La Vue

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La douleur est un noyau dur. Une petite boule de poison qui s'est cristallisée dans le cœur de Drago et qui noircit, pourrit, envahit tout. C'est une nuit sans fin qui s'étend, un océan de souvenirs, autant d'Inferi dont les mains glacées se tendent pour l'attirer toujours plus loin dans les abîmes, là où plus aucune lumière ne peut survivre.

Drago n'est plus tout à fait sûr d'être en vie. Mais lorsque l'on souffre autant, on ne peut pas être mort, pas vrai ? Laquelle des deux options serait préférable ? Drago ne saurait le dire. Il a beau ouvrir les yeux, tirer sur ses paupières jusqu'à exorbiter son regard à la folie, il ne voit plus que des ténèbres. Il tente de se repérer, tâtonne autour de lui, mais ne peut qu'errer dans ce néant sans perspective, avec le vide pour seul horizon. Plus de haut, plus de bas. Aucun sens à ce non-monde qui l'entoure. Il ne perçoit même plus le bruit de sa propre respiration. Chaque seconde est une torture qui lui transperce la poitrine, une pique plantée dans son cœur déchiré, et qui hurle : « Maman ! ».

Le visage de Narcissa est la seule chose qu'il aperçoit au cœur des ténèbres. Il la voit dans son cercueil, rongée par les vers, le ventre crevé, les orbites creuses, ses beaux cheveux platine pendant sur ses lambeaux de peau noirâtres, gonflés des liquides suintants qu'elle exsude. Drago voudrait refermer les yeux, se percer les iris plutôt que d'affronter plus longtemps cette vision de cauchemar, mais il ne peut pas. Dans cette prison d'obscurité, il n'a nulle part où s'enfuir. Aucun moyen de se libérer de ce spectre qui le harcèle, qui lève vers lui ses longs doigts osseux, et qui s'écrie dans un râle : « Pourquoi est-ce que tu m'as abandonnée, Drago ? ».

Drago hurle. Personne n'est là pour l'entendre. Personne ne peut le tirer de son propre esprit. En boucle, les reproches de son père résonnent encore et encore, et le cadavre de Narcissa qui le poursuit, plus réel que jamais...

Drago peut sentir la froideur de ses os couverts de terre. L'odeur pestilentielle qu'elle dégage, mélangée à ce parfum de rose qu'elle portait autrefois. C'est une créature lamentable et pathétique qui se dresse aujourd'hui devant lui, un monstre construit de tous les remords accumulés par Drago au cours de son existence, et qui prend vie là sous ses yeux pour le harceler, le griffer, ancrer dans sa chair la réalité de tout ce qu'il a fait. Narcissa n'est qu'un fantôme parmi tant d'autres, le dernier en date. Déjà, Drago les entend approcher, tous les autres. L'armée des morts qu'il a causés, et qui depuis toutes ces années attendent leur revanche. Il avait bien tenté de les enfermer dans un recoin de son esprit, mais les portes ont volé en éclat aujourd'hui. C'est à son tour de se retrouver prisonnier à double tour, dans ce lieu dont il n'existe aucune serrure, aucune porte pour s'échapper.

Drago les reconnaît tous : Charity Burbage. Albus Dumbledore. Fred Weasley. Lavande Brown. Remus Lupin et Nymphadora Tonks, main dans la main jusque dans la mort. Colin Crivey, Vincent Crabb, Rufus Scrimgeour, et tous les autres, tous ceux qui sont morts pendant l'année où, grâce à Drago, Voldemort a pu accéder au pouvoir, et décimer allégrement des familles entières sans que personne ne lève le petit doigt. Tous ceux qui ont été raflés, et qu'il ne connaissait même pas. Tous ceux qu'il a laissés mourir, alors qu'il les connaissait...

Drago tente de fuir, mais il n'y a nulle part où se cacher de sa conscience. Ses fautes reviennent littéralement le hanter. La douleur explose, les mains des morts lui arrachent la peau, et il le ressent dans sa chair comme dans son âme.

– Drago !

