XXIV. Un coup au cœur, troisième partie

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 Liz et Lidwine passaient de longs moments chez Lénaïc, assises à côté de Jal qui ne voulait pas se réveiller. Elles lui parlaient, longtemps, exactement comme une conversation. De temps à autres, l'espoir les aveuglaient et elles appelaient tout le monde, croyant avoir perçu un mouvement, un frémissement de la main ou des sourcils. Mais le messager ne bougeait pas. Son visage avait repris un peu de couleurs. Le pansement sur son torse était changé régulièrement par le chirurgien en chef, qui avait gagné beaucoup d'assurance depuis cette fameuse nuit. Lidwine parfois prenait délicatement Valte et la nettoyait, l'aiguisait des uchronies durant. Elle la reposait ensuite presque timidement ; elle-même tenait énormément à Devra et n'aurait pas aimé qu'on la lui prenne pendant son inconscience. Au bout d'un moment, Valte brillait comme le jour où on l'avait forgée. Lénaïc, quand il ne le soignait pas, étudiait assis dans la même pièce.

 Deux jours plus tard, rien n'avait changé. Lidwine rentrait maintenant chez elle tous les soirs. Parfois elle s'absentait pour des raisons mystérieuses. Ni Mildred ni Hovandrell n'avaient reparu. Liz bouillait intérieurement. Elle demandait toutes les demi-uchronies à Lénaïc si elle pouvait le soigner magiquement. Parfois il souriait, essayait de la toucher, de poser une main sur son épaule ou sa joue, et systématiquement se ravisait. Elle était trop accaparée par l'état de Jal pour y prêter attention. Quand à Lidwine, l'attente la rendait peu à peu taciturne. Elle s'entraînait souvent à l'escrime. Enfin, au bout du troisième jour, Lénaïc décida qu'on pouvait achever la guérison.

C'était le soir, le soleil caressait l'horizon. Lénaïc, Liz et Lidwine entouraient la table. L'étudiant commença par dérouler le bandage qui couvrait le torse blessé. La plaie apparut, à peine commencée à cicatriser. Lénaïc ferma ses mains, y infiltra sa magie qui luit, puis les posa sur la plaie. La lumière battit comme un cœur, puis s'enfonça dans la peau. Les tissus commencèrent à se régénérer à vitesse accélérée. La chair progressait, se reconstituait. Liz apposa ses mains par-dessus celles de son ami et y pulsa sa magie. Le magicien se tourna vers elle et lui sourit. Déjà la plaie était devenue superficielle, elle progressait vers la surface, la peau s'étendit et recouvrit entièrement l'ancienne blessure comme neuve. Les magiciens retirèrent leurs mains. Il n'y avait plus trace d'une quelconque meurtrissure. Lénaïc nettoya avec un chiffon les restes de sang sur la peau et la table. Puis il invita Lidwine à s'approcher.

  • Retirez votre sort de sommeil.

 Le visage grave, elle enserra les deux tempes de Jal entre ses mains et ferma les yeux. Elle se concentra pour aspirer le sort qu'elle y avait déposé. La magie fluctua et remonta dans ses bras. Elle décolla ses mains. Pourtant Jal n'ouvrait pas les yeux. Sa respiration n'avait pas varié d'un iota. Elle fronça les sourcils et interrogea du regard le magicien.

  • Et maintenant ?
  • Ce n'est pas normal ! Vous êtes sûre d'avoir retiré tout le sort ?
  • Absolument. J'ai aspiré la moindre parcelle de magie que j'ai trouvée dans son cerveau, il n'y avait pas de risque.
  • Peut-être son cerveau a-t-il déjà été endommagé par le manque d'oxygène ? suggéra Liz.
  • J'espère que non... Mais ça me paraît peu probable, à aucun moment il n'a cessé complètement de respirer.
  • Alors que veut-il ? Ça devient vexant à la fin !

