule personne pour lui expliquer ce qu'elle faisait là. Soudain, la panique monta en elle et son cœur s'accéléra. Elle se mordit à nouveau la lèvre et voulut se précipiter vers une fenêtre. Impossible d'y voir dans ce couloir fermé transformé en vallée accidentée. Elle se mit alors à courir comme une possédée, sautant par-dessus les herbes déjà hautes et ouvrant l'une des portes à sa droite. Elle savait ce qu'elle devait y trouver : c'était une classe, vide, délabrée. Pourtant, seules les chaises et les quelques tables encore debout permettaient de se souvenir à quoi cet endroit servait. Quelques touffes d'herbes courraient à travers le sol poussiéreux, se faufilaient entre les barres de métal, se coinçaient même dans l'un des côtés du tableau à moitié écroulé, et rajoutaient une touche colorée à l'ensemble grisâtre et désordonné. Mais le plus étonnant, le plus époustouflant même, Danaë le voyait juste derrière, à travers la fenêtre. Avec la vue imprenable sur le bâtiment A, sur les quelques autres immeubles de la ville même, elle ne pouvait rien rater : tout était recouvert de plantes et de mousse, de lianes et d'arbres immenses, rongeant la pierre et le béton ; les bâtisses à moitié détruites, comme érodées par le temps. La jeune fille, éberluée, s'approcha de la vitre. Cette dernière était brisée, et le souffle du vent lui balaya le visage, lui fouetta les joues comme pour la réveiller. Au loin, le hurlement d'une bête sauvage. Plus rien ne bougeait, plus un seul humain ne semblait exister dans cette jungle à la fois urbaine et végétale.

C'était un monde apocalyptique où la nature avait repris ses droits.

___

Danaë descendait des escaliers quatre par quatre, haletante, un sac posé contre sa poitrine. Moins qu'un sac, c'était en fait un bout de drap _le même qui la recouvrait quelques minutes avant, rempli des quelques affaires qu'elle avait dégoté tout au fond des tiroirs. Une plaquette de doliprane qu'elle s'était empressée d'entamer, d'autres médicaments inconnus, un ciseau rouillé... et même un effaceur de tableau abandonné. Que pourrait-elle bien en faire ? Elle ne le savait pas encore, mais ne savait-on jamais. En fait, c'était tout ce qu'elle avait trouvé qui lui rappelait la civilisation dans cette terre abandonnée ; le reste semblait avoir disparu, pillé ou que savait-elle encore. Elle avait rempli le tissu, paniquée, se rappelant des règles élémentaires de survie, puis se décida enfin à changer d'étage. Il n'y avait plus aucune trace humaine ici, et semblait-il depuis des années. Impossible.

— Il y a quelqu'un ? Répondez !

Pas un bruit, sinon celui de ses pas qui raisonnaient sur le sol. Plus assurée, elle continua son exploration quand soudain, son ventre gargouilla, se tordit presque par la faim. Elle ne s'en était pas rendu compte encore, assommée par la douleur, mais sa gorge asséchée réclamait à boire et à manger. Elle se dirigea presque mécaniquement vers le rez-de-chaussée, se glissa entre les herbes, força l'une des portes du hall bloquée par la mousse. Elle connaissait l'endroit par cœur ; elle s'y était rendue hier encore, comme chaque jour, aux heures de pause. Sa main glissa sur la barre où elle s'appuie d'habitude, désormais recouverte d'étranges excroissances vertes. La semelle de sa chaussure crissa, écrasa quelques morceaux de verre tombés là. Elle avait trouvé ce qu'elle cherchait.

Un distributeur était affaissé par terre, comme poussé, arraché de son mur et sauvagement saccagé. La vitre avait éclaté et le contenu s'était répandu par terre, à moitié enfoui sous les racines. Pourtant, il ne semblait plus rester grand-chose. Où était tout le reste ? Malgré tout, la jeune fille trouva quelques barres de céréales et une bouteille de jus à peine abîmée qu'elle ouvrit aussitôt. Son geste s'arrêta d'un coup, jetant un regard suspicieux au liquide orange. Il semblait clair, normal... buvable. Elle renifla, puis, étranglée par la soif, renversa sa tête et but une longue rasade. Le goût sucré lui réveilla immédiatement la langue, apaisa son corps tout entier en manque. La boisson était non seulement potable, mais gardait le même goût habituel qu'elle aimait tant. Seule elle n'avait pas changé. Rassurée, la jeune fille attrapa un emballage et commença à l'ouvrir avec avidité. Pourtant, elle s'immobilisa. Plus loin, sur la verrière à moitié cachée par les feuilles, quelque chose avait attiré son attention. Elle s'avança lentement, scruta avec inquiétude la façade polie. Elle était recouverte de poussière, comme le reste, et c'était justement à cause d'elle qu'elle pouvait voir ce qui l'intéressait : trois traces de doigts, juste là, de taille adulte, qui zébraient la surface marronnâtre. Une trace de main, que quelqu'un avait laissé là après la catastrophe.

