Chapitre 7 -Lorsqu'ils eurent péché

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Elle me regardait. Je me sentis un peu penaud à l'idée de lui causer des soucis, alors je me plongeais dans la contemplation des tourbillons de mon potage fade. Cuisiner le vieux légume dans la remise n'avait pas été ma décision la plus sage… Mais l'odeur était correcte.

Une fois le repas fini, je me mis au travail. La journée se déroula sans que personne ne vienne me voir, pas même Norumi ou Aurea. De mon côté, je me forçais à ne pas peindre les visages tirés par la fatigue de mes camarades et ma professeure. À la place, je piochais dans ma mémoire une face quelconque, un marin buriné et à la mâchoire décalée. Je le fis passer par diverses émotions jusqu'à atteindre un point satisfaisant.

Je passai la journée à peindre, encore et encore, jusqu'à que mon bras crie de douleur. Mon épaule était tendue, mes yeux fatigués, ma langue sèche… Je m'étirais. Cela faisait longtemps que je n'avais pas ressenti cette fatigue.

— Wow ! T'as fait combien de tableaux ?

C'était Aliya. Elle avait toujours le don de jaillir près de vous quand vous ne vous y attendiez pas. Pourtant, je ne sursautai pas ; je lui montrai mes vingt tableaux terminés avec un geste fatigué. Elle siffla d'admiration.

— Hé ben, on peut pas dire que tu fais dans la demi-mesure ! J'arrive à peine à en faire trois en une journée.

— Ils ne sont pas satisfaisants, répliquai-je, honnête.

— Ah ?

— Je les trouve un peu fade. Peut-être était-ce la soupe ?

— La soupe ?

Elle me regardait d'un air confus quand Issam s'immisça dans la conversation.

— Notre petit génie n'a pas le don de la cuisine, semble-t-il. Ton truc sentait les pieds.

— Désolé…

— Sois pas si méchant, Issam ! Entre artistes, on doit se serrer les coudes.

— Entre artistes, on doit être impartiaux (il jeta un bref coup d’œil à mes tableaux, et grogna) Mouais… C'est pas ton jour, hein ?

— Non, approuvai-je

— Pas le mien non plus, semble-t-il (Aurea observait mes tableaux d'un œil critique) Tu peux faire beaucoup mieux. Qu'est-ce qui s'est passé ?

— J'ai…

Pouvais-je avouer que j'aurais préféré peindre leurs visages ? Il y avait très peu de peintres qui aimaient être des modèles, malheureusement…

—…mangé une mauvaise soupe.

Aurea écarquilla les yeux, laissant Aliya et Issam éclater de rire. Je la vis se renfrogner, puis elle pesta pour enfin dire :

— J'ai une idée pour le projet. Iss, Ali, vous pouvez… ?

— Déguerpir ? Ô, par pitié votre Grâce…

— Issam ! (Aliya lui donna un coup, en acquiesçant vers Aurea) On vous laisse.

Les deux s'éloignèrent, me laissant seule avec la Guile. J'étais, pour tout dire, intimidé ; je me souvenais d'elle enfant comme étant très mature et autoritaire, avec un goût pour le danger et l'aventure que je n'avais pu partager. Aujourd'hui, c'était presque une femme et son caractère avait peut-être mûri, mais sûrement pas changé.

— J'espère pour toi que tu as bien digéré ta soupe, parce qu'on va commencer tôt.

— Je t'écoute.

— Bien ; j'ai vu que tu as dessiné mon grand-père. Mais il n'y a pas que lui, n'est-ce pas ?

— Je…

— Pas de mensonges ! (elle me menaça du regard) Pas de mensonges entre nous ; je sais de quoi tu es capable, j'ai juste besoin de le vérifier.

—…d'accord. J'ai peint tous les membres du Spectre, le Blanc et le Noir en Prime. J'ai peint le Prisme…

— L'ancien Prisme.

—…ton père et ta mère, ainsi que…

— Que ?

Je lui lançais un regard entendu, et frémis quand elle remua sur sa chaise. D'un geste, la Guile rajusta ses cheveux puis s'éclaircit la gorge, les joues légèrement rosies.

