Le Manoir

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Il fait très beau lorsque Drago transplane à l'entrée du village qui borde le manoir Malefoy. D'aussi loin, il peut déjà le voir : gigantesque masse noire perchée au sommet de la colline, dominant tous les autres. Rien qu'à cette vision, l'estomac du jeune homme se tord. Depuis combien de temps n'a-t-il pas mis les pieds ici ? Dix ans ? Il est parti presque immédiatement après la fin de la guerre. Incapable de vivre avec les souvenirs prisonniers de cette horrible demeure. Incapable de prétendre, comme ses parents, que rien ne s'était jamais passé. Que le Seigneur des Ténèbres n'avait pas vécu des mois sous leur toit, tuant et torturant à loisir, assassinant sous les yeux d'un Drago adolescent les professeurs et les élèves qu'il connaissait depuis l'enfance...

A nouveau, le fantôme de Charity Burbage se profile dans la conscience de Drago, mais il le repousse farouchement. C'est un autre spectre qu'il est venu convoquer aujourd'hui. Le spectre du passé. Le spectre du petit garçon qu'il a été, et de ceux qui ont fait de lui ce qu'il était. Que va-t-il leur dire ?

Cette question, Drago se l'est posée cent fois depuis les conclusions de Granger. Pour comprendre l'origine du sort qui le touche, il n'a pas le choix : il doit revenir aux origines du mal, à la demeure familiale, l'endroit qui sans aucun doute représente le mieux pour lui l'Enfer sur Terre. Il n'a pas le choix s'il veut survivre. Et Drago veut survivre. Du moins le pense-t-il.

Attaquant l'ascension de la colline, le jeune homme endure silencieusement ce soleil éblouissant qui l'aveugle. Il a toujours détesté les jours de beau temps. Ils lui donnent l'impression que l'intégralité du monde tient à lui faire la démonstration de sa joie éclatante, là, tout de suite, alors qu'à l'intérieur de lui-même ne règne que la nuit. Plus que jamais aujourd'hui, Drago saigne en silence. Chaque pas le rapproche de cette enfance qu'il renie par tous les pores de sa peau, de toutes les erreurs qu'il a commises au cours de sa courte et pitoyable vie, de tout ce qu'il ne peut plus changer.

Arrivé au bout du chemin, il distingue les fenêtres du premier étage, condamnée par des volets de bois. Chaque détail exhume avec lui un autre souvenir. La façade de la grande salle où Potter, Weasley et Granger ont été ramenés prisonniers par les Rafleurs. Les fenêtres enterrées de la cave où Voldemort gardait les propres camarades de Drago en otages. La chambre de Drago, au deuxième étage, et toutes les nuits d'insomnie qu'elle a contemplées...

Le jeune homme inspire profondément. Le seul contact de la grille en fer forgé lui donne envie de vomir. Mais il ne peut s'empêcher de remarquer que le manoir est dans un état de délabrement avancé.

Depuis combien de temps le toit s'est-il effondré sur les greniers de l'aile ouest ? Depuis combien de temps les vitres du dernier étage sont-elles condamnées dans leur intégralité ? Et le jardin, quand a-t-il connu sa dernière saison d'entretien ? Tout respire l'abandon et la mort. Le lierre grimpe librement à l'assaut des pierres apparentes, détruisant le mortier, éboulant des pans entiers du mur, s'insinuant partout. La vieille demeure des Malefoy, autrefois si fière et flamboyante, a enfin fini par revêtir l'aspect qui reflète le mieux sa nature : une masure sordide trouée de courants d'air, moisie sur elle-même, prête à s'effondrer sous le poids de sa propre putréfaction.

Drago se tient sur le seuil de la porte. L'antique sonnette en forme de serpent le contemple, comme pour le défier d'entrer. Le fils prodigue enfin de retour chez lui... Drago fait signe au reptile, et la sonnerie retentit dans les salles vides du manoir Malefoy.

Les secondes s'écoulent, insoutenables. Drago peut presque les sentir peser sur sa nuque : elles quittent douloureusement le présent pour sombrer dans le passé... Que donnerait-il, lui aussi, pour pouvoir y échapper ?