 Cette faible tentative d'humour voulait masquer la question effrayante qui leur traversait à tous l'esprit : et si Jal, même en parfaite santé, ne se réveillait jamais ?

  • Liz.
  • Oui ?
  • Balance-lui un éclair magique.

 Elle recula d'un pas, choquée.

  • Un éclair ? Mais il n'est pas remis de sa séance de guérison ! Ça pourrait annuler tout ce qu'on vient de faire, ou même le foudroyer !
  • Il faut à tout prix le réveiller. Ce n'est pas à toi que j'apprendrai le danger qui plane sur lui. Sa conscience va s'éteindre peu à peu et il restera vivant mais endormi pour toujours. La magie ne peut pas soigner ça. Balance-lui un éclair, c'est la dernière solution.

 Liz hésita, se mordit la lèvre, regarda le visage de son cousin, lisse, sans expression, et brusquement se décida. Elle tendit une main et un éclair blanc, éblouissant, d'une puissance phénoménale, jaillit de sa main et traversa d'un coup sec le corps de son cousin. Un bruit terrifiant craqua dans la pièce et une odeur de brûlé s'éleva. Tous les regards se focalisèrent sur Jal. Son souffle précipité résonnait, il écarquillait des yeux, et toussait quelquefois. Liz allait se précipiter vers lui quand il poussa un terrible et gigantesque hurlement, dont il était impossible de savoir s'il était de terreur ou de douleur. Il finit par s'éteindre dans sa gorge.

  • A l'aide ! J'ai mal ! Que s'est-il passé ? A l'aide ! Je suis mort...

 Liz courut vers lui et prit sa main pour le rassurer.

  • Je suis là, Jal ! Tu n'es pas mort.

 Il la fixa de son regard perdu, n'ayant pas l'air de la reconnaître. Il fronça les sourcils, chercha dans sa mémoire.

  • L... Liz ?

 Les larmes montèrent aux yeux de la magicienne.

  • Oui, Jal, c'est moi, Liz. Tout va bien. Tu es guéri, tu es sauvé.
  • Où suis-je ? Je suis vivant ?
  • Tu es vivant. Nous sommes chez Lénaïc, c'est lui qui t'a sauvé. Tu es passé à deux doigts de la mort, mais tu es de retour.
  • Lénaïc ?

 Le magicien s'avança, follement heureux, et salua.

  • A votre service, messager Dernéant.
  • Je vous dois la vie ! Il n'est rien que ne fasse pour vous. Je croyais que je n'en m'en sortirai pas.
  • N'oublie pas que tu es un vainqueur, nota Liz, la gorge gonflée de sanglots de joie.
  • La flèche...
  • Regarde.

 Il chercha la blessure sur sa poitrine, palpa sa peau remise à neuf et dut se rendre à l'évidence.

  • Elle t'avait percé le poumon, Lénaïc a réalisé un véritable miracle.
  • Cela fait combien de temps ?
  • Quatre jours.
  • Par les Lunes... Que s'est-il passé ?
  • Tu ne voulais pas te réveiller. J'ai été obligée de te balancer un éclair pour te sortir de ton hibernation.
  • Tu as fait ça ?!
  • On avait peur que tu restes dans le coma.
  • Et... tous les autres vont bien ?
  • Oui, parfaitement.

 Lidwine se détacha du mur du fond. Elle avait été jusque là trop émue pour bouger.

  • Jal...
  • Lidwine.

 Il n'avait pas retenu l'intonation tendre dans sa voix.

  • Tu as eu raison de rester en arrière, si je t'avais vue en premier, je me serai cru au paradis.

 Elle sourit.

  • A présent, je suis rassurée, tu n'as pas perdu la mémoire.
  • Certes pas ! Même dans la mort je me serai souvenu.
  • Je suis tellement heureuse que tu sois en vie ! Par toutes les plus grandes Lunes, tu es vivant !