Une voix s'élève au milieu du chaos. Drago n'arrive pas à s'y raccrocher. Elle glisse sur lui comme du vent, ne parvient pas à l'extraire du charnier sanglant dans lequel il se noie. Les morts l'engloutissent dans leur putréfaction. Ils le conduisent dans le royaume qu'il s'est lui-même créé, un cimetière de misère et de souffrance où Voldemort règne en maître, parce qu'il a gagné. Il a volé la vie de Drago. Il lui a tout volé. Drago ne peut que s'incliner tandis qu'on lui brise les os, que l'on vide ses entrailles sur le sol de ténèbres, et et que l'on dévore sa langue qui ne peut plus crier.

– Drago !

Le jeune homme redresse la tête. Aveugle, il n'est plus qu'agonie. Des ongles fouillent sa chair jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de lui, mais il n'arrive pas à mourir. Alors, il cherche la voix. La seule sensation qui ne lui veut pas de mal, au milieu de ce purgatoire infernal. Elle l'appelle, plus fort encore cette fois :

– Drago ! Tu m'entends ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Drago !

Il y a de la panique dans cette voix. Une peur au moins égale à celle que le jeune homme ressent en ce moment. Il croit la reconnaître, mais le souvenir est trop loin... Il appartient à un autre monde, une autre vie. Un monde où Drago croyait encore pouvoir guérir, peut-être... Échapper à ce châtiment qu'il mérite.

– Drago, je sais que tu m'entends ! Drago, c'est Hermione ! Suis ma voix ! Suis ma voix, ouvre les yeux !

Drago se concentre, se concentre tellement fort que du sang se met à lui sortir des orbites. L'espace d'une seconde, il tente d'oublier les morts, sa mère avec son regard de squelette, et l'odeur abominable de sa conscience qui se putréfie. Hermione. Il se rappelle du visage d'Hermione. Lentement, péniblement, il s'efforce de le peindre dans son esprit, de le distinguer au milieu du brouillard noir qui l'envahit.

– Hermione..., articule-t-il.

– Je suis là ! Je suis là, juste à côté de toi ! Est-ce que tu sens ma main ?

Drago ne peut plus voir ses mains. Elles sont broyées dans la marée de cadavres qui le submerge. Mais il sent quelque chose, par-delà la douleur, la culpabilité et le dégoût de lui-même. Il sent de la chaleur. Une présence étrangère à la sienne, qui s'infiltre là, dans ce qu'il y a de plus laid en lui.

– Recule, sanglote-t-il. Tu devrais me laisser. Tu devrais partir avant qu'ils ne te prennent toi aussi.

Granger a beau ne pas être morte, elle fait partie de ses victimes, elle aussi. La terreur gagne le cœur de Drago à l'idée de l'apercevoir elle aussi, défigurée par les tortures de Bellatrix Lestrange, le dévisageant de ses beaux yeux si sincères : « Pourquoi l'as-tu laissée me faire ça, Drago ? Pourquoi as-tu refusé d'ouvrir les yeux pendant toutes ces années ? ».

Drago voudrait ouvrir les yeux aujourd'hui, mais il n'y arrive pas. La voix de Granger insiste :

– Concentre-toi sur ma main ! Je suis avec toi, tu es dans mes bras, Drago ! Respire ! Respire, comme au cimetière de Highgate !

Alors, Drago la sent. Une odeur de fleurs, plus légère que le parfum de sa mère. Une étreinte autour de sa main qui ne lui veut pas de mal.

– Je te sens ! s'exclame-t-il, haletant.

– Parfait ! Maintenant ouvre les yeux. S'il-te-plaît.

– Je ne vois rien, Granger ! Il n'y a que du vide autour de moi ! Je suis perdu !

– Tu es juste là, avec moi. Tu es chez toi, assis sur ton matelas dans la cave. L'air sent l'humidité et la terre. Il fait très froid. Je viens d'allumer du feu pour te réchauffer : ça sent la fumée, et le feu de cheminée. Je t'ai apportée des pommes. Il pleut très fort dehors : on peut l'entendre d'ici. Un vendeur ambulant essaye de vendre des potions contre le rhume, il hurle à tue-tête. Le boulanger vient de sortir sa fournée du midi. Ça sent les petits pains chauds jusqu'au bout de la rue. Je te prends la main, je te serre contre moi. J'ai les cheveux trempés, et j'ai mouillé ta chemise sans le faire exprès. Est-ce que tu le sens, Drago ?