Finalement, la lourde porte d'entrée prend vie et coulisse, lentement, sans le moindre bruit. Personne ne se tient derrière. Drago entre, circonspect. Une abominable odeur de moisissure le prend aussitôt à la gorge. Un mélange de poussière, de salpêtre, et de miasmes en liberté dans l'air. Même protégé par la déficience de ses sens, Drago doit étouffer une quinte de toux.

Après la lumière franche de l'extérieur, ses yeux peinent à s'habituer à l'obscurité ambiante. Tous les rideaux sont tirés. Troués de mites, ils dégoulinent littéralement de toiles d'araignées. Le grand escalier d'honneur, avec ses marches en ébène ciré, disparaît dans les ténèbres du grand hall. Au sol, la mosaïque de marbre se soulève au gré de l'humidité. Une grande partie du pavement s'est déchaussé, dessinant des formes abstraites maculées de boue.

Drago regarde autour de lui. Rien n'indique que la maison est habitée. Ses occupants semblent avoir disparu depuis longtemps, envolés vers des contrées plus hospitalières, loin du souvenir de la guerre. Tous les tableaux sont décrochés, déchirés, ou tournés face vers le mur. L'empreinte de leur cadre se devine encore, vestige d'une époque plus heureuse. Drago se souvient de Lord Voldemort franchissant ce même seuil au grand jour, gravissant les marches pour prendre possession de la demeure...

Il frissonne. S'il prend à droite, il trouvera la longue salle à manger, avec sa table monastère en chêne massif et le sang de Charity Burbage incrusté dans les rainures du bois. S'il prend à gauche, il trouvera le salon d'apparat, encore rempli des cris de Granger soumise à la torture de sa tante Bellatrix.

Drago ferme les yeux et les poings, très fort. Plus que jamais, le passé lui semble plus vivant que l'instant présent. Alors que ses sens l'abandonnent lentement, il ressent avec une clarté terrifiante chaque détail de ces scènes de cauchemar qui ont formé son quotidien pendant près d'un an. Et s'il n'y avait que cela...

L'année du règne de Voldemort était la pire de toutes, bien sûr. Celle qui l'a précédée aussi. Mais avant de devenir un Mangemort, Drago était avant tout un adolescent arrogant, bercé de principes abjects depuis l'enfance, pourri jusqu'à la moelle. Il ne l'a pas oublié. Il se revoit lui aussi, se pavanant dans le grand escalier d'honneur. Ordonnant à son elfe de maison de cirer une nouvelle fois ses chaussures pour le simple plaisir d'asseoir sa supériorité. Écoutant son père disserter sur les Sangs-de-Bourbe et les Sang-Purs, Voldemort, Dumbledore, Potter, et toutes les raisons pour lesquelles naître Malefoy valait mieux que quoi que ce soit d'autre au monde.

En songeant à tout ceci, Drago sent sa vieille honte se réveiller. La culpabilité qui le taraude nuit et jour depuis déjà dix ans. Il se souvient de son dernier jour au manoir. Depuis des semaines déjà, les conflits avec ses parents se faisaient de plus en plus nombreux. « Tais-toi », lui disait son père. « Nous avons eu de la chance d'échapper à la bataille. De la chance d'échapper au jugement. Qu'est-ce que tu voudrais de plus ? A présent, il faut survivre. Pour notre famille. »

Survivre... A quoi bon ? La survie, Drago n'en voulait pas. Pas après tout ce qu'il avait vécu. Pas après tout ceux qui étaient morts par sa faute. La vie ne pouvait tout simplement pas se poursuivre comme elle le faisait auparavant. Ses parents et lui ne pouvaient pas rester impunis pour leurs crimes, c'était possible. Drago ne voulait pas croire que le monde fonctionnait ainsi. Si la société ne se décidait pas à le châtier, alors il se châtierait lui-même.

La nuit tombée, Drago n'avait rien emporté. Il n'avait rien dit à personne, pas même à sa mère. Il ne s'était autorisé aucun bien, aucun souvenir, pas même d'argent. Il était simplement parti dans la nuit, avec ce qu'il portait sur le dos.

– Il y a quelqu'un ?