— D'accord… Donc tu peux peindre n'importe qui tant que tu l'as déjà vu.

— À peu de chose près. Ce ne sont que des visages.

— Ce sera suffisant. Sinon, où sont ces tableaux ?

Je grimaçais

* * *

— Briseur.

— Ingénieur.

Ben-hadad et Kip se toisèrent un moment, leurs enfants respectifs tendus comme des piquets. Soudain, ils sourirent et firent une embrassade amicale, avant que Kip ne s'écarte pour dire :

— Par Orholam, ta barbe va rendre jaloux les atashiens !

— Je tenterais de la tailler pour éviter de leur faire affront (il se tourna vers Aurea) Ça fait longtemps que l'on ne s'est pas vu. Tu es devenu une belle jeune femme.

— Je vous remercie pour ce compliment. Je dois avouer que les années ont été bonnes avec vous.

— La langue des Guile, s'écria mon père en éclatant de rire, ses yeux pétillants. Je ne sais pas si c'est un compliment déguisé ou une pique habilement tournée.

— Si c'est vous, c'est un compliment !

Il sourit, puis se tourna vers moi. Il me prit par l'épaule et me tourna fièrement face à son ami.

— Tu te rappelles d'Horeb ?

Curieusement, le père Guile me dévisagea quelques instants d'un air insondable, presque pensif. Puis il sourit, et acquiesça.

— Comme si c'était hier ! J'avoue être surpris, il a poussé comme un roseau !

— Il tient ça de mon père, j'imagine… Bah ! Tu as le temps pour une tasse de kopi ?

— Volontiers ! (le Guile se tourna vers nous) On vous laisse avec votre peinture…

—…et nous avec vos conversation ronflantes de nostalgiques, répliqua Aurea dans un sourire. Merci !

Sans prévenir, elle me prit par la main et m'emmena jusqu'à mon atelier. Ce geste me surpris tellement que je ne résistai pas et me laissai aller. Elle se souvenait de l'ensemble de ma demeure ! À l'embrasure de l'atelier, elle me lâcha subitement la main. Je tentai de voir son visage dans l'instant, mais il était masqué par ses cheveux qui avaient volé dans notre course.

— C'est vraiment mal rangé, commenta Aurea.

— Je pensais me charger de ce détail après le Jour du Soleil, répondis-je avec lassitude.

Lorsque je mentionnai ce fameux jour, il me sembla la voir baisser la tête… C'est peut-être la soupe, me dis-je alors qu'elle se dirigeait vers le chevalet central, couvert d'un drap.

— C'est celui-ci ?

— Le tien ? Oui. Attends une seconde.

Je me précipitais vers les rideaux pour les tirer, plongeant la pièce dans une atmosphère de rougeoyantes mélopées. Une fois cela fait, je lui indiquai qu'elle pouvait soulever le drap. Elle le fit, et hoqueta.

Sa réaction me fit peur ; avait-elle été offensée ? Mais ce fut son regard qui m'indiqua à quel point son propre portrait la bouleversait. D'ailleurs, c'était la troisième personne qui voyait son propre portrait de ma main. La première était mon père, qui avait lâché un haussement de sourcils et un « merci » le soir venu, et Dazen Guile, l'ancien Prisme, qui m'avait stipulé qu'il n'était pas aussi beau que je le voyais moi.

— Pourquoi ce reflet ?

— Pardon ?

— Pourquoi ce reflet ? (Aurea avait répété sa question avec un air fasciné) Dans mes yeux. On dirait des miroirs !

Je regardai. Oui, ses yeux reflétaient nos visages à la manière d'un lac et de la lune. Comment avais-je réussi à faire cela ? L'infrarouge ne pourvoyait qu'une « chatoyance » à la couleur, mais pas de reflet… Et surtout, pourquoi un reflet ?

— Je l'ignore, avouai-je honnêtement.

Aurea me regarda quelques instants, avant de faire une moue pensive. Puis, elle secoua sa tête, et me demanda :

— Où est le tableau de pappoù… Heu, du Porteur de Lumière ?