Lentement, à chaque mot de Granger, le monde se redessine autour de Drago. Il imagine sa chambre dans le sous-sol de sa boutique, le matelas à même la terre battue, et cette jeune femme trempée qui le soutient. Il imagine leurs deux mains unies, et il les sent plus que jamais. Il perçoit l'odeur de l'automne et des pommes fraîches. Drago ouvre les yeux.

Le visage de Granger lui tombe dessus, écrasant de réalité, et il en pleurerait presque de soulagement. Ses larmes s'écoulent de lui comme autant de petits poignards acérés. Il prend de longues inspirations, chacune plus tranchante que la précédente, et ses mains s'agrippent aux épaules de Granger comme pour s'extirper d'une tombe.

– Tu es revenu ! s'écrie la jeune femme, en pleurs elle aussi. Tu es revenu ! Mon Dieu, j'ai eu tellement peur !

Elle se penche sur lui, presse son visage contre sa poitrine, le laissant à peine respirer. Il s'accroche à elle comme à son dernier souffle. Son parfum remplit le vide qui dévorait son existence. Il ne peut plus la lâcher. Ses larmes se mêlent aux siennes, de même que leurs respirations qui ne forment plus qu'une. Drago n'a plus été aussi physiquement proche d'une personne depuis plus de dix ans. Physiquement, et émotionnellement. C'est une gorgée de vie qu'il ne peut pas refuser, pas après l'horreur qu'il vient d'affronter.

Granger lui caresse les cheveux, son front contre le sien. La terreur commence à refluer en elle. Elle trouve le courage de reculer pour tâter le front de Drago, essuyer ses joues. Ses doigts sont rouges de sang. Drago met un petit moment à comprendre qu'il s'agit du sien. Mais avant qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit, la jeune femme l'interroge :

– Que s'est-il passé ? dit-elle sans dissimuler sa crainte.

La gorge de Drago se noue. Il ne veut pas répondre. Le dire à haute voix, ce serait revivre le cauchemar une fois encore. Ce serait donner vie à ce spectre qui creuse toujours au fond de lui, dans l'essence même de son être.

– Tu as été voir ton père, déduit Hermione sans qu'il n'ait besoin de parler. Ça s'est mal passé ?

Drago se racle la gorge :

– Notre théorie était fausse, se force-t-il à révéler d'une voix rauque. Il porte toujours la Marque, et elle ne lui fait rien du tout.

– Il en est sûr ?

– Tu peux toujours aller lui demander toi-même, si tu veux.

Le beau visage de Granger se plisse, mais elle ne réplique pas. A nouveau, avec la douceur qui lui est propre, elle demande :

– Qu'est-ce qui s'est passé, Drago ? J'ai besoin que tu me le dises... Nous devons comprendre ce qui t'arrive si nous voulons éviter que cela recommence.

– Je ne voyais plus rien, articule douloureusement Drago, le regard dans le vide.

Il lui suffit de fermer les yeux pour revoir à nouveau les monceaux de cadavres le déchiqueter vivant. Un seul écart, une seule pensée pourrait le précipiter à nouveau dans cet univers épouvantable... La terreur accélère son cœur, mais il ne peut plus s'arrêter :

– Tout était noir. Je ne sentais plus rien, pas même mon propre corps. Je n'entendais plus rien, il n'y avait rien ! Rien !

Granger l'écoute, les yeux écarquillés, paralysée par une horreur qu'elle ne peut même pas concevoir :

– Et puis, j'ai vu ma mère, avoue-t-il, la voix blanche. Elle était morte. Dans un état... inimaginable. Elle répétait : « Pourquoi est-ce que tu m'as abandonnée, Drago ? Pourquoi est-ce que tu m'as abandonnée ? ». Et ils sont tous arrivés. Tous.

– Qui ça, tous ?

– Tous ceux que j'ai tués. Tous ceux qui sont morts par ma faute.