— Je ne suis pas seule... laissa-t-elle échappée dans un murmure.

Bien sûr, elle ne pouvait pas être la seule survivante. D'ailleurs, quelqu'un l'avait bien mise dans ce lit, et maintenant, quelqu'un avait bien touché cette vitre. Il n'y avait aucune trace de pas, mais après-tout, elle n'était pas une experte en pistage... Peut-être était-elle passé à côté d'énormes indices...

Tant pis.

Rassérénée, la jeune fille mordit à pleine dent les céréales et engouffra le reste dans son baluchon de fortune. D'un pas décidé, elle poussa enfin la porte vers l'extérieur et pénétra la cour intérieure.

— Youhou, vous m'entendez ?! cria-t-elle plus fort.

Le vent seul sembla répondre à son appel, s'engouffrant dans les galeries de sève et de béton. L'extérieur semblait pareil à l'intérieur, recouvert d'herbes, cassés à plusieurs endroits par des racines et des troncs puissants sortis de l'asphalte. Pas un chat non plus, inutile de rester ici plus longtemps. Son cœur se serra quand, enfin, elle pensa à sa famille : et s'ils avaient eux-aussi disparus ? Elle n'y avait pas encore pensé, trop perdue, trop subjuguée, trop assommée par sa blessure et la faim. Elle accéléra le pas et se dirigea vers la grille d'entrée, toujours belle et bien fermée. Plusieurs arbustes s'y étaient accrochées, la dissimulant ça et là. Danaë secoua la grille puis, déterminée, noua son sac autour de la taille et s'approcha à l'un des branchages. Les épines ne lui donnaient pas vraiment envie de s'y frotter, mais tant pis, ce n'était pas le moment d'hésiter. Elle posa un pied sur une racine, s'accrocha au métal vieilli à la peinture écaillée, se hissa de toutes ses forces. D'un coup de talon sur un arbuste un peu plus haut, elle monta encore et bascula de l'autre côté. Elle cria en s'accrochant à l'une des tiges de la barrière, puis amortit sa chute dans l'herbe molle de l'autre côté. Ça y est, elle y était : dans la rue ou plutôt ce qu'il en restait. Elle se releva, s'épousseta en regardant autour d'elle. Là, derrière-elle, trônait ce qu'il restait du Lycée où elle s'était réveillée. Devant, la route bosselée et les quelques immeubles éventrés l'attendaient. Juste-là, à quelques pas, un grand camion de pompier posé sur son flanc qu'elle avait déjà repéré. Une veille épave rouge abandonnée. Une ambulance ? Peut-être que c'était celle appelée pour elle ? Si c'était vraiment le cas, ce qui s'était passé avait dû être vraiment foudroyant...

Sans même hésiter, l'adolescente s'approcha du véhicule, écarta la porte arrière déjà ouverte. Il n'y avait plus rien à l'intérieur, si ce n'était de la terre et quelques touffes d'herbes qui rongeaient la carrosserie. Danaë soupira. Toute la rue jusqu'à l'arrêt de bus (ou du moins ce qu'elle arrivait à en distinguer, brinquebalant à travers les feuillages) était bouché. Il y avait des carcasses de voiture au milieu de la route, renversées par d'étranges branchages. Le goudron était usé, les peintures à moitié rongées par la rouille et la verdure. Tout semblait immuable.