Pappoù ? me dis-je en fouillant dans les caisses pour sortir la toile. J'enlevais le drap protecteur pour découvrir une merveille ; un visage exprimant une force immense malgré ses rides nombreuses, avec des yeux omnichromes. Le visage semblait rayonner de l'intérieur, et le petit rictus des Guile avait été incarné dans cet être d'exception. Même après tant d'années, j'étais toujours impressionné par ce portrait, avec l'impression dérangeante que c'était vraiment Andross Guile qui me dévisageait.

Je le présentai à ma camarade, qui ouvrit la bouche de stupéfaction.

— Il est… Ce n'est pas seulement beau, c'est presque réel ! (Aurea s'ébroua et observa le tableau dans son ensemble) Son corps est mal formé, et le décor à l'arrière est trop flou et incolore.

Blessé, je sus néanmoins que ses critiques étaient justes ; ma technique générale était déplorable. Elle me prit le tableau des mains.

— Mettre plus d'emphase sur la lumière… Le pouvoir ? « Il apporte la lumière », on n'a pas trop l'impression que c'est le cas ici… Son corps est trop biscornu, il faut qu'il soit miraculeux. Divin, je dirais !

— On commence quand ? demandais-je, impatient et affamé.

Aurea se tourna vers moi, et son sourire franc et heureux me fit comprendre à quel point elle aimait la peinture.

— Maintenant !

Nous nous attelèrent à la tâche la plus faramineuse de notre existence.

Tout d'abord, elle me montra son propre portrait du Porteur de Lumière, qui à mon avis était tellement bien réussi que le mien était pâle en comparaison… Pourtant, Aurea m'assura que le visage de son arrière-grand-père était tout sauf saisissant. Il lui manquait « l'étincelle » qui allumerait le feu de la toile. Cette étincelle que j'étais censé fournir.

Nous rassemblâmes nos pinceaux, nos rouleaux, nos chiffons, bouteilles, coupes, tubes et pots de peinture. Nous aiguisâmes fuseaux et crayons, rassemblèrent les poudres à mélanger. Nous lissâmes la grande toile, qui était si grande qu'il fallait un escabeau pour en atteindre le haut. Nous disposions tabourets pour entreposer notre matériel, et puis…

Nos âmes prirent le relais. Nos mains leurs messagères, nous faisions danser nos pinceaux sur le blanc d'Orholam. Je m'oubliais, petit à petit, à travers cette farandole de couleurs et m'attachait à la seule ancre présente dans cette tempête : Aurea. Je sus qu'elle faisait de même avec moi.

Au début, nous bataillâmes avec force et ardeur. Nos coeurs étaient opposés, nos opinions et nos visions divergeaient et s'entrechoquaient dans de violentes explosions chromatiques. Nous survolions le ciel bleu de nos pensées, pour plonger dans la terre verte de nos croyances. Là, le jaune de notre peur nous fit face, et nous le détruisîmes avec l'éclat rouge de notre ardeur juvénile.

Puis vint la chaleur du feu, qui menaça de nous engloutir. C'est pour cela que nous le plongeâmes dans l'orange de nos songes, qui coula et s'enroula dans nos mains pour faire scintiller l'utraviolet de nos secrets, de nos espoirs inavoués.

Deux autres couleurs vinrent à nous. L'une plus légère que le poids de l'absence, l'une plus lourde que la dégénérescence. Elles s'entrechoquèrent en béliers dérangés, complètement hors de contrôle. Nous les séparèrent avec l'amour du blanc, la haine du noir.

Les traits se brisèrent, puis se reformèrent. Notre vision se brouilla, pour déformer l'espace environnant. Les étoiles clignotèrent en s'approchant à grande vitesse, passant tels des rubans de lumière à nos côtés. Nous nous écrasâmes sur des mondes inconnus, aux formes innommables pour les uns et émouvantes pour les autres. Des visages. Des innombrables perdus qui nous regardèrent avec étonnement, le temps d'un battement de cil, avant que nous disparaissions dans la lumière.