Drago éclate à nouveau en sanglots, et seuls les bras d'Hermione qui se referment très fort autour de lui le maintiennent dans la réalité :

– Tu n'as jamais tué personne, Drago..., murmure-t-elle en le berçant. Jamais, de toute ta vie.

– Indirectement, si. Ne joue pas avec les mots. J'ai autant de responsabilités que Voldemort.

– Comment peux-tu dire une chose pareille ? Voldemort était le mal incarné sur Terre ! C'était un psychopathe au service de sa propre légende, il n'éprouvait pas le moindre remords, pas d'amour, rien ! Comment peux-tu te comparer à lui ?

– Je suis pire que lui. J'avais une conscience, et je l'ai trahie.

– Tu avais peur ! Tu n'étais qu'un enfant, élevé dans les pires conditions imaginables, et qui essayait seulement de survivre ! Drago, je t'en prie, regarde-moi !

Au prix d'un effort surhumain, Drago relève la tête. Le visage de Granger lui paraît presque irréel à la lueur des flammes en bocal qu'elle a déposées auprès du lit. Le feu dessine des reflets dorés sur sa peau, dans ses cheveux. Elle est tellement parfaite que Drago en a presque mal.

– Tu es une belle personne, murmure-t-elle, comme un secret si fragile qu'un simple souffle pourrait le faire disparaître. Tu as du courage, de la compassion. Tu ne fuis pas ton passé alors que tu aurais tellement de moyens de le faire. Tu as conscience des erreurs que tu as commises, tu ne les renies pas. Tu cherches même à les réparer.

Hermione serre ses mains dans les siennes :

– Que tu le veuilles ou non, Drago, tu nous as sauvés, Harry, Ron et moi, en refusant de nous dénoncer dans le manoir de ta famille il y a dix ans. Et tu me sauves encore aujourd'hui. Sans toi, je serais dans la nuit, exactement comme ce que tu décris. Je suis fatiguée, Drago. Je n'en pouvais plus avant de te retrouver. Mais tu m'as redonné espoir, et ça, ça n'a pas de prix. Laisse-moi te redonner espoir moi aussi, je t'en prie. Laisse-moi te faire ce merveilleux cadeau. Parce que tu le mérites. Parce que le monde sera meilleur si tu en fais partie. Tu as un si grand cœur, Drago... Il y a tant de choses à ressentir et à aimer ici pour toi. Ne te ferme pas, je t'en supplie.

Drago reste sans voix. L'émotion qui le saisit terrasse ce qu'il reste d'énergie en lui. Tant de chaleur, après de tels supplices... Il ne sait plus ce qu'il ressent. Ne sait plus où se situe sa place dans le tourbillon des événements. Alors, il avoue simplement, comme l'enfant qu'il est resté au fond de lui :

– Ma mère est morte...

Hermione acquiesce gravement. Elle le prend à nouveau dans ses bras sans rien dire, et Drago se détend tandis que son corps réchauffe le sien.

– Je suis désolée..., dit la jeune femme au bout d'un long moment. Je ne la connaissais pas beaucoup, mais... Elle a sauvé la vie de Harry, dans la Forêt Interdite, pendant la bataille de Poudlard. Est-ce que tu le savais ?

Drago fait non de la tête.

– Lorsque Voldemort a jeté un Avada Kedavra sur Harry, il l'a envoyée vérifier qu'il était bien mort, poursuit-elle. Elle s'est penchée sur lui, et elle a menti. Elle a bien vu qu'il était encore en vie, mais elle a menti au Seigneur des Ténèbres, pour lui dire qu'il était mort. Elle a fait ça pour toi, Drago.

Le jeune homme trouve la force de réagir :

– Pour moi ?

– Oui. Lorsqu'elle a vu qu'il respirait toujours, elle a demandé à Harry si toi, tu étais encore en vie. Harry a fait un signe de la tête, à peine perceptible. Oui, tu étais toujours en vie. Alors, Narcissa l'a sauvé. Elle l'a remercié de lui avoir donné la seule information qui comptait à ses yeux. Elle t'aimait, Drago. Elle t'a toujours aimé, il n'y a jamais eu que toi qui comptais. Peu importait Voldemort, les Sang-Purs, et les Mangemorts. Elle t'aurait aimé quoi que tu fasses. Elle t'a aimé jusqu'à la fin, j'en suis persuadée.