Drago tremble d'entendre sa propre voix. Elle n'a plus résonné entre ces murs depuis tellement longtemps... Seul le silence lui répond. Le silence, et une armée de fantômes... Drago pourrait presque les percevoir dans l'air. L'atmosphère lui paraît lourde, moite, chargée de tous les événements qui ont marqué la vieille demeure, et de tout le mal qui s'y est déroulé.

Le jeune homme monte le grand escalier. Une impulsion soudaine le pousse à vouloir tout voir, tout explorer, retourner le couteau dans sa blessure jusqu'à l'os. Le premier étage se livre à lui, rempli de murmures et de meubles brisés. Par endroits, des graffitis magiques apposés sur les murs flamboient sans prévenir et s'écrient : « MANGEMORTS ! ». Visiblement, la maison a été visitée plus d'une fois. Le pillage n'a pas laissé grand-chose à sauver. Et Drago ne peut s'empêcher d'en éprouver une certaine mélancolie.

Cette maison, c'est une partie de lui. Peu importe à quel point le passé lui pèse, si l'on venait à peler son âme comme un oignon desséché, on finirait par trouver quelque part, au plus près du centre, un manoir victorien fier des origines de sa famille.

« C'est donc tout ce qu'il reste des Malefoy ? », songe Drago, amer. « Tout ce pour quoi Père s'est battu, cela se résume donc à ceci ? Il n'aura fallu que dix ans pour sombrer dans l'oubli... Dix ans, pour une famille millénaire. »

Du bout d'un ongle, Drago chasse un fragment de stuc échoué sur une commode :

« C'est tellement pathétique. »

Il ne sait ce qui brûle le plus en lui : aigreur ou dédain. Il maudit tout ce que ce manoir représente. Et il maudit les souffrances qu'il a endurées pour lui, alors qu'il se retrouve maintenant réduit en ruines... Comme si le manoir, dix ans plus tard, se réveillait d'entre les morts pour lui avouer ce qu'il redoutait déjà depuis des années : « Toute ta vie aura été vaine. Rien de tout ceci n'avait de sens. Et lorsque tu mourras, ce sera comme si tu n'avais jamais existé. »

Drago enfouit son visage entre ses mains. L'atmosphère viciée de la maison lui donne des vertiges. Il trouve néanmoins la force de se hisser jusqu'au deuxième étage, pour redécouvrir sa chambre.

Le lit à baldaquin est resté en place. Le secrétaire aussi. Tout est resté exactement tel que Drago l'avait laissé, cette fameuse nuit. Bien sûr, une épaisse couche de poussière recouvre l'ensemble, et les souillures dans l'édredon et le tapis montrent le passage des chauves-souris, des loirs et autres nuisibles. Mais, dans le creux des oreillers, un narcisse blanc reste intact, comme figé.

Drago s'en approche doucement. Comme s'il assistait à la scène, il peut imaginer sa mère en pleurs, renonçant à l'espoir de revoir son fils un jour, déposer pour lui une fleur en guise d'adieu. Il s'en saisit presque avec crainte. Ses doigts tremblent. La fleur dégage sans doute un parfum qu'il est incapable de percevoir. Le parfum de sa mère. Narcissa.

Brusquement, Drago éclate en sanglots. C'est plus fort que lui : la tendresse des bras de sa mère, qu'il avait chassée de sa mémoire depuis toutes ces années, éclate soudain dans son cœur à travers cette fleur abandonnée dans la nuit.

« Pardonne-moi, Maman », songe Drago en serrant le narcisse contre sa poitrine. « Pardonne-moi... Je ne voulais pas te faire de mal, mais je ne pouvais pas continuer ! Pardonne-moi... »

– Tu es en retard, fait soudain une voix.

Drago sursaute violemment. Dans l'encadrement de la porte, une silhouette se découpe à la faveur des ombres, fuyant la lumière du jour.

Drago ne bouge pas. Quelque chose dans le grain de cette voix l'a cloué sur place. Un autre fantôme, sorti tout droit du royaume des morts...

– Père ? risque-t-il.