Au bout d'un moment, je sentis que l'on convergeait quelque part. Surpris, je compris que moi et Aurea étions devenus indissociables, coincés dans une bulle de causalité. La convergence s'intensifia, se fit si grande qu'elle en devint attraction. Des regards de feu nous suivirent, mais ne purent nous enchaîner assez longtemps pour que leurs traits soient nets. Nous repartîmes aussitôt, plus loin, plus haut.

Au-delà des étoiles et du vent cosmique, derrière le voile sombre de la mer de nuit calme et ensommeillée, là, la vraie lumière. Absolue. Unique. Indivisible et Implacable. C'était Lui. Le père des père, la mère des mères, l'esclave des esclaves. Le roi de tous les rois. Ne me contrôlant qu'à moitié, je tentai d'arrêter notre main à tous les deux, mais Aurea était complètement subjuguée par la beauté ; aveuglée par l'ensemble de sa grandeur, elle ne pouvait distinguer le visage courroucé qui allait nous bannir de ce monde.

Elle Le peint. Et je hurlais tandis que mon âme s'enflammait. Pardonne-moi, pleurait un enfant prostré dans le souvenir noir de la solitude. Je ne voulais pas, pleura un enfant dans le souvenir sombre dénué de chaleur maternelle. J'ai pêché, pleurera le jeune homme qui avait peint l'absolu.

Le souffle qui s'ensuivit nous éjecta jusqu'à notre réalité ; je tombais à la renverse, tandis qu'Aurea trébuchait. Mes yeux sifflaient, projetant de la vapeur. Je tentai de les couvrir avec mes mains, mais me brûlai. Je pris un chiffon mouillé et le plaqua contre mon visage. Un pschiiit sonore retentit, en canon avec un second. Ma camarade avait subi le même sort.

Le phénomène ne dura qu'une seconde, avant que nos yeux redeviennent normaux. Je bafouais des prières de pardon, essoufflé, le cœur battant à la chamade. Aurea pestait des injures bien pires que tout ce qui se trouvaient derrière les portes de Sombre-Éternité. Soudain, elle éclata de rire.

— On y a échappé belle !

— « Échappé belle » ? (pour la toute première fois, il était en colère contre elle) Nous avons pêché, Aurea !

— Tu es trop mignon quand tu te mets en colère, pouffa-t-elle, semi-hilare.

— Ne change pas de sujet ! m'empourprai-je de honte.

Je remarquai que j'étais toujours allongé sur le sol. Je me relevai, m’épousseta, et…

Oh.

Là, pour sûr, j'étais incapable de bouger. Le tableau représentait une jungle luxuriante, avec au loin une cité d'or blanc qui s'élevait sur une montagne, sur le fond de la toile. Au premier plan, on pouvait distinguer une caverne, si noire qu'elle semblait aspirer la lumière. Mais, au centre de l'entrée, il y avait une ombre blanche, une silhouette d'ivoire qui se détachait pour une clarté presque réelle. Pourtant, son visage était visible, et invisible à la fois. Aux traits de tonnerre divins. Aux cheveux de pluie du matin, yeux d'orage lointains.

— Pas d'orange, ni d'infrarouge.

Je me tournai vers Aurea ; elle observait le tableau avec concentration. Je compris qu'elle utilisait sa volonté pour détecter d'éventuelles traces de luxine. Mais il n'y avait rien, à part une sorte de résistance étrange, aux senteurs de miel et de lilas. Et une légère odeur de… chair putréfiée ?

— Qui est-ce ? demandai-je en montrant la toile.

— Pas mon arrière-grand-père, en tout cas. Pourtant, j'ai l'impression que c'est le Porteur de Lumière !

— C'est quoi ce bordel ?

Nous nous retournâmes ; un homme grand et gros, aux cheveux blonds bouclés et au teint plus blanc qu'un atashien, imberbe et à l'air agacé. Ses yeux bleus étaient plus glacés que la luxine elle-même.

— Vous avez intérêt à m'expliquer pourquoi je me retrouve ici. Oh ! (il se pencha en avant, la main devant la bouche) J'aurais pas imaginé que le voyage me rendrait autant malade… Vous avez du café, par chez vous ?

Je regardai Aurea en pensant très fort : « Dans quelle galère s'est on fourré ? ».

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