II. Arbre généalogique, deuxième partie

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 Ils eurent un mal fou à trouver une table libre dans un restaurant. La ville était littéralement surpeuplée chaque année à la période des épreuves. Ils durent attendre une demi-uchronie qu’une place se libère à la terrasse d’une auberge et jouèrent des coudes pour l’atteindre avant les badauds, sous l'impulsion de Jal qui mourait de faim. Il dévora comme un ogre, même si la chère était médiocre et froide, Vivien avec un peu moins de voracité et plus de politesse, mais les assiettes furent très vite nettoyées et les estomacs pleins. Vivien se laissa tomber sur le dossier de la chaise.

  • Ouf ! La quantité rattrape la qualité.

 Jal jeta des coups d’œil à droite à gauche.

  • Vrai, mais faudrait qu’on quitte la table si on veut pas se faire découper en lanières, dit-il en désignant une queue qui attendait comme eux tout à l’heure, contenant des gaillards assez imposants.

 Vivien siffla.

  • Tu n'as pas tort, partons.

 Il appela un serveur débordé qui ramassa les pièces que laissèrent tomber les deux jeunes gens.

  • Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Les épreuves ne recommencent que dans un bon moment et les cloches sonneront pour nous avertir.
  • Il faut que je trouve l’académie de médecine.
  • Je connais, Liz y est inscrite.
  • Liz ? Pourquoi elle est à Lonn ?

 Jal savait que sa jeune cousine apprenait la magie dans une académie cotée, mais ignorait laquelle. Pourquoi avoir choisi Lonn au lieu de celle de son pays ? Il y en avait sûrement une très bien à Vorod, sans parler de celles de Thealnar, Sartimment ou même Ondia.

  • Elle voulait côtoyer le directeur Difev, c'est une sommité de son art, à ce qu'il paraît.

 Cela faisait des années qu'il n'avait pas revu Liz. Considérant combien Vivien avait changé, en tout cas physiquement, il se demanda ce qu'était devenue la petite princesse infatigable et impertinente.

  • Liz… Ça fait longtemps !
  • Mais alors, si tu ne savais pas, tu cherches quoi à l'académie ?

 Tout en marchant, Jal lui raconta l’incident de la veille au soir.

  • Elle paraissait quand même bien en forme, ta fiancée, remarqua le Vorodien.
  • Ce n’est pas ma fiancée, marmonna Jal. Et je veux juste vérifier qu’elle ne risque plus rien.
  • Hum, tu parles, c’est ta curiosité légendaire qui fait des siennes, voilà tout !
  • Tu me connais mieux que je ne croyais !

 Les deux jeunes hommes éclatèrent de rire. Vivien retrouva facilement l’académie. C’était un bâtiment impressionnant, en forme de sphère nacrée avec une entrée unique à la base, accessible par un escalier flottant. Jal hésita un peu à poser le pied sur ces marches volantes sans appui, mais Vivien ayant déjà franchi la moitié de l’escalier, il grimpa à sa suite. L’intérieur de la sphère était un véritable chaos de salles et d’escaliers flottants. Vivien, plus assuré que Jal, apostropha une étudiante.

  • Dites-moi, désolé de vous déranger, vous connaissez un certain Lénaïc ?
  • Oui, vous le cherchez ? Pourquoi ?
  • Je l’ai rencontré hier.
  • Dans ce cas, cherchez à la bibliothèque, il y est souvent.
  • Heu… Où se trouve la bibliothèque ? demanda Jal, les yeux perdus dans les hauteurs des étages et escaliers labyrinthiques.
  • Au cinquième étage, à côté de la salle de conférence. Je peux vous guider si vous voulez ?
  • Oui, grand merci.

 Elle grimpa quatre à quatre les marches flottantes du premier escalier devant elle. Jal et Vivien la suivirent avec plus de prudence. Elle les laissa, après leur avoir fait parcourir un dédale en apparence inextricable, devant une porte à double battant avec des poignées d’or que même Vivien osa à peine tourner. Le calme de l’endroit les saisit aussitôt, comme la solennité d’un temple. Jal, le seul à connaître Lénaïc, s’introduisit entre les rayonnages. Il le trouva assis à une table, le front posé sur ses poings, les sourcils froncés. Jal s’éclaircit la voix et ce son suffit à l’éveiller.