– Et je l'ai abandonnée...

– Ne dis pas ça. Ce n'est pas elle que tu fuyais. C'était cette maison. Ces souvenirs. Tu l'aimais toi aussi, et je suis sûre qu'elle le savait. Une mère sait ces choses-là.

Le regard de Granger s'assombrit, et Drago devine aussitôt qu'elle pense à sa propre mère, hébétée dans sa cellule d'hôpital, incapable de se rappeler de l'existence même de sa fille. C'est au tour de Drago de se redresser et de lui rendre son étreinte :

– Je ne peux plus revenir en arrière pour ma mère, souffle-t-il. Mais je peux te rendre la tienne.

Elle essuie une larme et acquiesce, émue :

– Je le sais, dit-elle.

– Les souvenirs sont presque prêts. Si tu me laisses le temps, je pense finir d'ici deux semaines, peut-être trois...

– Drago... Tu n'es pas en état.

– Si, j'ai besoin de travailler. J'ai besoin de me sortir de toute cette merde et d'arrêter d'y penser.

– Ça ne marchera pas comme ça.

– Qu'est-ce que tu en sais ?

Il a répondu plus violemment qu'il ne l'aurait voulu. Mais Granger n'est qu'apaisement :

– Le seul moyen de t'en sortir, c'est de comprendre ce que tu as, insiste-t-elle. Nous avons écarté une piste, c'est positif. Une direction de moins dans laquelle chercher. Ça ne signifie pas qu'il n'y en a pas d'autre ! Nous allons trouver une solution, Drago, je te le jure !

– Une solution à quoi ? ricane le jeune homme, amer. A la culpabilité ? A mes conneries de jeunesse ? A mes crimes : non-assistance à personne en danger, complicité de génocide, complicité de crimes de guerre, d'assassinats, et j'en passe ? Tu connais la solution à ça, Granger ?

Hermione secoue doucement la tête, et Drago peut lire dans ses yeux la peine qu'il lui cause à se décrire ainsi :

– Tu n'es pas ce qu'ils ont voulu faire de toi, répond-elle à voix basse. Et oui, il y a une grande part psychologique dans ta maladie, j'en suis de plus en plus convaincue. Mais je n'ai jamais vu de culpabilité se manifester de cette manière.

De son sac qui semble ne pas avoir de fond, elle exhume un petit miroir, qu'elle tend à Drago :

– Quand j'ai vu que tu ne venais pas à notre rendez-vous et que je suis entrée ici, je t'ai trouvé comme ça, dit-elle tandis que Drago découvre son reflet. Tu essayais de t'arracher les yeux avec les ongles. J'ai bien cru que tu avais réussi.

Muet, Drago reconnaît à peine son visage dans la pénombre qui l'environne. De larges sillons entrecroisés défigurent son regard gris pâle. On dirait que quelqu'un a gratté jusqu'à chercher à dénuder l'os, en quête d'une vérité enfouie là, juste derrière ses iris qui en ont trop vu, sans jamais rien tenter...

Timidement, le jeune homme porte une main à ses blessures. Comme Granger l'a dit, ses ongles sont encore rouges des griffures qu'il s'est infligées.

– Je ne sens rien, se rend-il compte, éteint.

Hermione se mord les lèvres :

– Tu ne peux plus continuer comme ça, décrète-t-elle. Après ce que j'ai vu aujourd'hui, il est hors de question que je te laisse seul dans cet endroit sordide.

– Cet endroit sordide, Granger, c'est chez moi, répond-il en lui rendant son miroir. Je l'ai arrangé à mon image. Il me convient très bien.

– C'est encore un moyen idiot pour toi de te faire du mal ! Je ne te laisserai plus faire ! Imagine que tu aies une autre de ces crises ! Imagine qu'il n'y ait personne pour te faire revenir à toi cette fois, et que tu sois tout seul ! Imagine que tu fasses plus que te griffer les yeux !