Lucius Malefoy émerge de l'obscurité. S'il n'avait pas reconnu sa voix, Drago aurait été incapable d'affirmer que c'était bien lui. Dix ans le séparent de cet être décharné, enveloppé dans une robe de chambre trouée aux mites, couvert de crasse. Il ne reste plus rien de sa longue chevelure platine qui faisait sa fierté d'autrefois. A présent, seuls quelques filaments éparses pendent encore sur ses épaules, telle une toile d'araignée déchirée. Son regard de rapace est resté le même, profondément enfoncé dans des orbites saillantes. Les os ressortent sur ce crâne de cauchemar. Lucius Malefoy a maigri. Drago n'a même pas besoin de lui parler pour voir la maladie grouiller en lui. Et cela le terrifie :

– Père ? répète-t-il.

– « Père ? », parodie Lucius. Il n'y a pas de père dans cette maison.

Drago avale sa salive. Le choc l'empêche de réfléchir. Il s'était préparé à ces retrouvailles, du mieux qu'il le pouvait, mais pas comme ça... La vision en chair et en os de ce qu'est devenu son père lui saute au visage :

– Où est Mère ? demande-t-il.

– Tu es en retard.

– En retard pour quoi ?

– Ça fait six ans que tu es en retard.

Drago inspire profondément. Ses sens lui font de nouveau défaut, mais il devine rien qu'à l'aspect de la robe de chambre, de son crâne graisseux et de ses ongles noircis, que Lucius doit dégager une odeur pestilentielle :

– Je suis venu vous parler, dit-il en rassemblant son courage.

Lucius ricane :

– Me parler ? Me parler de quoi ? Je croyais que nous n'avions plus rien à nous dire, toi et moi. Ce n'est pas ce que tu disais, juste avant de t'enfuir ?

– Que s'est-il passé ici ?

– Exactement ce que tu désirais ! La justice. Regarde à quoi elle ressemble, ta justice.

Lucius écarte grand les bras. Le peignoir révèle sa poitrine à nue, grisonnante, blanche comme un Inferius, avec ses côtes prêtes à transpercer sa peau.

Drago recule d'un pas. Il n'y a plus de raison dans le regard de son père. Il ignore comment lui parler, ni s'il reste quoi que ce soit à tirer de lui. Il le faut pourtant :

– Père, votre Marque... Est-ce que vous la sentez encore ?

Lucius écarquille les yeux. Tout ce qui sort de la bouche de Drago semble être sur le point de le faire mourir de rire :

– Ma Marque ? répète-t-il. Pourquoi ? Tu te sens des airs de nostalgie, tout à coup ?

– Répondez-moi, s'il-vous-plaît.

Lucius tire sa manche en grand. Sur la peau blafarde de son avant-bras, la Marque des Ténèbres se devine à peine, souvenir d'un poison qui brûle peut-être encore dans ses veines :

– Père, reprend Drago, la gorge sèche. Avez-vous remarqué des changements, dans la perception de vos sens ? Votre odorat ? Votre toucher ?

Lucius secoue frénétiquement la tête. Il s'avance à l'intérieur de la chambre, amenant au plus près de Drago son faciès infernal :

– Tu es encore plus fou que je ne l'imaginais, murmure-t-il, la voix rauque. Je croyais que tu étais mort. Que c'était ce qui pouvait t'arriver de mieux. C'était ce que je disais à Narcissa.

Les entrailles de Drago se glacent. Il n'est peut-être plus capable d'éprouver de douleur physique, mais son angoisse, elle, est bien réelle :

– Où est Mère ? demande-t-il à nouveau.

– Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? crache Lucius. Est-ce que tu t'en souciais, quand tu es parti ? Pourquoi est-ce que tu t'en soucierais maintenant ?

– Vous allez me répondre ?!

Lucius désigne la fleur du menton :

– Je vois que tu as trouvé son cadeau. Tous les soirs, elle venait pleurer dans ta chambre, comme si ça pouvait te faire revenir. Tous les soirs, elle s'endormait sur ton lit, en larmes, refusant de manger. Mais ça n'avait pas d'importance pour toi à l'époque, pas vrai ? Ta mère, toi, moi, misérables larves, nous ne méritions pas de survivre. Il fallait que l'on souffre pour ce que l'on avait fait, pas vrai ? Cette souffrance, ta mère, finalement, elle la méritait !