  • Seigneur Jal ! Il s’est passé quelque chose ?
  • Non, rassurez-vous, Lénaïc. C’est à propos de l’incident d’hier. Je m’inquiète pour la sécurité de Lidwine et j’aimerais simplement savoir, comme vous êtes étudiant en médecine, si vous savez quel poison a pu faire un effet pareil ?
  • Sans doute un venin, comme celui de la rouanne. A mon avis c’est le plus probable. Probablement dilué, sinon, ça l'aurait tuée.

 Jal haussa les sourcils ; elle avait donc bien couru un danger.

  • Est-ce qu'il agit immédiatement ?
  • Dans une fléchette, je ne pense pas. Je dirais qu’il a mis quelques minutes à agir.
  • Merci beaucoup, Lénaïc. Lidwine a eu beaucoup de chance que je vous trouve dans les parages.
  • De rien, seigneur.
  • Jal, je vous en prie, simplement Jal.
  • Nous nous reverrons, Jal ?

 L'étudiante paraissait anxieux, et s'adressait à Jal avec une déférence un peu exagérée.

  • Je le crois.

 Là-dessus, l’aspirant messager s’éclipsa et constata que son cousin avait disparu. Il eut à peine le temps de jurer et de pousser la porte qu’il le trouva juste derrière, en grande conversation avec une demoiselle qui portait le chapeau bleu des étudiants. Il ne la reconnut que lorsqu’elle se retourna et lui sauta au cou.

  • Jal ! Viv’ m’avait dit que tu étais là. T'as changé !
  • Liz, toujours aussi jolie ! Tu m’as manqué !

 Il reposa l’étudiante en magie. Elle était en effet très jolie, avec des cheveux noirs comme son frère, mais lisses, un nez retroussé et des yeux gris perle qui rappelaient assez ceux de Jal, à la lueur moqueuse. Mais elle se tourna vers son frère Vivien.

  • Tu vas rester en ville un moment, après les épreuves, dis ?
  • Je ne sais pas, Aurine m’attend à Ondia…
  • Mais juste une journée ! Je me présente au tournoi de magie, le jour de la cérémonie, pour entrer dans les classes spéciales, je veux que tu sois là ! Je vais mourir de stress sinon ! insista la magicienne sur un ton plaintif.
  • Bon, je ne vais pas laisser ma petite sœurette chérie échouer sans le soutien de son grand frère…
  • Oh ! Tu oses !

 Elle afficha son air furibond le plus convaincant pour rassembler ses mains et y envoyer la magie dont elle disposait. Son frère Vivien ouvrit des yeux horrifiés peu crédibles, pensant que sa petite sœur n’oserait jamais lui lancer sa magie à la figure. Il croyait mal. Elle ouvrit ses mains et un jet d'eau s’en échappa pour éclabousser le visage de Vivien. Il toussa, s’essuya le visage avec une expression choquée et reprit difficilement son souffle. Jal riait à n’en plus pouvoir, bien content de ne pas être la cible.

  • Tu as osé...
  • Un peu que j'ai osé ! Et estime-toi heureux que je n’aie envoyé que de l’eau ! menaça Liz en se retenant à grand-peine d’éclater de rire elle aussi. Alors tu resteras autant que je veux, ou les représailles seront terribles !

 Vivien recoiffait ses cheveux en hoquetant mi- de rire mi- d’étouffement. Il prenait grand-soin de son apparence, et si ça n'avait pas été Liz, il l'aurait provoquée en duel. D'ailleurs, elle le savait très bien.

  • Bon, je cède, mais sous la torture ! Et tu expliqueras toi-même à Aurine pourquoi je suis en retard, c’est clair ?
  • Oh, arrête, elle n’est pas si redoutable que ça, ta fiancée !
  • Je voudrais t’y voir, grimaça Vivien. L’autre jour, elle m’a…

 Heureusement, les cloches du palais coupèrent le jeune Vorodien dans son histoire.