 Elle tomba à genoux à côté de la table pour être à sa hauteur.

  • Tu ne peux pas savoir l'angoisse qui nous a torturés ces trois derniers jours.
  • Allez, calme-toi, je suis vivant maintenant.

 Il regarda sa cousine et Lénaïc derrière lui.

  • Je peux me lever ?
  • J'ai peur que tu n'ai pas assez de forces, répondit sévèrement Lénaïc. Tu ne bouges pas pour l'instant. Tu as frôlé la mort de si près, tu n'es pas encore tout à fait remis. Tu es convalescent à présent, compris ?

 Il soupira de frustration. Lidwine le gronda tendrement :

  • Ne prends aucun risque, obéis à ton docteur. Je t'interdis de te lever jusqu'à ce qu'il te laisse faire.
  • Si je n'étais pas persuadé que tu prends soin de ma santé, je jurerais y voir de la cruauté !
  • Voyons ! Sûrement pas.

 Elle souriait de toutes ses dents. Il étouffa un rire.

  • Très bien, je reste donc votre captif, monsieur Fauxoll, sauveur de ma vie.
  • Partez rassurées, mesdemoiselles, annonça Lénaïc. Je m'occupe de lui. J'espère qu'il pourra se lever demain. Je vais l'examiner.

 Liz se pencha pour claquer une bise sur la joue de Jal.

  • Tu es sauvé, mon grand. Profites-en et arrête de faire des gaffes, d'accord ?
  • Je ne peux pas te promettre ça, princesse magique, dit-il, mais sois tranquille, je ferais en sorte de pouvoir veiller sur toi encore un moment. Tout le long de mon inconscience, je me suis dit une chose : « Vivien va me tuer ».

 Elle éclata de rire et se pencha vers la table pour l'enlacer.

  • Je suis contente que tu sois encore là.

 Il la serra.

  • Moi aussi, sorcière, moi aussi, tu n'as pas idée.

 Elle le lâcha, referma sa mante et s'en alla en lui faisant de grands signes de la main. Lidwine resta hésitante à côté de lui.

  • Elle a eu si peur.
  • Je sais. Mais maintenant elle sera heureuse. Je suis de retour, je vais m'occuper d'elle.

 Il tourna la tête, se tordant le cou sur la table.

  • Et toi ?

 C'était la question qu'elle redoutait.

  • Je... je vais bien, moi. C'est toi le blessé
  • Je suis guéri.
  • Je suis rassurée parce que tu t'en es sorti. Je...

 Elle relâcha brusquement ses larmes.

  • Par les Lunes, j'ai tellement eu peur ! Je n'aurais pas supporté de te voir mourir, Jal. Mais tu es vivant !
  • Admets que ç'aurait été trop bête de mourir le lendemain de mon intronisation sans avoir fait le moindre voyage !
  • C'est vrai, sourit-elle, et le monde aurait été privé de tellement de légendes futures !
  • Exactement ! Il fallait que je laisse ma marque dans l'Histoire ! Avoue que j'aurais cruellement manqué à la Longarde, dit-il en riant.

 Mais la dame avait retrouvé son sérieux.

  • Tu m'aurais surtout cruellement manqué à moi.

 Il cessa de rire. Leurs yeux se mêlaient.

  • Même dans le paradis, tu m'aurais manquée aussi.

 Elle prit la main du messager qui traînait sur la table. Il décida de la serrer. Juste un peu.

  • Mais nous sommes restés sur le même côté du monde.
  • Pour ma plus grande joie.

 Elle laissa glisser ses doigts le long de sa main, ses yeux verts toujours fixés dans les siens.

  • Au revoir, chevalier de la Plume. Vivez encore longtemps.
  • J'y compte bien, chevalière de l’Épée.