– Je n'ai jamais dit ça ! proteste Drago. Je n'ai jamais voulu lui faire du mal et vous le savez !

– Ah oui ? Alors pourquoi est-ce que tu ne lui as jamais écrit ? Pourquoi est-ce que tu ne reviens que maintenant, pour me poser des questions absurdes, pour savoir comment je vais, alors que tu n'en as jamais rien eu à foutre de toute ta pitoyable existence ?

Drago avale sa salive. Face à lui, Lucius renifle de dédain :

– Regarde-toi, lance-t-il. On dirait un cloporte qui a peur de son ombre. Tu pues la peur et la mort. C'est pour ça que tu viens me voir, cloporte ? Tu as peur de mourir ?

Drago ne répond rien. Lucius, lui, termine son inspection :

– Pour autant que je le sache, tu as eu peur toute ta vie. Un traître et un lâche, voilà ce que j'ai eu comme fils.

– Vous auriez préféré avoir un fils meurtrier ?

La répartie de Drapo prend Lucius au dépourvu. Cette fois, c'est au vieil homme de reculer, tandis que Drago laisse éclater toute la colère, la frustration et l'humiliation qui, depuis des années, le rongent dans son âme et son corps :

– Vous auriez préféré un bon petit Mangemort, pas vrai, Père ? Un fils qui fasse la fierté du Seigneur des Ténèbres ? Vous savez ce qu'il se serait passé, alors, durant ma sixième année à Poudlard ?

Drago lit la peur sur le visage de son père, et il en éprouve une satisfaction comme il n'en a encore jamais connue :

– Je vous aurais tué. Pour avoir trahi Voldemort et provoqué la destruction de l'un de ses Horcruxes, je vous aurais assassinés, vous, Mère, et ce manoir tout entier. C'est cela que vous attendiez de moi, Père ? Que je sois un parfait petit soldat ? Que j'obéisse à un taré sanguinaire sans me poser de questions, comme Bellatrix ? C'était ça, pour vous, faire honneur au nom des Malefoy ?

– Tu n'es qu'un petit ingrat et un imbécile...

– Oui, je suis un imbécile. Pendant des années, je suis resté sous votre coupe, et j'en paye les conséquences encore aujourd'hui. J'ai commis des crimes dont aucun adolescent ne se relèverait jamais. J'ai trahi ma conscience, tellement souvent que j'en ai perdu le compte. Comment ai-je pu ne pas ouvrir les yeux plus tôt, et vous voir tel que vous étiez vraiment ? Il faut être un imbécile pour ne pas s'en rendre compte, pas vrai ? Regardez-vous. C'est de ça que j'ai eu peur toute ma vie ? C'est à cause d'un connard comme vous que j'ai foutu ma vie en l'air ?

Drago agrippe la robe de chambre miteuse de Lucius et le plaque contre le mur. Sa colère a quelque chose de salvatrice : déterminée, calme, et infiniment pure.

– Je n'en ai rien à foutre de toutes vos conneries, articule-t-il. Votre respect et votre approbation sont les dernières choses dont j'ai besoin dans cette vie. Vous êtes un fanatique qui a laissé le plus grand mage noir de tous les temps s'installer sous son toit et torturer son enfant, sans jamais rien faire. Vous m'auriez envoyé à la mort si cela avait pu sauver votre peau. A cause de vous maintenant, je n'ai plus de vie, et je le mérite. Alors maintenant vous allez me répondre. Avez-vous toujours le contrôle de vos sens ?

Lucius se débat faiblement. Son regard fuit celui de son fils avant d'y revenir, incapable de l'affronter plus de quelques secondes. Au final, il avoue dans un souffle :

– Je sens que tu pourrais me tuer là, tout de suite, si tu le voulais. Je sens tes poings contre ma cage thoracique.

– Et vous souffrez ?

– Oui.

Une larme coule sur la joue de Lucius Malefoy :

– Oui...