Il fallait qu'elle sache, qu'elle voit par elle-même ce qui s'était passé. Qu'elle découvre où était partit tout le monde. Elle marcha quelques mètres, pénétra la première maison à sa droite. Son portail était ouvert, brisé par une dizaine de ronces violacées. Danaë attrapa la vieille poignée fichée sur la lourde porte d'entrée, la poussa sans difficulté. La maison lui rappelait son Lycée : sombre, empêtrée dans la végétation... Et vide. Pas une trace, rien. Même pas quelques doigts laissés sur un miroir sale. Tout avait été pris, comme si quelqu'un _ou quelque chose_ s'était déjà servi. D'ailleurs, il n'y avait ni corps, ni squelette : aucune trace humaine morte ou vivante. Peut-être les animaux les avaient emportés... ? Gênée tout de même de rentrer chez des inconnus, la jeune fille n'osait pas trop fouiller les pièces, même pas cette petite chambre aux couleurs fanées, aux dessins déchirés, appartenant sans doute autrefois à un enfant. Seul un ours en peluche laissé sur un vieux lit empoussiéré restait là à attendre son ancien maître. Danaë frissonna, croyant entendre un hurlement lointain, à moins peut-être que ce ne soit le vent. D'un coup, des larmes lui montèrent aux yeux : et sa famille, qu'était-elle devenue ? Elle n'avait retrouvé aucun de ses amis, et ses chances pour retrouver ceux qu'elle aime semblaient s'amoindrir au fil de ses pas. Elle renifla bruyamment, les mains serrées contre ses épaules, regardant les herbes qui avaient pointé sous le plancher. Même pour rentrer chez elle, pour essayer de les retrouver dans ce monde accidenté, cela prendrait un temps fou. Enfin, elle abandonna la peluche, la chambre pastelle et toute la maisonnée figée dans les ronces. Dehors, le chaos l'attendait. L'air fermé, les lèvres serrées, elle reprit la route sans broncher.

La jeune fille marchait depuis déjà plusieurs dizaines de minute quand un crissement de pneu au loin la fit sursauter. Elle s'arrêta, paniquée, et fouilla l'horizon du regard, cherchant derrière les immeubles encrassés, pensant avoir rêvé. Une voiture. C'était bel et bien une voiture qui se dirigeait à toute vitesse à travers les racines sauvages, les monticules de terres et les débris. Danaë resta interdite. Quoi ? Enfin quelqu'un qui pouvait venir la sauver ?! Pourtant, la peur lui serra la poitrine. Qui était-ce ? Pourquoi arrivaient-ils aussi vite par ici ? Et si c'était des fous, des bandits, des... Et si ? Sans comprendre, elle se précipita derrière un muret, se cacha du mieux qu'elle put devant une petite station d'essence. Soudain, un claquement. Une autre voiture suivait la première, pédale au plancher. Un homme était à la fenêtre, quelque chose de noir qui en dépassait. Une chose qu'elle reconnut rapidement : après tout, elle avait vu assez de séries d'action pour le deviner... Une arme à feu ! Mon dieu, l'homme tirait sur la voiture de devant ! D'autres claquements raisonnèrent, accompagnés du grondement des moteurs. La jeune fille frissonna, se tassa contre la protection de pierre en priant que les balles ne toucheraient pas le réservoir de la station. Le vacarme se rapprocha, les échos de l'échange pétaradant tout autour d'elle. Les deux véhicules passèrent à toute allure juste devant la station dans un vrombissement et des crissements de pneu assourdissant. La jeune fille jeta enfin un œil derrière le muret et vit la première voiture s'enfoncer vers le parking de la supérette V juste à côté, ou tout du moins ce qu'il en restait. Non, non, tu vas te retrouver bloqué... pensa l'adolescente. Elle n'était pas seulement inquiète pour le fuyard, mais aussi pour elle-même : que pourrait-elle bien faire si un échange meurtrier se déroulait à juste quelques mètres d'elle ? Une échauffourée post-apocalyptique et sanglante n'était absolument pas la première chose qu'elle voulait voir de ce nouveau monde.

Figée, les yeux écarquillés, l'adolescente sursauta encore. Ce n'était plus tant la scène, ni même d'enfin rencontrer des êtres vivants qui l'interloqua. C'était l'apparence de ce bras, de cette main griffue recouverte de poil, de ce visage étrange qu'elle venait de voir passer tout juste devant elle à travers la fenêtre des poursuivants...