 Il lui offrit son sourire le plus enjôleur. Elle faisait étinceler ses yeux de pierre précieuse, avec une intensité qui semblant vouloir dire quelque chose. Puis elle rétracta sa main contre sa poitrine, elle fit un signe de la main, et partit. Jal sentit nettement sa tension chuter d'un coup lorsqu'elle quitta la pièce. Mais des effluves de rêves flottaient toujours autour de lui et il conservait un sourire béat.

  • Cette femme vous aime.

 Il se retourna vers Lénaïc.

  • Peut-être.
  • Vous l'aimez.
  • Je ne peux pas le nier. Et vous aimez Liz, n'est-ce pas ?

 Le jeune homme rougit et détourna le regard.

  • Touché. On change de sujet ?
  • Volontiers.

 Il souleva le dos de Jal et l'appuya sur une pile de livres. Il prit son pouls, à son cou et à ses poignets. Puis il testa la vitesse de son sang et écouta attentivement son souffle. Une fois un peu rassuré, il proposa à Jal de la nourriture, des boissons et une potion revitalisante. Jal avala le tout avec une voracité à l'aune de ses trois jours de jeûne. Enfin Lénaïc lui fit serrer le poing le plus fort qu'il put.

  • Mouais. Vous n'êtes pas encore remis, mais je crois que vous pourrez vous lever demain.
  • Parfait.
  • Vous vous sentez bien ? Pas de vertiges, de sensations étranges ?
  • Je me sens très lourd.
  • Mauvais. C'est tout ?
  • C'est tout.
  • Vous sentez bien votre corps entier ?
  • Oui, je peux contracter chacun de mes muscles
  • Bon, ça devrait aller. Vous allez vous en sortir.
  • Merveilleux.

 Il se laissa retomber sur le bois.

  • C'est un peu dur, comme matelas.
  • C'est vrai, désolé, mais je n'ai pas la force pour vous déplacer et vous ne pouvez pas vous lever. Attendez une minute.

 Il disparut dans la pièce voisine et revint les bras chargés de couvertures. A eux deux, ils réussirent à en recouvrir la table pour lui offrir une couche un peu plus moelleuse. Le magicien l'aida aussi à remettre sa chemise et son pourpoint. Dans cette opération, il fit cliqueter Valte dans son fourreau et la tira. Il contemplait sa chère lame et remarqua son état inhabituel.

  • Elles est comme neuve !
  • La dame Artanke a passé des uchronies à la polir, la nettoyer et l'aiguiser pendant votre inconscience.

 Ému, il suivit avec la pulpe de son pouce le tranchant de la lame. Il était parfait. Il la rengaina doucement et déposa le fourreau au sol.

  • Que s'est-il passé, ces trois derniers jours ?
  • Les dames sont allées au palais voir Mathurin Mirant, mais elles ont trouvé porte close. Le capitaine Londren les a interrogées, il a compris que vous aviez quelque chose à voir avec l'incendie de Ghyzdal. Il sait que vous avez tué Samuel et Eurielle de Loi. Il a renoncé à vous punir pour avoir désobéi, à cause de l'état critique dans lequel vous étiez. Mais Mathurin est en deuil depuis la mort de Flora, qu'elle rejoigne les Lunes en paix, et elles ne l'ont pas vu. Il devrait retourner au palais un de ces jours.
  • Elles ont parlé d'Olympe Vorbad ?
  • Pas un mot. Dormez, à présent, si je puis me permettre. Vous avez besoin de remettre votre cerveau en ordre après le choc de votre réveil.
  • S'il vous plaît... J'ai la gorge enflammée...
  • C'est normal, vous avez hurlé à en perdre les cordes vocales en vous réveillant.
  • Je n'en ai aucun souvenir.
  • Prenez une cuillère de miel.

 Il lui tendit un pot et y plongea une cuillère. Jal savoura le goût de cet or liquide, ce trésor comestible, le sentit lui napper la gorge et calmer sa douleur. Puis il posa sa tête sur les couvertures et laissa la vague du sommeil le bercer, l'emporter, le noyer.

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