Drago le relâche. Il se sent sale. Le dégoût lui glisse sur la langue et envahit tout. N'en sera-t-il donc jamais libéré ? Haïr son père ne le délivrera pas de sa haine envers lui-même. Ni de la déception qu'il éprouve. Il y a cru, à cette piste... L'espace d'un instant, il a su à nouveau ce que c'était que l'espoir. Mais il n'aurait pas dû s'y fier. Granger avait tort. La Marque n'était qu'une fosse piste. Un cul-de-sac qui l'aura ramené ici, pour rien, si ce n'est lui rappeler là d'où il vient. Comme s'il risquait de l'oublier...

– Où est Mère ? demande Drago pour la troisième fois.

Lucius se ramasse sur lui-même. Il ne ressemble plus qu'à une poupée de chiffon prête à s'effondrer dans la poussière :

– Quelques temps après que tu sois parti, nous avons commencé à avoir des ennuis avec les gens du voisinage, commence Lucius.

Drago pressent ce qu'il va lui dire. Il voit le récit se dérouler sous ses yeux avant même qu'il ne continue à parler :

– De petites choses, d'abord, poursuit Lucius. Des actes de vandalisme. Des gens qui venaient briser nos fenêtres, nous insulter depuis l'extérieur, ou qui essayaient de nous faire peur la nuit. Plusieurs fois, ils ont tenté de s'introduire dans le manoir et de voler ce qu'il nous restait. Et puis, petit à petit, des gens sont venus de plus en plus loin. A croire que nous étions le bouc-émissaire de l'Angleterre toute entière. C'était ce que tu voulais, pas vrai ?

Drago ne répond rien. Dans l’œil de son père vient de se rallumer une lueur de fièvre :

– Ta mère vivait très mal la situation, surtout après ton départ. Elle s'est affaiblie. Elle ne mangeait plus, ne dormait plus. Quand elle a déposé cette fleur sur ton lit, j'ai su que c'était une façon pour elle de renoncer. J'ai tenté de la sauver d'elle-même. Mais une nuit, un autre groupe de sorciers s'est introduit dans le manoir. Je m'occupais de ta mère, je ne les ai pas entendus... Quand ils nous ont trouvé, ils m'ont tabassé, et ta mère...

Lucius détourne le regard. Drago, lui, est incapable de le quitter des yeux. Il a fermé les yeux pendant beaucoup trop longtemps :

– Ils lui ont infligé le sortilège Doloris, dit enfin son père. J'ignore pendant combien de temps : dix secondes, dix minutes... Le temps que je reprenne mes esprits et que je parvienne à récupérer ma baguette pour les chasser. Narcissa allait très mal, après cela. Elle est morte dans la nuit.

Drago déglutit. Il a la sensation d'étouffer. La douleur s'insinue dans son corps engourdi tel un venin :

– Tu es en retard, crache alors Lucius, toute sa morgue retrouvée. En retard de six ans, Drago ! Ça fait six ans que ta mère est morte ! Où étais-tu pendant son enterrement ? Où étais-tu pendant qu'elle t'attendait soir après soir après soir, au mépris de sa santé, pendant que des inconnus la torturaient au nom d'un châtiment que tu avais toujours réclamé ? Où étais-tu ? Et où sont les hommes qui l'ont tuée ? Qu'ont fait les Aurors pour venger sa mort ? Où est le châtiment, pour le meurtre de Narcissa Malefoy ?

Drago recule. Chaque parole qui sort de la bouche de son père est une blessure ancrée au fer rouge dans sa conscience mutilée. Il ne réalise qu'il est en train de s'enfuir qu'au moment de pousser en catastrophe la lourde porte d'entrée de la maison. Les hurlements de son père le poursuivent comme des griffes plantées dans sa chair : « Où étais-tu, Drago ? Où étais-tu ? Où est la justice pour Narcissa Malefoy ? Où est la justice pour ta propre mère ? Est-ce que tu vas leur donner raison ? ».

Drago transplane chez lui. En sueur, tremblant de la tête aux pieds, il s'effondre immédiatement à même le sol de la cave voûtée, incapable de tenir sur ses jambes une seule seconde de plus. Ses traits se déchirent sur des larmes qui ne veulent pas couler. Toujours, la voix de son père résonne à ses oreilles, et toujours, il imagine la fin terrible qu'a connue sa mère. Il ne peut plus ni voir, ni entendre, ni penser. Dans ce néant absolu, il n'est plus rien. Si ce n'est souffrance.

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