Drago ne répond rien. Il répugne à l'admettre, mais la perspective de se retrouver à nouveau prisonnier de son propre esprit, face aux démons qui l'habitent, le terrifie. Il n'est pas sûr d'en sortir vivant la prochaine fois. C'est son propre cœur qu'il cherchera à s'arracher de la poitrine.

– Où est-ce que tu voudrais que j'aille exactement ? demande-t-il à défaut d'autre chose.

– Chez moi, répond-elle comme une évidence.

– Chez toi, ça veut dire dans ta chambre de bonne à l'hôpital ? Non merci Granger, je n'ai pas encore envie de me faire interner vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

– Non, chez moi dans mon appartement ! J'ai un appartement, tu le sais, n'est-ce pas ?

– Je croyais que tu n'y vivais pas.

– Oui, eh bien il est temps que j'arrête les mauvaises habitudes moi aussi. Je suis ton Médicomage, et je déclare que ton état demande une surveillance permanente, jusqu'à ce que nous y voyons plus clair dans ce qui t'arrive. Ça te convient ?

Drago proteste pour la forme. Hermione le force à approcher son visage pour guérir ses plaies d'un sortilège délicat :

– Je sais que la perspective de passer toutes tes journées avec une Sang-de-Bourbe comme moi ne doit pas te ravir, reprend-elle alors en s'autorisant un léger sourire. Mais je ne te laisse pas le choix. A ton tour d'être mon captif, que tu le veuilles ou non.

Drago se laisse envahir par l'humour et la chaleur qui règnent dans ces grandes prunelles noisette. Il ignore comment Granger peut plaisanter sur des sujets pareils. Lui-même ne s'y risquerait jamais. Lui, le bourreau, comment pourrait-il avoir l'indélicatesse de rire avec sa victime des traumatismes qu'il lui a infligés ? Mais Granger ne le voit pas de cet œil-là, visiblement. Elle cherche à lui faire comprendre que ce passé se trouve bel et bien derrière eux. Qu'ils sont des personnes différentes aujourd'hui, des personnes meilleures. Et au fond de lui, même s'il ne l'admettra jamais à haute voix, l'idée d'aller habiter avec Granger et de se nourrir chaque jour de sa présence bienfaisante remplit Drago de réconfort.

– Et pour mon travail ? demande-t-il seulement. Les souvenirs de tes parents ?

– Tu n'as pas besoin de cette boutique et de tout cet attirail fumeux pour travailler, je me trompe ? Ta Pensine et les souvenirs suffiront ?

– Oui, mais...

– Parfait. Alors prends tes affaires. On s'en va d'ici.

Cette fois, Drago ne proteste plus. L'épuisement des dernières heures lui tombe dessus : les retrouvailles avec son père, le manoir, la mort de sa mère, la perte de ses sens, et cette errance en lui-même, avec ces monstres trop réels...

Drago s'en remet à Granger. Elle ne le laissera pas tomber, il le sait. Elle ne le laissera pas mourir seul dans la nuit. Il existe au moins une personne à se préoccuper de son sort sur cette Terre, et, même si c'est égoïste, Drago en ressort rassuré. Elle est un pilier, un épaule sur laquelle se reposer, enfin. Il n'est peut-être plus condamné à porter cette douleur tout seul. Même s'il n'a pas le droit d'imposer ce poids à Granger, il s'y autorise, au moins temporairement. Il baisse les armes. Parce que sa volonté seule ne suffit plus.

– Tu es prêt ? lui demande Hermione en lui tendant la main.

Une main amie, offerte à l'avenir.

D'un coup de baguette magique, Drago convoque quelques affaires qu'il fait rentrer dans le sac infini de Granger. Un petit passage à l'étage leur permet de récupérer la Pensine et les fioles de souvenirs. Drago jette un dernier regard autour de lui, se demandant s'il reverra jamais cette boutique un jour, ou même s'il le désire. Il ne reviendra peut-être jamais vivant dans ces lieux. C'est un pressentiment, une pensée enfouie en lui qui commence à grandir, et qui le taraude. Mieux vaut ne pas en parler à Granger.

Acceptant le soutien qu'elle lui offre, Drago lui prend la main, heureux du seul contact de ses doigts dans les siens. Ils transplanent ensemble jusqu'à l'appartement.

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