La première voiture s'était retrouvée coincée dans le parking, comme la jeune fille le pensait. Des silhouettes en étaient sorties, s'étaient dispersées à travers les buissons sous une pluie de balle ennemis. Danaë pouvait apercevoir les agresseurs, de grandes créatures tout droit sorties des enfers, tenant des fusils entre leur grosses pattes. Elle décida de ne pas bouger : le moindre bruit, le moindre mouvement pouvait bien les attirer par ici, même s'ils étaient encore relativement éloignés. Pourtant, elle s'inquiéta aussitôt que les bêtes humèrent l'air, semblant renifler les alentours. Danaë avait un chien, un chat, et même un poisson rouge ; elle savait donc très bien qu'un animal pouvait renifler sa présence à des mètres. A des kilomètres même, qui sait... Et ces choses avaient tout l'air d'animaux enragés. Il y en avait même un qui semblait ressembler à un doberman, ou tout du moins de ce qu'elle arrivait à en distinguer : les oreilles droites, le pelage noir et feu, le tout surmontant une silhouette longiligne et solide habillée de noir. Habillé d'un costume noir plus précisément, très élégant et bien coupé au demeurant.

La jeune fille sentit de nouveau la peur monter en elle, ses muscles se contracter. Non, vraiment, ce rêve commençait à tourner au n'importe quoi ! Car tout ceci ne pouvait n'être qu'un rêve... Soudain, elle sursauta encore, manquant de peu de pousser un cri. Une ombre avait bougé juste à quelques mètres d'elle, et semblait avoir fondu dans les buissons. Elle retint son souffle, fouilla les feuillages du regard. Deux croissant lumineux semblèrent la fixer avec férocité. Une petite larme de terreur coula sur sa joue.

— Trouvez-les et tuez-les ! Ne laissez aucun survivant !!! » aboya l'une des créatures plus loin d'une voix rauque.

Le cœur de Danaë était au supplice, jonglant entre frayeur et colère. Mais c'est quoi encore, ce bordel ?! Les deux yeux lumineux continuaient à l'observer, à lui lancer des regards plein de menaces. D'un coup, un autre bruit à sa droite. Un cri s'échappa enfin de sa poitrine, comme libéré de sa cage thoracique. Pourtant, elle n'eut pas le temps de l'entendre.

Il y avait bien eu du bruit à sa droite, et même plus qu'un bruit : une autre créature avait surgi et s'était dirigée à toute vitesse sur elle. Mais en face était sortit du fameux buisson une immense silhouette noire, luisante, qui avait directement bondit elle aussi sur la jeune fille, bloquant sa bouche et frappant sa tête contre le sol. Son crâne lui fit à nouveau mal. A moitié sonnée, Danaë rouvrit la bouche, étonnée d'être encore en vie. Sa vue était floue, et elle avait du mal à respirer avec la chose qui lui bloquait ses lèvres. Cela semblait être une patte, une grosse patte toute douce...

Devant ses yeux embués se trouvait un gros chat noir, ou peut-être une panthère... Elle cligna des yeux, refixa à nouveau les deux croissants dorés qui l'avait fixé quelques seconds auparavant. Ce n'était pas un animal : il avait des bras, des jambes, un corps humain recouvert de poil. Mais sa tête avait les traits d'un félin, les yeux animés d'une intelligence supérieure.

— Que fout une humaine ici ? cracha-t-il à voix basse.

— Tais-toi, ils vont nous entendre ! répondit l'autre créature à côté.

Elle était plus petite, d'une couleur grise, blanche et orange, mais avec le même visage carnassier.

Trop tard, une balle se ficha à quelques centimètres à peine de la tête de l'adolescente, en plein dans le muret. Le grand félin attrapa Danaë, l'envoya rouler derrière une autre barrière de pierre juste avant qu'une nouvelle volée de balle ne retomba sur eux. La lycéenne ne comprenait plus rien. Une embuscade avec deux gros chats géants, vraiment ? Encore sonnée par le choc, elle ne vit pas tout de suite une nouvelle voiture arriver à toute trombe, un grand Range Rover freiner juste devant eux. La porte coulissa, et un cri les interpella :

— Dépêchez-vous, vite !

Les deux félins grimpèrent à toute vitesse, la laissant plantée derrière son muret. Quoi... QUOI ?! Une autre balle frappa juste à côté d'elle, et elle poussa un cri apeuré.

— On la laisse crever là ? Ils vont pas la rater...!

Un silence de trois millisecondes, qui parut pourtant une éternité. Un grognement de rage raisonna, et elle vit le chat noir revenir, lui tendre un bras. Sa vue brouillée par ses larmes l'empêchait de bien voir, mais elle s'agrippa à cette main tendue _ cette patte, et plongea elle-aussi dans l'ombre du 4x4. Enfin, la voiture filait à toute allure, ignorant les derniers coups de semonces raisonnant derrière eux.

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