  • Frék, la cloche ! Grouille-toi, Viv’ ! cria Jal.
  • A plus tard, Liz !
  • A demain, lança Liz pendant que les deux jeunes gens dévalaient l’escalier.

  Jal et Vivien entrèrent dans la grande cour quelques secondes après que la cloche eut terminé de sonner. La même foule était rassemblée, mais l’estrade avait été démontée. Jal se dressa sur la pointe des pieds pour essayer d’apercevoir Lidwine, mais impossible de déceler quoi que ce soit dans le carnaval bigarré. Les candidats furent appelés pour les épreuves éliminatoires. Il dut entrer dans le château, mais cette fois ne s’attarda pas dans le grand hall.

 Les dames en toge les dirigèrent vers des escaliers monumentaux que Jal gravit avec une certaine appréhension. Vivien serrait aussi convulsivement les mains en signe de stress. Une large salle s’ouvrit alors devant eux, meublée de pupitres et de chaises, dont certaines spécialement étudiées pour les centaures. Jal s’installa à la première qu’il trouva et Vivien lui adressa un clin d’œil encourageant avant de s’asseoir sur la plus proche.

 Lorsque tout le monde fut installé, les portes se refermèrent dans un claquement sonore. Jal attendit un moment sans comprendre, avant de voir des globes bleuâtres luisants descendre du plafond et s'arrêter à mi-hauteur, flottant au-dessus d'eux. Ils émettaient une faible lumière et, semblait-il un son, comme une note très basse tenue à l'infini.

Amplificateur de magie, comprit Jal. Ils doivent avoir vraiment du mal avec les mages manquants.

 Une voix résonna alors dans toute la salle, basse et monocorde :

  • Quel est votre nom ?
  • Jal Dernéant, répondit Jal.

 Il se rendit compte que le sort de magie extirpait la bonne réponse de son esprit sans lui laisser le temps d’élaborer quoi que ce soit, l'obligeant à livrer la vérité du tac au tac. Voilà à quoi servaient les sphères, à s'assurer que le sort atteigne tous les recoins de la salle.

  • Quel est votre peuple ?
  • Humain, Ranedamine.

 C’était assez étrange d’entendre les mille candidats répondre d’une même voix. Comment les mages enregistraient-ils les réponses ?... Il n’en avait aucune idée, mais il n’arrivait pas à y réfléchir plus que ça, sous l’effet du sort.

  • Passez-vous l’examen pour la première fois ?
  • Oui.
  • D’où venez-vous ?
  • D'Herzhir, près de Dernolune, en Ranedamine.
  • Quel âge avez-vous ?
  • Vingt-et-un ans.
  • Dans quelle académie avez-vous étudié ?
  • Aucune, j’ai appris avec mes parents.
  • Quel diplôme avez-vous obtenu ?
  • Aucun.
  • Quelles langues parlez-vous ?
  • Le ranedam, le lorin, le luc ancien, l’olaan et un peu de qadi.
  • D’autres personnes de votre famille sont-elles messagers de Lonn ?
  • Mon grand-père l’a été, et mon cousin Vivien Bertili passe l’examen en cours.

 Il jeta un œil à son cousin Vorodien à la table voisine.

  • Pourquoi souhaitez-vous devenir messager de Lonn ?
  • Pour rendre fier mon père, pour porter des messages importants, pour voyager partout dans le monde, pour être important, pour devenir riche et pour plaire à Lidwine.

 Il se surprit lui-même de cette dernière raison que, sous le coup du sort, il ne pouvait dissimuler.

  • Vous êtes fiancé ?
  • Non.

 Il fronça les sourcils. Pourquoi pareille question, vraiment ?

  • Avez-vous déjà voyagé auparavant ?
  • Oui. Je suis venu ici à Lonn depuis Herzhir à pied, seul, et j’ai déjà traversé en groupe la Ranedamine et la Vorodie.
  • Le royaume de Lonn vous remercie. Vous êtes à présent invités à placer vos mains sur la table devant vous et à suivre les instructions qui s’affichent sur le tableau de verre en face de vous.

 Le globe se rétracta vers le plafond et Jal cligna des yeux comme après un rêve éveillé, libéré de la puissance du sort de vérité.

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